Le débat sur la dette publique domine la scène politique française et européenne. Il ne s’agit pas là d’une question académique, mais bien politique et sociale, car elle détermine la manière dont la classe capitaliste de l’Union Européenne instaure, par l’action de la BCE et des gouvernements des Etats membres, une politique visant à faire payer la crise et porter le poids de cette dette aux travailleurs – une politique d’austérité.
La dette d’un système en crise
La vérité est que la dette publique ne nous appartient pas et n’est pas remboursable. Elle est l’œuvre du capital privé, pour lequel la dette publique est source de profit privé, raison pour laquelle la dette existe et, sous ce système, continuera d’exister. L’Etat est donc appelé à garantir les marges de profits du capital, par le biais direct des marchés publics, des grands chantiers ou de l’industrie militaire. Mais aussi comme débiteur, prêt à garantir des intérêts qui rémunèrent la finance. Le « marché de la dette » révèle donc le paradoxe de la crise du marché en général et de la manière dont le capitalisme est entré dans sa phase sénile : la « libre initiative privée », tant glorifiée, ne vit pas de sa propre initiative ! Et pourtant, les mêmes capitalistes et leurs relais médiatiques glosent sur le gaspillage public : trop de soins, trop d’éducation, trop de repos ! Aucune ressource publique ne doit être gaspillée pour garantir l’existence de l’aventurier de la Bourse ou de l’usurier bancaire.
Ainsi cette dette n’est pas la nôtre, mais celle d’une poignée de parasites qui sont les véritables donneurs d’ordre dans notre société. Elle n’est pas plus « remboursable » ; de fait, ce n’est pas le véritable objet des discussions des institutions financières, qui s’évertuent plutôt à inventer des plans garantissant que les Etats continuent à financer leur dette, en payant des intérêts. Aucun Etat européen sous la coupe des plans d’austérité n’est à même de rembourser les sommes astronomiques de leurs dettes publiques. L’exemple français est significatif : quand d’un côté Sarkozy ou Hollande peinent à dégager entre 30 et 40 milliards de coupes budgétaires sur une année, de l’autre la France continue d’emprunter 170 milliards par an aux marchés, pour une dette d’un montant total de plus de 1800 milliards fin 2012.
Une dette « illégitime » ?
La « crise de la dette » soumet les travailleurs à une pression sans précédent, avec son cortège de licenciements, de coupes budgétaires, de destruction des droits les plus élémentaires. De la même manière, elle met aussi à l’épreuve les programmes de toutes les forces syndicales et politiques de la gauche. Les capitalistes disent : « la dette doit être remboursée, coûte que coûte, grâce à des décennies d’austérité », à quoi les dirigeants réformistes répondent : « oui, la dette doit être remboursée, mais son poids doit être distribué de manière égale entre les différentes classes sociales ». Mais une fois au pouvoir, ils finissent toujours par se soumettre à leurs exigences, de la Grèce à la France.
Il existe une troisième position, à gauche : « ne pas rembourser la dette ». C’est la nôtre. Mais il existe plusieurs interprétations de ce mot d’ordre. La version qui domine les débats affirme que l’on devrait organiser un « audit » de la dette, pour comprendre quelle part de celle-ci est « légitime » et doit être remboursée – et quelle part est « illégitime » et donc à ne pas rembourser. Un tel raisonnement se conjugue souvent avec l’idée d’une réforme de la BCE, qui devrait imprimer de la monnaie pour souscrire les dettes publiques. C’est notamment la position des économistes du PCF et du PG.
Les mêmes distinguent souvent l’« économie réelle » et « la finance », et dans celle-ci la finance légitime et illégitime. Ce faisant, ils participent à l’illusion d’un possible « capitalisme vertueux ». A l’origine de cette erreur se trouve une analyse erronée de la crise et de la nature même du capitalisme. L’opposition entre secteur financier et secteur industriel de l’économie n’est qu’une mystification du capitalisme. En dernière analyse, dans l’économie capitaliste, la séparation entre argent et marchandise entraine la possibilité d’une part d’invendus. En ce sens, toute crise est au fond une crise de surproduction.
La conséquence d’une crise de surproduction
La question de la dette s’est imposée dans l’espace public au moment de l’explosion de la bulle financière en 2008. Le renflouement des banques privées par l’argent public constitue l’élément déclencheur de cette chaine de l’austérité, mais non la cause originelle. Le problème est d’expliquer pourquoi depuis les années 80 la dette publique croît dans tous les pays. C’est là le nœud du problème.
La crise a en effet provoqué une augmentation rapide de la dette publique, la tendance générale à la croissance de la dette lui préexistait. L’économie bourgeoise n’a pas d’explication à cela, le marxisme oui. Le problème est très simple : le capitalisme dans son ensemble est toujours moins productif. Les profits proviennent du travail non rétribué des travailleurs (la plus-value) ; par ailleurs, pour soutenir la compétition mondiale, les capitalistes substituent la main-d’œuvre avec des machines ; résultat : plus une économie capitaliste se développe, moins les profits proviennent de la production réelle – même si l’innovation technique atténue cette tendance. La « financiarisation » n’est qu’un faux recours, une échappatoire aussi provisoire qu’inutile pour éviter cette contradiction fondamentale du système. Les dettes découlent de la surproduction. Le capitalisme est destiné à se noyer dans les dettes.
Le non-paiement de la dette : une lutte politique pour le pouvoir
Faisant abstraction de ce lien organique entre finance et production, les réformistes de gauche professent l’idée d’un possible bien-fondé de la dette, à condition que celle-ci soit « mise au service de l’économie réelle ». C’est le schéma keynésien qui voudrait que le « rôle originel des banques » (l’investissement) ait été « dévoyé » à la fin des années 70, suite à la prise de pouvoir politique et économique des « néo-libéraux ». Cette vision ignore les rapports de classe. La reconstruction d’après-guerre nécessitait le recours à l’intervention publique, suite à l’immense destruction de capitaux lors de la crise de 29 et la guerre. Mais avec les crises des années 70, le taux de profit retombant au plus bas, un changement de politique s’est avéré nécessaire pour le capital. Les conquêtes sociales sont devenues organiquement insupportables au capitalisme, qui a imposé restructurations industrielles et déflation salariale –, et ce, grâce aux nouveaux rapports de classe, favorables au capital après les importantes défaites ouvrières partout dans le monde, fin des années 70 et début des années 80.
Il n’y a pas de solution « technique » acceptable pour le capitalisme, qui obéit à une logique qui lui est propre. « Renégociation de la dette », « défaut concordé », « droit à l’insolubilité », « BCE démocratisée »… : autant de fausses solutions qui passent à côté de la question centrale : quelle classe sociale devrait gérer un tel processus qui va à l’encontre même des intérêts de la bourgeoisie ? On comprend bien qu’il s’agit là d’une lutte politique pour le pouvoir, à laquelle les organisations des travailleurs sont appelées à répondre par un programme et une stratégie de lutte à la hauteur de la plus grave crise de l’histoire.
L’annulation de la dette, par ses implications révolutionnaires, est un mot d’ordre qu’il faut articuler à une perspective générale de transformation socialiste de la société. Ne pas reconnaitre la dette publique (exception faite de la tutelle de l’épargne des travailleurs, des retraités, etc.) implique immédiatement la nécessité de nationaliser les banques et organismes financiers, avec comme objectif de prendre en main un levier décisif pour gérer l’ensemble de l’économie. Mais on ne peut se limiter aux banques. L’intérêt public exige également de nationaliser, sous le contrôle des salariés, les grands groupes industriels et commerciaux, la propriété foncière, tous les grands moyens de production et d’échanges. Or de tels objectifs impliquent non pas la gestion « technique » d’une faillite, mais la lutte des travailleurs pour le pouvoir politique.