Chapitre 4 - La naissance du christianisme
La naissance du christianisme est l’un des phénomènes les plus extraordinaires de l’histoire. Elle s’est produite à une époque de bouleversements liés à la dissolution de la société esclavagiste. Les vieilles formes de la morale, de la philosophie et de la religion étaient en crise. Le déclin de l’Empire romain constituait un terrain fertile pour la propagation des idées mystiques. C’est ce qui explique, en partie, la rapide diffusion de nouvelles religions venues d’Orient. L’ancienne religion et l’ancienne morale représentaient un monde qui avait épuisé son potentiel.
Les temples restaient vides ; la population cherchait une religion offrant une consolation à ses interminables souffrances, ainsi qu’une perspective de salut. Dans ce contexte, l’idée d’un Sauveur, d’un Rédempteur, exerçait une force d’attraction évidente. Le seul véritable espoir d’un renversement révolutionnaire de l’esclavage aurait résidé dans une alliance des esclaves et du prolétariat romain – cette masse des citoyens libres, mais sans propriété. Cependant, contrairement à la classe ouvrière moderne, le prolétariat romain était une classe non productive, une classe parasitaire qui vivait aux dépens de l’Etat. La véritable classe productive était la masse des esclaves, sur le dos desquels reposait l’ensemble de l’édifice oppressif.
Dans son Dix-huit Brumaire, Karl Marx cite la phrase de Sismondi : « Le prolétariat romain vivait aux dépens de la société, tandis que la société moderne vit aux dépens du prolétariat. » Considéré du point de vue de sa psychologie, le prolétariat romain ressemblait aux Blancs pauvres du sud des Etats-Unis à l’époque de la Guerre civile (1861-65). Même s’ils étaient au plus bas de l’échelle sociale, même s’ils étaient considérés par les riches propriétaires d’esclaves comme de l’« ordure blanche », ils se sont rangés du côté des propriétaires, contre les esclaves. De même, les nombreux soulèvements d’esclaves qui ont marqué la fin de la République romaine se sont inévitablement soldés par une défaite, en dépit de quelques victoires spectaculaires sous la direction du grand chef révolutionnaire Spartacus.
Les premiers chrétiens
Les premiers chrétiens constituaient un mouvement révolutionnaire basé dans les couches pauvres et opprimées de la société. La nature de classe du christianisme primitif se reflète bien dans le Nouveau Testament. Les Actes des Apôtres montrent que les premiers chrétiens croyaient en l’égalité. La communion des croyants s’exprimait sous la forme d’un communisme primitif.
Tous ceux qui rejoignaient cette communion devaient d’abord renoncer à tous leurs biens matériels. Tertullien (vers 155-220 après J.-C.) écrivait : « ... nous usons en frères de notre patrimoine, qui chez vous brise généralement la fraternité. Ainsi donc, étroitement unis par l’esprit et par l’âme, nous n’hésitons pas à partager nos biens avec les autres. Tout sert à l’usage commun parmi nous, excepté nos épouses. Nous rompons la communauté là précisément où les autres hommes la pratiquent » (Apologétique).
John Allegro note pour sa part : « L’Eglise primitive observait aussi une forme de communisme. Elle était en conflit avec le judaïsme établi et représenté par le culte de Jérusalem. Elle pratiquait une sorte de repas rituel, baptisait ses initiés et accordait une attention particulière aux enseignements des prophètes bibliques, dont chaque parole était considérée comme offrant un aperçu de l’avenir de l’humanité » (The Dead Sea Scrolls and the Christian Myth, p.4).
Les premiers chrétiens étaient convaincus que la profonde crise de la société annonçait la fin imminente du monde, la seconde venue du Christ et l’arrivée de la Jérusalem Nouvelle. Pour eux, il ne s’agissait pas d’un royaume dans les nuées, mais du royaume – bien réel – de Dieu sur terre. Ils étaient engagés dans une lutte implacable contre l’ordre existant, que l’Apocalypse – le plus ancien et le plus authentique des textes chrétiens conservés – décrit comme la « prostituée de Babylone ». Ils adoptaient une position révolutionnaire fière et obstinée.
Se refusant à renier leur foi, ils restaient inébranlables face aux juges païens et embrassaient volontiers le martyre. Ils étaient persuadés de leur victoire finale. Ils attendaient avec impatience le retour imminent du Christ et le royaume de mille ans qu’il devait inaugurer.
A l’origine, le christianisme était une secte juive. C’est Paul qui a développé l’idée de convertir les non-juifs, en éliminant ce qui constituait pour eux de sérieux obstacles : la circoncision et les interdits alimentaires. Cette idée s’est révélée extrêmement fructueuse.
Friedrich Engels explique : « Parmi quelles couches sociales les premiers chrétiens se recrutèrent-ils ? Principalement parmi les “laborieux et accablés” appartenant aux plus basses couches du peuple, ainsi qu’il convient à un élément révolutionnaire. Et de qui ces couches se composaient-elles ? Dans les villes, d’hommes libres déchus – de toute espèce de gens, semblables aux petits Blancs des Etats esclavagistes du sud, aux aventuriers et aux vagabonds européens des villes maritimes coloniales et chinoises ; ensuite, d’affranchis et surtout d’esclaves ; sur les latifundia d’Italie, de Sicile et d’Afrique, d’esclaves ; dans les districts ruraux des provinces, de petits paysans, de plus en plus asservis par les dettes. Une voie commune d’émancipation pour tant d’éléments divers n’existait pas. Pour tous, le Paradis perdu était derrière eux ; pour l’homme libre déchu, la polis, à la fois cité et Etat, de laquelle ses ancêtres avaient autrefois été les libres citoyens ; pour les prisonniers de guerre, esclaves, l’ère de la liberté, avant l’assujettissement et la captivité ; pour le petit paysan, la société gentilice et la communauté du sol anéanties. Tout cela, la main de fer du Romain conquérant l’avait jeté à bas. (…)
« Le poids des impôts et le besoin d’argent qui en résultaient dans les régions à l’économie purement ou principalement naturelle, achevaient la ruine des paysans, introduisaient une grande disproportion dans les fortunes, enrichissaient les riches et appauvrissaient tout à fait les pauvres. Et toute résistance des petites tribus isolées, ou des villes, à la gigantesque puissance de Rome, était désespérée. Quel remède à cela, quel refuge pour les asservis, les opprimés, les appauvris, quelle issue commune pour ces groupes humains divers, aux intérêts disparates ou opposés ? Il fallait bien, pourtant, en trouver une si l’on voulait qu’un grand mouvement révolutionnaire les embrassât tous.
« Cette issue se trouva ; mais non pas dans ce monde. Et, en l’état des choses d’alors, seule la religion pouvait l’offrir. Un Nouveau Monde s’ouvrit. L’existence de l’âme après la mort corporelle était petit à petit devenue un article de foi généralement reconnu dans le monde romain. De plus, des sortes de peines et de récompenses pour les trépassés, suivant les actions commises de leur vivant, étaient partout de plus en plus admises. Pour les récompenses, à la vérité, cela sonna un peu creux ; l’antiquité était trop matérialiste pour ne pas attacher infiniment plus de prix à la vie réelle qu’à la vie dans le royaume des ombres ; chez les Grecs l’immortalité passait plutôt pour un malheur. Advint le christianisme, qui prit au sérieux les peines et les récompenses dans l’autre monde, qui créa le Ciel et l’Enfer ; et voilà trouvée la voie pour conduire les laborieux et les accablés de cette vallée de larmes au Paradis éternel. En fait, il fallait l’espoir d’une récompense dans l’au-delà pour arriver à transformer le renoncement au monde et l’ascétisme stoïcien-philonien en un principe éthique fondamental d’une nouvelle religion universelle capable d’entraîner les masses opprimées. » (Contributions à l’histoire du christianisme primitif, III).
L’Eglise avait un attrait évident : dans une époque pleine de troubles et d’angoisse, elle offrait à chaque individu l’espoir du salut et la promesse d’une vie après la mort. Par contraste, les anciens dieux semblaient froids et distants. Mais lorsque la nouvelle religion sortit de son contexte juif originel, elle fut malmenée et transformée jusqu’à la rendre méconnaissable. Cela donna lieu à de nouvelles contradictions : bien que la nouvelle religion eût trouvé ses premiers adeptes les plus enthousiastes parmi les éléments les plus opprimés et marginalisés de la société (esclaves et femmes), elle attira progressivement l’attention d’une partie des classes éduquées et privilégiées, qui étaient de plus en plus aliénées par le vide spirituel d’une société décadente. Au bout d’un certain temps, l’Eglise primitive modifia et normalisa ses dogmes pour s’adapter à sa nouvelle position dans la société.
Toutes les tentatives d’écraser le mouvement chrétien par la répression d’Etat échouèrent : malgré la persécution la plus féroce, les chrétiens trouvaient un soutien massif. Aussi, la classe dirigeante fit ce qu’elle fait toujours en de telles circonstances. Si elles ne peuvent vaincre un mouvement par la force, les classes dominantes ont recours à la ruse : elles corrompent les dirigeants. Constantin (272-337 après J.-C.), qui était un cynique, prit acte du fait que les chrétiens ne pouvaient être écrasés par la seule répression, et jugea que la meilleure tactique était de les neutraliser en soudoyant leurs dirigeants, les évêques, et en les cooptant.
Entre 100 et 300 après J.-C., environ, on assiste à une consolidation progressive du pouvoir des évêques, c’est-à-dire à la cristallisation d’une strate bureaucratique privilégiée. Peu à peu, l’Eglise chrétienne se dota d’un appareil bureaucratique qui fusionna avec l’Etat romain.
A l’origine, les évêques étaient des trésoriers. Ils ont commencé à concentrer entre leurs mains des richesses et une autorité considérables. Dans une note de sa monumentale Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, l’historien anglais Edward Gibbon écrit : « J’ai quelque part entendu ou lu la franche confession d’un abbé bénédictin : “Mon vœu de pauvreté m’a donné cent mille couronnes par an ; mon vœu d’obéissance m’a élevé au rang de prince souverain.” » Avec l’ironie qui le caractérise, Gibbon se demande à quels excès ses vœux de chasteté ont conduit l’abbé.
Constantin
Lorsque la nouvelle religion fut finalement reconnue par l’empereur Constantin, elle se transforma en son contraire. De mouvement révolutionnaire des pauvres et des opprimés qu’elle était, l’Eglise, absorbée par l’Etat, devint une arme redoutable entre les mains des riches et des puissants. Constantin a estimé – à juste titre – que les inconvénients découlant de l’abandon de l’ancienne religion seraient compensés par les avantages de l’alliance avec l’Eglise, son puissant appareil et son contrôle sur les masses.
Cet opportuniste a utilisé la religion pour renforcer son pouvoir. Une fois le christianisme reconnu comme religion d’Etat, les anciennes doctrines des chrétiens, avec leurs fortes connotations révolutionnaires et communistes, ont été persécutées comme hérétiques et éradiquées. Pour ce faire, l’Eglise devait être centralisée dans le cadre de l’Etat impérial. En conséquence, l’évêque de Rome, qui n’avait à l’origine aucun statut particulier (et aurait été subordonné à l’évêque de Jérusalem), a été élevé au rang de chef suprême de l’Eglise – autrement dit, de Pape.
C’est Constantin qui a fait construire l’église du Saint-Sépulcre et d’autres « lieux saints » à Jérusalem. La mère de Constantin, Hélène, qui est présentée comme la fille d’un poissonnier, s’est rendue à Jérusalem pour obtenir les clous censés avoir servi à la crucifixion du Christ, ainsi que des morceaux de bois de la croix d’origine, et même du lait de la Vierge Marie !
L’Eglise catholique est toujours en possession des « lieux saints », qui lui rapportent chaque année un joli bénéfice. Dès l’époque de Constantin, l’Eglise et son élite dirigeante ont commencé à accumuler de grandes quantités de richesses. De fait, la règle du célibat fut introduite pour protéger les biens de l’Eglise et empêcher qu’ils ne passent aux enfants par le jeu des héritages.
Orthodoxie
Dans les premières décennies du deuxième siècle, il y avait un grand nombre de sectes chrétiennes rivales, chacune avec ses propres évangiles et ses propres rites. Cela posait un problème : il ne devait y avoir qu’un seul empereur, un seul Etat, une seule religion, un seul Dieu et une seule Eglise. Il suffisait de rejeter l’une de ces choses pour, au final, les rejeter toutes. Afin de consolider son pouvoir, Constantin devait éliminer toutes les versions concurrentes du christianisme et introduire une orthodoxie. Il fallut une série de guerres sanglantes pour extirper ces « hérésies ». Constantin a imposé l’ordre par la violence de l’Etat, soutenue par la menace plus grande encore du châtiment éternel brandie par les autorités de l’Eglise, qui elle-même n’était plus qu’un instrument du pouvoir étatique.
Les Ecritures ont été expurgées, à plusieurs reprises, pour effacer le message révolutionnaire et communiste du christianisme primitif, dont il ne reste que quelques vestiges dans la version du Nouveau Testament disponible aujourd’hui. Mais il était impossible d’en éliminer complètement le contenu révolutionnaire. Plus tard, en Europe occidentale, l’Eglise a contourné cette difficulté très simplement : la Bible n’était disponible qu’en latin, langue que l’écrasante majorité de la population ne comprenait pas. Les seuls à pouvoir interpréter les Ecritures étaient les prêtres, qui se sont progressivement constitués en une caste spéciale et privilégiée.
L’autorité des évangiles s’est progressivement forgée par la tradition. Les évangiles ne prétendent même pas avoir été écrits par les disciples du Christ ; mais progressivement, par la force de la tradition, les gens ont accepté l’idée qu’ils le furent. A la fin du IIIe siècle, il y avait au moins vingt évangiles en circulation, ainsi que de nombreuses lettres, vies et paroles de Jésus-Christ : plus de quatre-vingts, au total. Cette situation était intolérable pour Constantin, qui décida d’y mettre fin une fois pour toutes.
Le Concile de Nicée
C’est le concile de Nicée (325 après J.-C.), organisé par Constantin, qui a formellement réglé toutes les questions litigieuses, comme celle de la divinité de Jésus. Mais aujourd’hui, peu de gens connaissent les méthodes qui ont permis d’atteindre ce résultat. Pendant plusieurs semaines, dans la ville bithynienne de Nicée, une délégation d’évêques chrétiens et leur suite, supervisés par Constantin lui-même, ont réfléchi à la question problématique de la nature du Christ et de la Trinité. Comment le Fils pouvait-il être aussi le Père, et qu’en est-il du Saint-Esprit ? Aucune solution satisfaisante n’a été donnée à ces questions, même à la fin du concile. Il n’y avait toujours pas de texte établi, ce qui n’avait probablement pas d’importance pour la plupart des participants, puisqu’ils ne savaient pas lire.
On sait très peu de choses de cette célèbre réunion, car elle a été effacée des archives historiques par l’Eglise, qui souhaitait cacher la vérité sur ce qui s’y était passé. Le concile était peuplé des sbires de Constantin, dont la mission était d’exécuter la volonté de l’empereur. Les évêques formaient une équipe hétéroclite : certains étaient d’anciens esclaves ou d’anciens détenus venus d’aussi loin que l’Egypte, la frontière avec l’Inde, le désert du Sahara, la Perse, l’Angleterre, l’Afrique, la Grèce et d’autres lieux exotiques. Nombre d’entre eux étaient des partisans de toute une série de sectes hérétiques : Ariens, Donatistes, Gnostiques, etc.
Ces hommes n’étaient pas de taille à rivaliser, dans les débats, avec les intrigants instruits qui soutenaient Constantin. Un certain nombre de problèmes irritaient l’empereur, comme le refus des chrétiens de servir dans l’armée ou d’adorer l’empereur. Mais ces problèmes pouvaient être réglés grâce à une tactique intelligente. D’ailleurs, toutes les tentatives de détruire l’Eglise par la répression avaient échoué. La présence de l’empereur, à elle seule, suffisait à intimider les personnes présentes. Beaucoup ne l’avaient probablement jamais vu auparavant, et certainement pas d’aussi près. En outre, si l’intimidation psychologique ne suffisait pas, il était possible de recourir à des méthodes plus directes.
Certaines des personnes présentes avaient déjà subi des tortures sur l’ordre de l’empereur. On pouvait arracher un œil avec un fer chaud, ou couper les ligaments de la jambe, et il y avait d’autres sympathiques méthodes de persuasion qui rendaient aveugle ou infirme. Ces hommes ne désiraient pas revivre ce genre d’expérience. Ceci dit, pour garantir le résultat du vote, certains délégués ont été assassinés ou ont disparu (à tout jamais) avant la fin de la réunion : ils avaient exprimé leurs pensées avec une franchise excessive.
En fin de compte, il ne resta qu’une petite poignée d’ouvrages agréés qui sont parvenus jusqu’à nous sous la forme de la Bible. Ce que les gens pouvaient ou ne pouvaient pas lire a été décidé par une interminable série de guerres, de purges, de persécutions et de martyres. La lutte pour supprimer l’hérésie a été longue, amère et sanglante. Elle a duré des centaines d’années. Elle était bien plus brutale que toutes les persécutions lancées par les païens contre le christianisme.
Persécution et destruction
La persécution des autres religions a commencé presque immédiatement. En 386 après J.-C., une loi fut adoptée déclarant que ceux « qui discutent de religion (...) doivent acquitter de leur vie et de leur sang la peine de haute trahison » (Cité in C. Nixey, The Darkening Age: The Christian Destruction of the Classical World, p.XXV). Les livres furent systématiquement brûlés. La colonie militaire d’Aelia Capitolina, à Jérusalem, détruisit un temple païen pour y construire une église chrétienne. Ce n’était que le début d’une longue campagne qui a duré des siècles et a conduit à l’éradication totale de nombreuses cultures brillantes, dans toutes les régions du monde.
Sous la bannière du Christ, les Conquistadores espagnols ont massacré des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans les colonies américaines. Ils ont fait fondre l’or d’objets d’art inestimables ; ils ont construit des églises et des cathédrales chrétiennes sur les ruines des temples des Mayas et des Aztèques. Par la suite, les chrétiens ont détruit des milliers de religions et de cultures anciennes en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique, en Australie et ailleurs.
La persécution des païens, dans l’Empire romain tardif, a commencé sous le règne de Constantin. Les chrétiens étaient farouchement hostiles à tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à la pensée rationnelle et à la philosophie. Ils étaient déterminés à détruire l’Ancien Monde, de la racine jusqu’aux branches.
A ce propos, Gibbon faisait la remarque suivante : « Les chrétiens, qui, en invoquant l’opération d’esprits malins, pouvaient si facilement expliquer toute apparence surnaturelle, étaient disposés à admettre et même désireux d’admettre les fictions les plus extravagantes de la mythologie païenne. Mais la croyance du chrétien était accompagnée d’horreur. Il considérait la moindre marque de respect rendu au culte national comme un hommage direct au démon, et comme un acte de rébellion contre la majesté de Dieu. » (Gibbon, op. cit., Vol.1, pp. 395-96).
Cette haine des anciennes religions était ouvertement professée par les chrétiens eux-mêmes. Il suffit de penser à ces formules de saint Augustin : « Que toutes les superstitions des païens soient anéanties, c’est ce que Dieu veut, ce que Dieu ordonne, ce que Dieu proclame ! ».
C’était une époque superstitieuse, où les gens croyaient possible de conjurer des pouvoirs surnaturels au moyen de signes, de formules et de rites magiques. Ils croyaient aux miracles et, pour gagner en popularité, l’Eglise devait fournir une quantité abondante de miracles. Eusèbe de Césarée, spécialiste de la Bible et historien chrétien qui a rédigé la première biographie de Constantin, a décrit la croix comme un signe magique, dont l’efficacité serait prouvée par l’histoire qui suit, et qu’il a manifestement inventée pour ses propres besoins.
Le 28 octobre 312, l’usurpateur Constantin remporta une grande victoire militaire. La bataille du pont Milvius fut la dernière bataille de la guerre civile grâce à laquelle il devint empereur. Eusèbe affirme qu’avant la bataille, Constantin et son armée virent une croix lumineuse dans le ciel, au-dessus du soleil, ainsi que des mots grecs qui sont généralement traduits en latin par « In hoc signo vinces » : « Sous ce signe, tu vaincras ». Cette nuit-là, Constantin fit un rêve dans lequel le Christ lui disait qu’il devait utiliser le signe de la croix contre ses ennemis. Il ordonna alors à ses soldats de marquer le symbole chrétien sur leur bouclier – ce qui, naturellement, lui garantit une victoire écrasante.
La source de cette histoire – comme de tout ce qu’écrit Eusèbe – est douteuse. Le plus ancien récit de la bataille, qui date de 313 après J.-C., ne mentionne ni vision, ni rêve. Quoi qu’il en soit, il est évident que la bataille fut gagnée, non grâce au signe de la croix, mais grâce aux lames d’acier et aux bras des hommes qui les maniaient.
En 315 après J.-C., le Sénat dédia à Constantin un arc de triomphe à Rome, avec une inscription le louant du fait que « sous l’inspiration divine », lui et son armée avaient emporté la victoire. Tactiquement, l’inscription s’abstenait de dire quel dieu avait fourni l’« inspiration », de sorte que les citoyens pouvaient attribuer la victoire à Sol Invictus (« Soleil invaincu », une divinité solaire), à la divinité chrétienne ou à tout autre dieu de leur choix. En fait, il n’y a pas la moindre preuve historique que Constantin se soit converti au christianisme. Il n’a jamais prétendu être chrétien de son vivant, et on dit qu’il ne s’est converti que sur son lit de mort. Nous n’avons que la parole d’Eusèbe, qui a menti sur pratiquement tout.
En lieu et place de la raison, les Pères de l’Eglise prêchaient une foi aveugle, résumée dans la célèbre phrase prêtée à Tertullien : « Credo, quia absurdum est » – « Je crois parce que c’est absurde ». La science était considérée comme suspecte, comme un héritage du paganisme. A l’époque considérée, la cible principale des premiers chrétiens était les prêtres et les philosophes païens, qui constituaient l’élite spirituelle et intellectuelle de la société et de la culture païennes. Une fois détruits, il serait plus simple de convertir les païens. Et c’est ce qu’ils firent.
Leur attitude à l’égard des Juifs est illustrée par une déclaration de l’un des plus célèbres Pères de l’Eglise primitive, saint Jean Chrysostome (Bouche d’Or) : « (...) la synagogue (...) est un repaire de brigands et un gîte pour les bêtes sauvages (...) une demeure de démons (...) ». Ces mots ont été cités avec approbation sous l’Allemagne nazie, 1500 ans plus tard.
Aujourd’hui, lorsque nous visitons les merveilleux musées nationaux d’Athènes et y admirons les extraordinaires statues antiques, notre admiration est teintée d’une profonde tristesse devant la perte d’une si grande partie de l’art de la Grèce classique. Dans toute la Grèce, les preuves d’une destruction gratuite sont évidentes : des temples en ruine et des statues sans tête de dieux et de déesses sont les témoins muets d’une orgie de vandalisme. On pourrait supposer que cette destruction délibérée de la culture fut l’œuvre des barbares, mais ce serait une grossière erreur. Ce crime a été perpétré par des chrétiens, à l’instigation de l’empereur Théodose (392-395 après J.-C.).
Jusqu’à cette époque, Rome était encore davantage païenne que chrétienne. En Gaule, en Espagne et en Italie du Nord, toutes les régions, sauf les zones urbaines, restaient obstinément fidèles aux anciens dieux. Même Milan restait à moitié païenne. Mais tout cela était sur le point de changer. En 392, Théodose devint empereur des parties orientale et occidentale de l’Empire romain ; il fut le dernier empereur à régner sur les deux à la fois. La même année, il autorisa la destruction des temples païens dans tout l’empire, et promulgua une loi entièrement consacrée à interdire tout type de sacrifice ou de culte païens. Le paganisme était proscrit comme « religio illicita » : « religion illégale ».
Théodose se consacra sans relâche à promouvoir une seule « marque » de foi – le christianisme nicéen, unique religion agréée par l’Etat –, à la répression des chrétiens dissidents (hérétiques) et à la promulgation de mesures juridiques visant à abolir le paganisme. Pour achever son œuvre, il s’est assuré les services de moines fanatiques, qui s’attelèrent à cette œuvre de destruction avec un zèle féroce. Dans son livre The Darkening Age : The Christian Destruction of the Classical World, Catherine Nixey livre un récit percutant et véridique de la guerre d’extermination sauvage menée par l’Eglise contre la religion et la culture du monde antique.
Elle ouvre son livre par la description de zélotes en robe noire s’attaquant à coups de barres de fer à la belle statue d’Athéna dans le sanctuaire de Palmyre, en Syrie. Leur vandalisme a récemment trouvé son complément dans celui de « l’Etat islamique »... Athéna était la divinité de la sagesse. Mais ce ne sont pas seulement les statues incarnant cette vertu qui ont été mutilées et décapitées : les intellectuels d’Antioche et d’ailleurs furent torturés et décapités par les chrétiens. C. Nixey écrit : « Le propre frère de Damascius [philosophe grec] avait été arrêté et torturé pour qu’il révèle le nom d’autres philosophes (...). D’autres philosophes du cercle de Damascius avaient été torturés, pendus par les poignets jusqu’à ce qu’ils donnent les noms de leurs collègues. Un philosophe de la même école avait, quelques années auparavant, été écorché vif. Un autre avait été battu devant un juge jusqu’à ce que son dos ruisselle de sang. » (op. cit, p. XXVII).
Le meurtre d’Hypatie
Il y a peu de noms de femmes dans l’histoire de la philosophie, mais il y a au moins une exception notable à la règle : Hypatie d’Alexandrie était l’une des femmes les plus remarquables qui aient jamais vécu.
Cette femme extraordinaire était la plus grande mathématicienne et astronome de son temps. Née aux alentours de l’année 355 après J.-C., elle fut l’une des dernières philosophes païennes. Sa mort survint en mars 415 après J.-C., dans des circonstances qui sont très bien connues. Hypatie était un produit de la brillante école scientifique d’Alexandrie, le centre intellectuel de l’Empire romain. Le précieux héritage des connaissances de l’Antiquité y était conservé dans sa bibliothèque de renommée mondiale.
Son père, qui fut également mathématicien et astronome, est surtout connu pour son rôle dans la préservation des Eléments d’Euclide. Il écrivit aussi beaucoup, commentant l’Almageste et les Tables faciles de Ptolémée. La préservation de l’héritage mathématique et astronomique grec fut l’œuvre de sa vie – et Hypatie poursuivit cette œuvre. Ses vues philosophiques l’ont conduite à se vouer à la virginité. Elle fut également une enseignante populaire, dont les conférences sur des sujets philosophiques attiraient de vastes auditoires et un grand nombre de fervents étudiants. Mais c’était une époque très dangereuse, et de sombres nuages s’amoncelaient au-dessus d’Hypatie et du monde auquel elle appartenait. Ses succès éveillaient les soupçons des chrétiens, et c’est précisément sa popularité qui a scellé son destin.
Hypatie était une adepte du courant philosophique connu sous le nom de néoplatonisme – un courant qui était d’ailleurs la principale source des premiers dogmes chrétiens. Mais ce fait était totalement inconnu de la foule chrétienne fanatique d’Alexandrie, pour laquelle tout ce qui sentait la philosophie païenne, même de loin, sortait tout droit de la bouche du Diable. Alexandrie, comme beaucoup d’autres villes à cette époque, était le théâtre d’âpres conflits religieux dans lesquels les chrétiens déversaient leur haine aveugle, tantôt contre les Juifs, tantôt contre les chrétiens « hérétiques » – et naturellement, contre tous les païens.
La destruction du Serapeum, le temple du dieu gréco-égyptien Serapis, par l’évêque d’Alexandrie Théophile, fut un sérieux avertissement. Cet événement annonçait la fin de la grande Bibliothèque d’Alexandrie, car le Serapeum semble avoir contenu certains des livres de la Bibliothèque. Théophile, cependant, avait pour ami Synesius, admirateur et élève d’Hypatie, de sorte qu’elle ne fut pas directement touchée par ces événements, et fut autorisée à poursuivre ses travaux sans entrave. Mais elle était en sursis. Sa vie ne tenait qu’à un fil, qui pouvait se rompre à tout moment.
Cet équilibre fragile fut soudainement brisé par la mort de Théophile et par l’accession de Cyrille, un violent bigot, à l’évêché d’Alexandrie. Le précaire climat de tolérance disparut et, peu après, Hypatie fut victime d’un meurtre particulièrement brutal.
Elle a été massacrée avec une cruauté indescriptible par une foule chrétienne animée par une haine aveugle. Soraya Field Fiorio décrit la scène : « Un jour de printemps de l’année 415, dans la ville d’Alexandrie – le cœur intellectuel de l’Empire romain en déclin –, la philosophe païenne Hypatie fut assassinée par une foule de chrétiens. Ces hommes, les parabalani, étaient une milice de moines volontaires servant d’hommes de main à l’archevêque. Leur mission était d’aider les morts et les mourants, mais on les trouvait plus facilement affairés à terroriser les groupes chrétiens dissidents et à raser les temples païens. Sur l’insistance de Cyrille, évêque d’Alexandrie, ils avaient déjà détruit les vestiges de la bibliothèque d’Alexandrie. Les parabalani rasaient les temples païens, s’attaquaient aux quartiers juifs, souillaient les chefs-d’œuvre de l’art antique, qu’ils jugeaient démoniaques, en mutilant les statues et en les faisant fondre pour leur or. Ils jetèrent alors leur dévolu sur le professeur de mathématiques et de philosophie bien-aimé de la ville, dont le rang social était égal à celui des hommes les plus importants d’Alexandrie. Ne comprenant rien à sa philosophie, ils la traitèrent de sorcière. Ils firent descendre la vieille enseignante de son char au moment où elle traversait la ville, et la traînèrent dans un temple. Elle fut mise à nu, sa peau écorchée avec des morceaux de coquilles d’huîtres, ses membres arrachés, et elle fut exhibée dans les rues. Ses restes furent brûlés dans une parodie de sacrifice païen. La mort d’Hypatie marque la fin du paganisme et le triomphe du christianisme, le dernier acte d’une querelle vieille de cent ans menée par la nouvelle religion contre le monde antique. » (S.F. Fiorio, The Killing of Hypatia, Lapham’s Quaterly, 16 janvier 2019).
Ainsi périt le dernier philosophe notable de l’Antiquité. Avec elle, c’est tout un monde de lumière et de culture qui disparaissait. L’Europe fut plongée dans des ténèbres d’ignorance et de superstition qui durèrent un millier d’années. Pour reprendre les mots de William Manchester, ce fut un monde éclairé uniquement par le feu.