Les trente-neuf compagnies pharmaceutiques qui avaient intenté un procès contre le gouvernement sud-africain, devant la Haute Cour de Prétoria, ont retiré leur plainte, sous la pression des mobilisations internationales. Le dénouement de cette grave affaire ne doit pas faire oublier l’incroyable cynisme des capitalistes de ce secteur, qui ne reculent devant rien pour défendre leurs profits. Si les entreprises en question, au nombre desquelles figurent des multinationales puissantes comme Boehringer-Ingelheim, Glaxo Wellcome, Merck et Roche, avaient obtenu gain de cause, des millions de malades du sida, dans les pays pauvres, auraient été d’office condamnés à mort. Aujourd’hui, dans le monde, 35 millions de personnes sont séropositives, ou malades du sida. Sur ce nombre, 25 millions se trouvent en Afrique sub-saharienne. A Botswana, 35% de la population est séropositive, et 20% des adultes en Afrique du Sud. Sur l’ensemble du continent africain, 16 millions de personnes sont déjà mortes du sida.
En 1997, le parlement sud-africain a voté une loi relative à l’importation et la mise en vente de médicaments et de substances apparentées (Medecines and Related Substances Control Act). Cette loi autorise l’importation de produits médicaux fabriqués et brevetés à l’étranger et disponibles à des prix inférieurs à ceux pratiqués par les détenteurs de brevets nationaux "en cas d’urgence ou de catastrophes". Devant l’ampleur de l’épidémie du sida, le gouvernement sud-africain a autorisé l’importation de traitements tels que l’AZT ou le 3TC, disponibles à l’étranger à des tarifs nettement inférieurs à ceux pratiqués par des compagnies pharmaceutiques installées en Afrique du Sud. Les États-Unis ont immédiatement menacé l’Afrique du Sud d’annulation des accords financiers et commerciaux qu’ils avaient conclu avec elle. La Commission Européenne qui, pour ne pas ternir davantage son image auprès des populations européennes, fait semblant d’être choquée par la plainte des compagnies pharmaceutiques, a également, en 1997, protesté contre la nouvelle loi. Sir Léon Brittain, vice-président de la Commission Européenne, a écrit à Thabo Mbeki, qui était alors vice-président de l’Afrique du Sud, pour s’indigner du fait que "les dispositions de la loi paraissent non conformes aux obligations de votre pays, compte tenu de la réglementation de l’OMC. Leur application porterait préjudice aux intérêts de l’industrie pharmaceutique européenne."
En Afrique du Sud, les compagnies ont bloqué depuis plus de trois ans la mise en oeuvre de la loi. Elles ont fait pression sur le gouvernement, fermant des usines, annulant des investissements, supprimant des emplois, tout en prétendant que la nouvelle loi avait rendu ces actes inévitables. Les compagnies sont allées jusqu’à publier des annonces dans la presse pour faire croire à la population que les produits génériques ou moins chers venant de l’étranger étaient dangereux pour la santé. Lorsque la lobbyiste Mirryina Deeb a été interrogée par un journaliste qui lui demandait si sa menace de priver l’Afrique du Sud de toute innovation thérapeutique future signifiait que des milliers de sud-africains devaient mourir en conséquence, elle a répondu froidement "in so many words, yes" (pour ainsi dire, oui).
La lutte contre le sida en Afrique, ou contre d’autres infections et maladies qui ravagent le continent, n’intéresse pas les compagnies pharmaceutiques. Les peuples sont pauvres, n’ont pas de "pouvoir d’achat", et par conséquent ne sont pas un marché lucratif. Roy Vageles, ex-PDG de Merck, a récemment formulé l’attitude des multinationales avec franchise :"Une corporation qui a des actionnaires à satisfaire ne peut pas se préoccuper des maladies du Tiers Monde parce qu’elle ferait inéluctablement faillite". Cette attitude explique pourquoi, parmi les 1233 nouveaux produits médicaux mis sur le marché par ces compagnies, seulement 13 de ces produits concernent des maladies tropicales ou spécifiques aux pays sous-développés.
Les compagnies grandissent par le biais de fusions et d’acquisitions. SmithKline-Beecham et Glaxo-Wellcome, toutes deux issues de fusions, ont elles-même fusionné en une seule compagnie. Les cinq compagnies pharmaceutiques les plus importantes, les "Big Five", réalisent un chiffre d’affaires supérieur au PIB de tous les pays de l’Afrique sub-saharienne réunis.
Chaque compagnie emploie des centaines de "lobbyistes" professionnels, dont le travail consiste à corrompre des politiciens
des États-Unis et du reste du monde, en leur offrant des cadeaux, sous diverses formes, en échange de démarches susceptibles de faciliter la vente de ses produits. Le budget des lobbyistes américains dépensé pendant la campagne présidentielle s’élevait à 24,4 millions de dollars, dont 70% ont été versés dans les coffres du Parti Républicain.
Partout dans le monde sous-développé, les grandes puissances et l’industrie pharmaceutique bataillent pour sauvegarder leurs profits et leurs intérêts stratégiques, en usant bien souvent de procédés que l’on associe habituellement au crime organisé. La santé des peuples des les pays sous-développés en général et la lutte contre le sida en particulier sont des problèmes trop graves pour être laissés aux soins de la "pharma-mafia" internationale. Ces compagnies, qui se jouent de millions de vies humaines au gré des intérêts de leurs actionnaires, devraient être incorporées dans le secteur public et gérées dans l’intérêt de tous. La santé publique ne doit pas être un "marché" de plus, dans lequel la rentabilité privée prend le pas sur le bien-être
des peuples.