Le 19 décembre dernier, les ministres de près de 200 pays réunis à l’occasion de la COP15 signaient un accord visant à prendre des « mesures urgentes » pour « arrêter et inverser la perte de biodiversité » d’ici la fin de la décennie.
Effectivement, il y a urgence. Dans son rapport de 2019 sur la biodiversité, l’IPBES [1] estimait que 75 % des milieux terrestres et 66 % des milieux marins étaient « sévèrement altérés » par les activités humaines. Les populations de vertébrés sauvages ont chuté de 69 % entre 1970 et 2018. Sur les huit millions d’espèces animales et végétales présentes sur Terre, près d’un million pourraient disparaître au cours des prochaines décennies.
En moins d’un demi-siècle, plus de 20 000 populations de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons ont chuté de deux-tiers. Et l’IPBES de conclure : « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier ».
L’agriculture capitaliste est l’une des principales responsables de cette situation. A lui seul, le secteur agricole concentre 23 % des émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, le recours massif et croissant aux pesticides – pour accroître les rendements à court terme – a des conséquences majeures et catastrophiques.
Le marché des pesticides
Chaque année, 3 millions de tonnes de pesticides sont épandues à travers le monde, un chiffre en hausse de 80 % depuis le début des années 1990. Le marché mondial des pesticides a quasiment doublé au cours des vingt dernières années, pour atteindre près de 53 milliards d’euros de chiffres d’affaires en 2020.
Le développement de ce marché s’est accompagné, comme toujours, d’une concentration croissante des capitaux. Alors qu’en 1990, 16 entreprises représentaient environ 80 % du marché mondial des pesticides, une succession de fusions-acquisitions a fait émerger quatre multinationales – Bayer, BSF, Syngenta/Chemchina et Corteva – qui contrôlent plus des deux-tiers du marché mondial. Cette mainmise leur assure de hauts niveaux de profitabilité, avec des ratios de bénéfices sur chiffres d’affaires allant de 10 à 20 %, soit 50 % au-dessus de la moyenne européenne de l’industrie manufacturière.
Avec 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, l’Union européenne est l’un des principaux marchés des pesticides au niveau mondial. Au sein de l’UE, la France est de loin le premier marché de pesticides à usage agricole, avec un quart des ventes totales en 2017. Elle est suivie par l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Pologne, qui totalisent la moitié du marché européen. Cependant, l’essentiel de la croissance du secteur se joue ailleurs : entre 2013 et 2018, les ventes de pesticides à usage agricole ont augmenté de 40 % en Argentine, de 25 % en Russie, de 15 % en Roumanie et de 7 % au Brésil.
La course aux rendements
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe a connu un boom démographique sans précédent. En moins d’un quart de siècle, la population française augmentait de neuf millions. Autant de bouches à nourrir – et de profits à engranger pour l’agro-industrie et l’industrie chimique qui produit les pesticides : les liens entre ces deux secteurs, amorcés dès la seconde moitié du XIXe siècle, étaient définitivement scellés.
En France, en cinquante ans, le nombre de types d’activité agricole a été divisé par cinq, tandis que la productivité a été multipliée par dix et les volumes produits par deux. La production de céréales a quintuplé, celle du vin a doublé, celle des fruits et légumes a augmenté de 50 %. Le développement des systèmes de production agricole reposant sur l’usage combiné de machines, d’engrais, de pesticides et de variétés hybrides et génétiquement modifiées a eu les mêmes résultats au niveau mondial : depuis 1960, alors que les surfaces cultivées ont augmenté de 50 %, les rendements moyens globaux ont doublé. La production végétale agricole mondiale a été multipliée par 3,4. [2]
Dès 1867, dans Le Capital, Marx remarquait que « tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement, et plus ce processus de destruction est rapide ».
Cette observation de Marx n’a pas cessé, depuis, d’être confirmée, comme en témoignent les ravages des pesticides sur la santé humaine, la biodiversité, les sols et l’eau (entre autres).
Le « pillage du sol » dont parlait Karl Marx atteint désormais des niveaux vertigineux. Selon les dernières données publiées par l’ONU, 75 % des sols mondiaux sont dégradés à divers degrés. Cela pourrait concerner 90 % des sols d’ici 2050. En France, 20 % des sols sont menacés d’érosion du fait de l’absence d’invertébrés indispensables à leur bonne porosité et à l’infiltration des eaux. Par ailleurs, l’analyse de 31 pesticides couramment utilisés en grandes cultures a révélé la présence d’au moins l’un d’entre eux dans 100 % des sols et 92 % des vers de terre analysés. 54 % de ces derniers étaient contaminés « à des niveaux qui mettent ces organismes en danger ». [3]
En ce qui concerne la biodiversité, le terme d’« insecticide » porte bien son nom. En 30 ans, les pesticides ont provoqué la disparition de 80 % des insectes en Europe. En France, 39 % des populations d’oiseaux spécialistes des milieux agricoles ont disparu sur la même période, et plus de la moitié des populations de chauves-souris se sont éteintes entre 2006 et 2019.
Pour les mêmes raisons, 30 % des colonies d’abeilles déclinent chaque année. Or ces pollinisateurs sont un chaînon essentiel de la biodiversité : ils assurent la reproduction sexuée des plantes, et donc la formation des fruits et des graines. Sans leur contribution, le café et le chocolat disparaîtraient de notre quotidien, de même que les oléagineux (colza, arachide, olives), les protéagineux (pois, fèves) et les fruits à coques. Ne subsisteraient que des cultures telles que le blé, le maïs ou le riz, qui sont pollinisées par le vent.
Catastrophe sanitaire
L’usage croissant des pesticides entraîne une augmentation des intoxications via leur exposition. Chaque année, il y a environ 255 millions de cas d’empoisonnement – à des degrés divers – en Asie, un peu plus de 100 millions en Afrique et environ 1,6 million en Europe.
En juin 2021, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) dressait un bilan des connaissances relatives aux effets des pesticides sur la santé. A travers une analyse critique de la littérature scientifique internationale publiée depuis 2013, l’INSERM concluait à une « présomption forte » d’un lien entre l’exposition aux pesticides et six pathologies graves, dont les lymphomes non hodgkiniens, le cancer de la prostate et la maladie de Parkinson.
Alors que l’INSERM alertait en mars 2022 sur une augmentation significative du taux de mortalité infantile en France, le ministère de la Santé indiquait quatre mois plus tard que le risque de développement de leucémie aiguë pour un enfant augmentait nettement lorsque son domicile était situé à proximité des vignes cultivées en agriculture conventionnelle. [4]
Le même mois, le professeur et pédiatre américain Philip Landrigan affirmait que la hausse des cas de cancers pédiatriques aux Etats-Unis et en Europe était « trop rapide pour être d’ordre génétique (…) Il est de plus en plus évident que les expositions environnementales, et en particulier aux produits chimiques manufacturés, sont, en fait, des facteurs importants de cancer chez l’enfant, et en particulier les expositions au cours des 1000 premiers jours de la vie ». D’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les cancers chez les enfants ont progressé de 13 % dans le monde en seulement 20 ans.
Ces substances toxiques dégradent durablement tous les milieux qu’elles touchent. Près de 80 % des masses d’eau souterraine sont contaminées par les pesticides au Luxembourg, contre 50 % en République tchèque, 24 % en Belgique et 17 % en France. En 2021, en France, 12 millions de personnes ont bu une eau impropre à la consommation en raison de la présence de métabolites issus de la dégradation des pesticides. D’autres analyses ont montré que dans 35 % des eaux du robinet analysées contenant au moins un pesticide, les trois-quarts retrouvés étaient, dans 38,5 % des cas, de types Cancérogènes, Mutagènes, Reprotoxiques (CMR), et dans 56,8 % des cas de types Perturbateurs Endocriniens (PE). [5]
Leurs effets sur la santé sont très concrets. Par exemple, l’OMS définit les perturbateurs endocriniens comme « des substances chimiques d’origine naturelle ou artificielle étrangères à l’organisme qui peuvent interférer avec le fonctionnement du système endocrinien [l’ensemble des organes qui ont la capacité de relâcher des hormones dans le sang] et induire ainsi des effets délétères sur cet organisme ou sur ses descendants ». Chez les femmes, cela peut se traduire par des problèmes de fertilité et des naissances prématurées ; chez les hommes, par des cancers de la prostate ; chez les nourrissons, par des troubles cognitifs et un retard du développement cérébral.
Pour s’éviter un scandale sanitaire, le gouvernement français a fait « disparaître » artificiellement le problème. L’ESA-métolachlore, un métabolite issu d’un herbicide utilisé principalement en grande culture, est un véritable cas d’école. Selon les données du ministère de la Santé, la présence de ce métabolite dans l’eau potable était impliquée, en 2020, dans 51 % des cas de non-conformité des unités de distribution. Qu’à cela ne tienne ! Le 30 septembre 2022, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) multipliait par neuf la teneur minimale en ESA-métolachlore pour qualifier une eau « non conforme », en contradiction totale avec les recommandations des scientifiques. Qu’importe : soudainement, 97 % des eaux « non conformes » redevenaient « conformes ».
Impérialisme chimique
Les gouvernements français successifs sont coutumiers du fait. Pendant plusieurs décennies, les Guadeloupéens et Martiniquais ont été empoisonnés au chlordécone, un perturbateur endocrinien à très forte toxicité utilisé pour lutter contre le charançon du bananier. Bien que le chlordécone ait été déclaré cancérogène par l’OMS dès 1979, son utilisation a été autorisée aux Antilles de 1972 à 1993, notamment grâce aux différentes dérogations accordées par Jacques Chirac lorsqu’il était ministre de l’Agriculture. Résultat : 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais sont aujourd’hui contaminés au chlordécone. La Martinique détient le triste record du taux de cancer de la prostate le plus élevé au monde, avec 225 nouveaux cas déclarés pour 100 000 personnes, chaque année. 18 000 hectares de cultures ont été infectés par ce perturbateur endocrinien, dont la molécule peut survivre dans la nature pendant plus de sept siècles.
Le 2 janvier dernier, 16 ans après les premières plaintes des Guadeloupéens et Martiniquais à l’encontre de l’Etat français pour « empoisonnement » et « mise en danger de la vie d’autrui », le tribunal judiciaire de Paris concluait à un non-lieu : les faits seraient « prescrits »…
La contamination des Antilles par un pesticide extrêmement dangereux est symptomatique d’une sorte d’impérialisme chimique. Environ 70 % des volumes de pesticides classés « extrêmement dangereux » sont utilisés, chaque année, dans les pays du Sud. Ils sont à l’origine de plus de 220 000 décès dans le monde, chaque année. Alors que la part de l’UE dans l’utilisation mondiale des pesticides est de 13 %, seuls 5 % des volumes mondiaux de pesticides « extrêmement dangereux » sont vendus en Europe. Autrement dit, les pesticides les plus dangereux sont majoritairement produits en Europe, mais ils sont interdits d’utilisation sur ce même sol.
Le Brésil est le plus important marché des pesticides « extrêmement dangereux » : un tiers des substances vendues dans ce pays ne sont pas autorisées dans l’UE. Selon Wanderlei Pignati, médecin et chercheur à l’Université Fédérale du Mato Grosso : « Les intoxications aiguës aux pesticides surviennent surtout dans les régions qui produisent le plus de soja, de maïs et de coton. Dans ces quatre régions, l’incidence d’intoxications aiguës est trois, quatre ou cinq fois plus élevée que dans les municipalités qui n’utilisent pas de pesticides. Même situation pour les cancers chez les enfants et les jeunes. De même que les malformations congénitales, qui sont quatre, cinq, voire dix fois plus nombreuses dans certaines municipalités ». [6]
« Promesses » et « encouragements »
Les sommets mondiaux et les « engagements » se succèdent, mais les faits persistent. Sur la question des pesticides, on ne compte plus les promesses de « régulation » et de « réduction » – sans suites.
Fin 2007, le gouvernement français proclamait l’objectif de réduire de 50 % l’usage des pesticides à l’horizon 2018. Résultat : leur utilisation a progressé de 12 % entre 2009 et 2016. Cela n’a pas empêché Macron d’annoncer récemment que sa présidence à la tête de l’UE impulserait « une sortie accélérée des pesticides ». Le même promettait une « sortie du glyphosate », qui ne s’est jamais concrétisée.
En 2009, le Parlement européen adoptait une directive sur l’« utilisation durable des pesticides », tout en renonçant à fixer un objectif contraignant de réduction de l’usage des pesticides aux Etats-membres de l’UE, ces derniers étant seulement « encouragés » à recourir à des techniques de substitution aux pesticides. Sans surprise, dix ans après, les encouragements du Parlement européen n’ont pas suffi : à l’exception du Danemark, la consommation de pesticides a augmenté – ou stagné – dans tous les pays de l’UE.
De son côté, la COP15 a débouché sur un « accord » qui, lui aussi, « encourage » les entreprises à évaluer et rendre public l’impact de leurs activités industrielles sur la biodiversité. Or les entreprises en question font d’énormes profits sur le saccage de l’environnement ! Tout le problème est là : si des quantités astronomiques de pesticides circulent librement sur la surface du globe, c’est parce que les multinationales de la chimie ont intérêt à produire toujours plus de pesticides, et que les entreprises agro-industrielles ont intérêt à les utiliser pour accroître leurs rendements agricoles. Le problème, c’est le mode de production capitaliste et sa course effrénée aux profits.
Pour mettre un terme à l’empoisonnement généralisé du monde, il faudra donc en finir avec le capitalisme lui-même. Grâce aux progrès de l’agronomie, il serait possible de conserver de hauts rendements agricoles sans détruire la biodiversité, provoquer des cancers, piller les sols et contaminer les milieux aquatiques. En octobre 2022, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) expliquait comment la diversification végétale à l’échelle d’une parcelle agricole (mélanges de variétés, cultures associées, agroforesterie) constituait un puissant vecteur pour prévenir les menaces que représentent certains insectes pour des cultures spécifiques. Les scientifiques pointent par ailleurs que « la diversification des paysages en vue de réguler les bioagresseurs devrait impliquer non seulement une diversité́ des assolements, mais de façon tout aussi importante une réduction de la taille des parcelles ». [7] Soit tout l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui, où l’agriculture se caractérise avant tout par d’immenses champs de monoculture.
Alors que l’actuelle production agricole permettrait de nourrir 1,5 fois l’humanité, 40 % de la population mondiale vit toujours en situation d’insécurité alimentaire, et la famine frappe des dizaines de millions de personnes chaque année. A cette criminelle absurdité s’ajoutent tous les fléaux que nous venons d’évoquer en détail. Seule une planification socialiste et démocratique de la production, à l’échelle mondiale, permettra d’en finir à la fois avec la faim, les pollutions diverses, l’appauvrissement des sols, la contamination des eaux, l’effondrement de la biodiversité et les catastrophes sanitaires qui en découlent.
[1] C’est une plateforme intergouvernementale et scientifique – semblable au GIEC – qui s’occupe essentiellement de la biodiversité.
[2] Phillips McDougall. Evolution of the Crop Protection Industry since 1960 (2018)
[3] Rapport final d’un projet de recherche financé dans le cadre du plan Ecophyto. Novembre 2019.
[4] Vignes : les pesticides causent des leucémies aiguës chez l’enfant. Reporterre, juillet 2022.
[5] Rapport de Générations Futures sur la potabilité de l’eau. Juin 2020.
[6] Au Brésil, des profits extrêmement toxiques. Public Eye, 2019.
[7] Protéger les cultures en augmentant la diversité́ végétale des espaces agricoles. INRAE, octobre 2022.