Le gouvernement et le patronat s’attaquent aux retraites, à la sécurité sociale, à la santé, à l’éducation publique. Ils veulent enrayer les conquêtes sociales du passé. Face à cette offensive, la gauche est politiquement désarmée. Les dirigeants socialistes et communistes ont abandonné le programme du socialisme pour embrasser l’« économie de marché ». Cette capitulation a fait le lit de démagogues politiques comme Le Pen. Dans le domaine académique, elle a également facilité la démarche de nombreux charlatans « intellectuels » qui enrobent leur idéologie réactionnaire dans des considérations « écologiques ». Ainsi en est-il des tenants de la « décroissance soutenable ». Ces Messieurs s’en prennent à la science et à la technologie. Sous prétexte que l’industrialisation menace l’équilibre écologique de la planète, ils prônent un retour en arrière.
Selon un article de Serge Latouche intitulé Pour une société de décroissance [1], « Après quelques décennies de gaspillage frénétique, il semble que nous soyons entrés dans la zone des tempêtes au propre et au figuré. Le dérèglement climatique s’accompagne de guerres du pétrole, qui seront suivies de guerres de l’eau, mais aussi de possibles pandémies, de disparitions d’espèces végétales et animales essentielles du fait de catastrophes biogénétiques prévisibles. » La société de croissance, dit-il, « engendre une montée des inégalités et créé un bien-être largement illusoire ». Latouche propose que, pour commencer, on supprime tout ce qui « n’apporte aucune satisfaction ». Il réclame « la remise en question du volume considérable des déplacement d’hommes et de marchandises sur la planète », ainsi qu’une « limitation drastique [...] de la production de valeurs d’échange incorporées dans des supports matériels physiques ». Ce n’est pas autre chose qu’un programme de désindustrialisation massive et de retour à l’ère pré-capitaliste. A l’époque féodale, lorsque la vaste majorité des gens n’était guère mieux traitée que des bêtes de somme, il y avait effectivement moins de pollution !
Les gens qui prêtent une oreille favorable aux idées des « décroissants » devraient savoir où ils mettent les pieds, car la doctrine de la « décroissance » a une dimension philosophique qu’ils ne soupçonnent peut-être pas. Ses protagonistes fustigent le « rationalisme » qui aurait corrompu la pensée humaine au détriment des idéologies dites « traditionnelles » - en clair, des religions. Pour étayer son argumentation, Latouche évoque souvent les travaux de Jacques Ellul [En photo] et d’Ivan Illich [2], mais sans donner d’indications sur les orientations idéologiques de ces derniers. Or, Ellul était un fervent Calviniste [3]. Il combattait la technologie, qu’il considérait comme une grave menace pour la foi chrétienne. Quant à Ivan Illich, il était le vice-recteur de l’Université Catholique de Puerto Rico. « Le régime de la technique, sous lequel vit le paysan mexicain », écrivait-il, « a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul. » Illich déplore l’invention du pneu, lequel a « quasiment privé les pieds, qui sont un outil naturel de l’être humain, de la plupart de leurs fonctions. » Il relève à ce sujet un manque de cohérence dans le discours du Vatican. Ce dernier « dénonce bien haut les préservatifs, qui frustrent la fonction naturelle d’un organe, mais n’envisagerait jamais d’étudier l’analogie entre les préservatifs et les pneus ! » [4]
Un article de Jérôme Métellus [5] critiquant les idées des « décroissants » s’est attiré les foudres de Monsieur Alain Gras [6], pour qui « la croyance en la science nous a mis dans l’impasse de la société thermo-industrielle, celle fondée sur le feu. Les mêmes qui nous y ont amené veulent nous faire croire que la science va résoudre les problèmes alors qu’elle les aggrave. [...] Le progrès n’existe pas. Il est une illusion forgée par l’évolutionnisme ... ». Notons tout de même que Monsieur Gras nous a communiqué sa condamnation de la science par e-mail, et non au moyen d’un pigeon voyageur ou d’un panier de roseau jeté à la Seine !
En réalité, la science n’est pas une « croyance », mais la connaissance du monde réel. Marx a expliqué que le développement des forces productives constitue le moteur de l’évolution sociale, dont les grandes étapes - le « communisme primitif », la barbarie, la société esclavagiste, la féodalité et le capitalisme - correspondent à des stades de développement de ces forces productives. Le communisme primitif des anciennes sociétés tribales s’est désintégré dès que le développement de la technique a permis de produire au-delà des besoins immédiats de la communauté. Une minorité a pu se libérer du travail et se consacrer, entre autres, à la philosophie et à l’étude du monde. Le progrès n’est pas une « illusion », mais réside dans l’augmentation du pouvoir de l’homme sur son environnement. Le paysan qui acquiert une connaissance de la météorologie aura moins tendance à se fier aux incantations des prêtres qui prétendent lui apporter la pluie. Ellul et Illich le regrettent. Au contraire, nous trouvons cela très positif.
Dans le passé, la famine et la pauvreté étaient inévitables, précisément du fait du développement insuffisant de la technique productive. Mais aujourd’hui, celle-ci a atteint un niveau qui permettrait d’éradiquer la misère de toute la planète. Ce que les « décroissants » mettent sur le dos de la science et de la rationalité - les inégalités, la pollution, la bombe atomique, l’holocauste et d’autres horreurs de notre époque - sont en fait la conséquence de l’utilisation de la technologie dans l’intérêt des capitalistes. Le socialisme est devenu une nécessité historique justement pour mettre fin à cela, et pour créer, à l’aide des merveilles de la technologie moderne, une société dans laquelle la science, les arts et la participation active dans tous les aspects de la vie sociale et économique ne seront plus des domaines réservés à une minorité.
[1] Le Monde Diplomatique, novembre 2003. Serge Latouche est membre du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).
[2] Jacques Ellul (1912-1994), auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont La technique ou l’enjeu du siècle (1954). Ivan Illich (1926-2002).
[3] Jean Calvin (1509-1564). Calvin a condamné le savant Servetus au bûcher. Ce dernier était sur le point de découvrir le système de la circulation sanguine. Par souci de prolonger la souffrance de sa victime, Calvin l’a fait lentement « rôtir » pendant deux heures.
[4] Illich. Hommage à Jacques Ellul. Encyclopédie Agora.
[6] Alain Gras est professeur d’anthropologie des techniques à la Sorbonne.