L e 3 octobre dernier, j’ai assisté à une conférence-débat sur le « coût du capital », dans une salle de la Maison des sciences économiques, à Paris. Elle était organisée par les « économistes atterrés », un collectif d’économistes de gauche. Une quarantaine de personnes y a participé : des jeunes, des vieux, des syndicalistes, des patrons, des curieux et des militants de gauche.
L’objectif de cette réunion était de présenter les grandes lignes d’une étude de 140 pages sur le « coût du capital » publiée par des économistes atterrés, à la demande de la CGT. On en voit tout de suite l’intérêt politique, pour la CGT : il s’agit de répondre à la propagande patronale sur le coût du travail (qui serait trop « trop élevé »). Et si, au lieu de baisser le « coût du travail », on baissait le coût du capital ? Telle est évidemment la conclusion à laquelle ce débat veut mener. D’ailleurs, le PCF et la CGT lancent actuellement une grande campagne nationale pour dénoncer ce coût du capital.
La réunion s’est ouverte sur un exposé de Laurent Cordonnier, économiste atterré et professeur à l’Université de Lille 1. Il a commencé par décomposer les richesses créées par les travailleurs en plusieurs catégories, puis s’est concentré sur cette partie des richesses créées qui ne revient pas (sous forme de salaire ou autre) aux salariés : le profit. C’est alors qu’il a fait intervenir la notion de « surcoût du capital », qu’il a qualifié de « pure rente », par opposition aux profits « légitimes » car nécessaires au bon « fonctionnement de la machine économique ». Il a expliqué : « l’essentiel de notre effort conceptuel consiste à essayer de séparer le bon grain de l’ivraie. Qu’est-ce qui est légitime, dans le coût financier – et qu’est-ce qui ne l’est pas ? »
Dans les limites de cet article, nous ne pouvons pas discuter le détail de la réponse apportée par Laurent Cordonnier à sa propre question. Nous y reviendrons ailleurs. Relevons juste cette curiosité : il range dans le « coût légitime » du capital une certaine quantité de profits – déterminée on ne sait trop comment – censée « couvrir » ce qu’il appelle le « risque entrepreneurial » que prennent les capitalistes. Or, la crise actuelle a bien montré que pour les grandes multinationales qui dominent l’économie, ce risque n’existe pas. Après avoir engrangé des profits colossaux sur le dos de leurs salariés, les grandes multinationales menacées de faillite ont été massivement renflouées à partir des caisses des Etats, c’est-à-dire avec l’argent des impôts ! Et leurs patrons et gros actionnaires ont continué de se rémunérer grassement. Où est le risque ?
Toujours est-il que Laurent Cordonnier parvient au résultat suivant, chiffres à l’appui : de nos jours, en moyenne, le « surcoût du capital, qui n’est pas justifié ou justifiable pour des raisons économiques, représente 50 à 60 % du “vrai coût du capital” ». Autrement dit : les patrons empocheraient « illégitimement » des milliards d’euros, chaque année. Et les théoriciens réformistes de conclure que c’est au « surcoût du capital » qu’il faut s’attaquer. Il faut le ponctionner pour financer des emplois, de meilleurs salaires, des services publics, etc.
L’approche marxiste
Les idées que nous venons de résumer ne sont pas nouvelles. Il s’agit simplement d’une reformulation, moyennant quelques innovations terminologiques, de la vieille idée réformiste selon laquelle il faudrait « rééquilibrer » la répartition des richesses créées entre salaires et profits – au détriment de ces derniers. Moins de profits, plus de salaires, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Comme communistes, nous sommes évidemment favorables à la ponction du capital au profit du travail. Marx expliquait que sous le capitalisme, la lutte des classes se ramène, en dernière analyse, à la lutte pour la répartition – entre salariés et capitalistes – des richesses créées par les travailleurs. Toute augmentation des salaires est une baisse équivalente des profits, et réciproquement. Et bien sûr, les communistes doivent être à l’avant-garde de la lutte pour défendre les conditions de vie des salariés sous le capitalisme.
Mais parler d’un profit « illégitime », comme l’a fait Laurent Cordonnier, c’est en postuler un qui serait « légitime ». Légitime au regard de quoi ? Au regard du « bon fonctionnement de l’économie », nous a expliqué l’orateur. Nous ne sommes pas d’accord. Car contrairement à ce que s’imaginent les réformistes, il n’existe pas, sous le capitalisme, d’équilibre « juste » ou « légitime » entre travail et capital, grâce auquel l’économie se développerait harmonieusement et où tout le monde trouverait son compte, les capitalistes comme les travailleurs. En effet, les causes fondamentales des crises du capitalisme ne résident pas dans une « mauvaise » répartition des richesses entre travail et capital mais, comme Marx l’a démontré, dans les mécanismes fondamentaux du système capitaliste lui-même. Ils aboutissent, comme aujourd’hui, à des crises de surproduction aux conséquences économiques et sociales catastrophiques. Par ailleurs, ces mécanismes déterminent aussi, dans une large mesure, la répartition des richesses entre travail et capital. Sous le capitalisme, la lutte des classes ne peut au mieux que corriger cette répartition.
De notre point de vue de classe, le système capitaliste n’est pas « légitime », car son maintien est incompatible avec le progrès social. En conséquence, il n’y a pas non plus de profits « légitimes ». Tout profit est extorqué – plus ou moins brutalement – de la force de travail des salariés. Or cette économie de l’exploitation et de la course aux profits, qui repose sur la propriété privée des grands moyens de production, est désormais incapable de faire avancer la société. Elle exige même la destruction de toutes les conquêtes sociales du passé. D’où le programme marxiste d’une expropriation du grand capitalpar les salariés eux-mêmes. Notre objectif ne doit pas se limiter à baisser le « coût du capital » au profit du travail, mais viser la suppression de la contradiction entre capital et travail en plaçant les moyens de production sous le contrôle démocratique des salariés – qui créent toutes les richesses.