Le 22 juin dernier, une réunion sur la pensée de Lénine s’est tenue au siège national du PCF, à l’initiative d’Espaces Marx. Le professeur de philosophie Jean Salem, communiste, fils d’Henri Alleg [1], introduisait le débat à partir de son livre : Lénine et la révolution. Plus de 100 personnes ont rempli la salle. L’exposé était vivant et le public attentif.
Salem a commencé par souligner que Lénine est aujourd’hui traité en « chien crevé » de la pensée politique. L’expression – autrefois réservée à Spinoza, puis Hegel – n’est pas trop forte. La classe dirigeante et ses intellectuels détestent le dirigeant de la révolution russe. C’est dans l’ordre des choses. Mais Lénine est aussi négligé, voire méprisé, dans les sommets du mouvement ouvrier, y compris dans les sphères dirigeantes du PCF. Cédant aux pressions de l’« opinion » (bourgeoise), qui met Lénine et Staline dans le même sac « totalitaire », les dirigeants du parti n’encouragent pas sa lecture. Comme l’a rappelé Jean Salem, trop de gens affichent un « sourire ironique » à la seule évocation du nom de Lénine (qui est souvent tout ce qu’ils en connaissent). Et pourtant, les 50 volumes de ses œuvres constituent un immense trésor théorique. Les communistes peuvent y puiser des idées d’une très grande actualité, comme l’a rappelé Jean Salem, qui nous exhorte à « lire et relire Lénine, pour préparer l’avenir ».
Rentrant dans le vif du sujet, Jean Salem a souligné que selon Marx et Lénine, la lutte des classes est une « guerre ». Non pas que le sang doive nécessairement couler. Mais Lénine, comme Marx, a vigoureusement combattu le « crétinisme parlementaire », le « démocratisme » béat et toutes les variétés d’illusions réformistes. Bien sûr, les révolutionnaires ne renoncent pas, sous le capitalisme, à la lutte pour des réformes progressistes ou des droits démocratiques. Ils sont même aux avant-postes de cette lutte, qu’ils cherchent à pousser aussi loin que possible. Mais elle n’est pas une fin en soi. Elle doit être un « levier pour la lutte révolutionnaire », explique Salem. Les réformes et les droits démocratiques arrachés à la bourgeoisie font partie d’une lutte générale pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Quant à la violence, elle est d’abord le fait de la classe dirigeante, qui n’a pas hésité à égorger le mouvement ouvrier à de nombreuses reprises (Commune de Paris, fascisme, Chili, Indonésie, guerres impérialistes, etc.)
La « guerre » s’entend ici dans plusieurs sens. Par exemple, la lutte des classes n’est pas et ne doit pas être l’affaire de mouvements « spontanés ». Il y a toujours une forme d’organisation, fut-elle embryonnaire, dans tout mouvement de masse. Et cette organisation, dès lors qu’elle repose sur des idées et un programme corrects, est la clé du succès. « Le rôle du parti est déterminant », a rappelé Jean Salem. Ce ne doit pas être un « club de discussion », mais une organisation disciplinée, à l’image d’une armée. Mais la discipline du parti ne repose pas sur la peur du chef. C’est une disciplinevolontaire tendue vers l’objectif révolutionnaire.
Jean Salem a souligné que pour Lénine, le parti révolutionnaire a pour tâche de « fournir, à chaque étape de la lutte, un mot d’ordre adapté à la situation et aux possibilités qu’elle dessine », de façon à faire avancer les mouvement des masses vers la conquête du pouvoir. De nos jours, la notion de parti d’« avant-garde » est souvent décriée, y compris au sein du PCF. Il est vrai que par le passé, les dirigeants staliniens en concluaient que la parti avait « toujours raison » – et le militant sceptique toujours tort. Mais il n’empêche qu’un Parti Communiste doit jouer un rôle d’« avant-garde » au sens où l’entend Lénine : dessiner des perspectives, éclairer la lutte, la pousser aussi loin que possible, prévenir des dangers, déjouer les pièges de l’adversaire, formuler des mots d’ordre correspondant à chaque étape concrète, etc. Un Parti Communiste qui renonce à cette tâche (sous prétexte, par exemple, de respecter la soi-disant « indépendance syndicale ») renonce à assumer son rôle de pédagogue, d’éclaireur et d’organisateur. Lénine a systématiquement lutté contre les préjugés sur « l’indépendance syndicale », qui profitent toujours aux dirigeants réformistes.
Jean Salem a abordé bien d’autres aspects de la pensée de Lénine : sur l’internationalisme, sur la nature de l’Etat capitaliste, etc. Nous n’étions pas d’accord avec certaines de ses formulations, en particulier sur le phénomène du stalinisme. Il est vrai qu’il n’a fait qu’aborder rapidement cette question. Mais à notre avis, il ne l’a pas éclairée. Par exemple, l’un des intervenants lui a demandé comment il se faisait que l’Etat soviétique s’était développé, au lieu de « s’éteindre », selon la formule que Lénine reprend à Engels, dans L’Etat et la révolution. C’est une excellente question. Salem a répondu que Lénine n’avait nulle part affirmé que l’Etat ouvrier devrait disparaître « en six mois ». Par ailleurs, l’URSS faisait face à des « conflits intérieurs et extérieurs », a-t-il expliqué. On ne peut pas se satisfaire de cette réponse. D’une part, on ne parle pas de six mois mais de 70 ans, au cours desquels les « conflits intérieurs » étaient censés être dissous dans le « socialisme réel ». D’autre part, non seulement l’Etat soviétique ne s’est pas « éteint », mais il s’est massivement développé et a pris la forme d’une monstrueuse dictature bureaucratique. Les dirigeants du PCUS ont même fini par restaurer le capitalisme pour leur propre compte.
L’explication de cette contradiction entre les idées de L’Etat et la révolution et le développement réel de l’Etat soviétique, Lénine ne pouvait qu’en poser les bases générales. Mort en janvier 1924, il n’a pu analyser que les premiers symptômes importants de la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. C’est à Trotsky qu’on doit la meilleure analyse scientifique du stalinisme, qu’il a combattu jusqu’à son assassinat en 1940 par un agent de Staline. Dans les années 30, Trotsky caractérisait l’URSS comme un « Etat ouvrier déformé », dans lequel une caste bureaucratique reposant sur la nationalisation des moyens de production dirige la société, réprime l’expression démocratique des travailleurs et s’accorde au passage toutes sortes de privilèges. Les causes fondamentales de cette dégénérescence de la démocratie soviétique étaient l’arriération économique et culturelle de la Russie tsariste et l’isolement de la révolution russe, en particulier après la défaite des révolutions allemande et chinoise. Au début des années 30, Trotsky expliquait qu’en l’absence d’une révolution balayant le bureaucratisme et restaurant la démocratie soviétique, la caste dirigeante finirait par restaurer le capitalisme en Russie. C’est ce qui s’est produit 60 ans plus tard.
La Riposte se base fermement sur les idées de Lénine. Trotsky lui-même revendiquait pour ses camarades le titre de « bolcheviks-léninistes ». Ce sont les idées staliniennes, sous l’étiquette mensongère du « marxisme-léninisme », qui constituaient une rupture complète avec Lénine et toute la tradition théorique du marxisme. Cette tradition, Jean Salem en a rappelé certaines idées fondamentales. C’est une initiative à renouveler dans tout le parti.
[1] Communiste algérien, Henri Alleg dirigea le quotidien Alger républicain à partir de 1951. Arrêté en 1957 par des militaires français, il témoigna dans La Question de la torture dont il fut l’objet. A sa sortie en France, en 1958, ce livre fut saisi par les autorités.