Qu’il semble loin, pour François Fillon, le temps où il remportait triomphalement la primaire des Républicains, en novembre dernier ! Les grands médias affirmaient alors qu’avec plus de 4 millions de participants, cette primaire avait soulevé « l’enthousiasme des Français » et garantissait l’Elysée à son vainqueur, en mai 2017. Sa prétendue « honnêteté », en particulier, lui assurait un soutien plus large que celui espéré par des Sarkozy ou Juppé, directement associés aux affaires de la droite. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes.
Le programme du patronat
Un premier nuage est rapidement venu assombrir ce tableau idyllique. Le programme de « rupture libérale » (casse sociale) que Fillon défend depuis plusieurs années, dans l’indifférence quasi générale, s’est retrouvé sous les projecteurs du jour au lendemain. « L’enthousiasme des Français », et d’abord de la masse des travailleurs, semblait tout à coup beaucoup moins évident. M. Fillon parlait ouvertement de détruire la Sécurité sociale et de supprimer 500 000 postes de fonctionnaires – entre autres. Comment remporter l’élection présidentielle en promettant du sang et des larmes à la grande majorité de la population ?
Pour rester compétitif sur le marché mondial, le capitalisme français en déclin a bien besoin du « choc social » annoncé par Fillon. Les patrons l’avaient d’ailleurs applaudi à tout rompre lors de son audition devant le Medef, pendant la campagne des primaires. Fillon leur annonçait avec le plus grand flegme qu’il était prêt à gouverner à coups de décrets et de 49-3 pour faire appliquer sa cure d’austérité puissance 10. La vidéo du candidat au poste de meilleur larbin du patronat a beaucoup circulé, sur les réseaux sociaux.
Fillon avait oublié un petit détail : contrairement au parterre de milliardaires du CAC 40 qu’il côtoie régulièrement dans les salons dorés du Medef, les travailleurs sont très attachés à leurs acquis sociaux et aux services publics. Depuis des années, ils subissent un recul de leurs conditions de vie et de travail. Or les salariés constituent la grande majorité de la population en âge de voter !
C’est dans ce sens qu’il fallait comprendre les critiques formulées notamment par les sarkozystes : « le programme de notre candidat n’est pas assez social ». Traduction : il faut plus de démagogie. Fillon rompait avec une solide tradition du parti des Chirac et Sarkozy. Ces derniers étaient passés maîtres dans l’art de tromper l’électorat populaire par des formules et des promesses creuses, comme l’engagement de Chirac à lutter contre la « fracture sociale ».
Une corruption insupportable
L’« honnête » François Fillon méditait sur ce problème lorsque Le Canard enchainé a commencé sa série de révélations. L’attention s’est concentrée en particulier sur les emplois fictifs d’attachés parlementaires des membres de la famille Fillon. L’effet fut dévastateur : en 24 heures, la « victoire assurée » ne l’était plus du tout.
Les commentateurs médiatiques eurent alors du mal à cacher leur dépit : « force est de constater que beaucoup de Français ne supportent plus ces pratiques ». C’est peu de le dire. L’approfondissement de la crise depuis 2008, l’explosion du chômage et les politiques d’austérité des gouvernements successifs – de droite comme de « gauche » – ont réduit à zéro la « tolérance » passée (et toute relative) des masses à l’égard des différentes formes de corruption des politiciens. Les sommes perçues par la famille Fillon pour de vrais-faux emplois engendrent un juste sentiment de colère. Les 900 000 euros touchés par Pénélope Fillon « pour ouvrir le courrier de son mari », entre autres, représentent à peu près ce qu’un couple de travailleurs au SMIC va toucher, en salaires, tout au long de sa vie de dur labeur. Et Fillon de nous annoncer l’austérité permanente !
La défense de Fillon est pathétique et révélatrice de sa déconnexion du monde réel. Il nous dit : « beaucoup de parlementaires font pareil, c’est une vieille pratique, c’est légal ». Les travailleurs en tirent la conclusion – correcte – que la corruption est « légale » dans la classe politique. Dans le même temps, la Justice française n’hésite pas à poursuivre un chômeur qui, pour nourrir ses enfants, a volé un paquet de pâtes. La multiplication de ce genre de comparaisons constitue un cocktail explosif dans la conscience des masses.
Certes, un secteur de l’électorat de droite n’est pas plus gêné que cela par les affaires Fillon. A l’heure où nous écrivons ces lignes (fin février), Fillon conserve un certain « socle », nous dit-on : entre 16 et 21 % des voix. Il n’est pas certain qu’il le conservera jusqu’au bout. Il est vrai qu’une partie des classes moyennes place l’objectif de faire gagner la droite au-dessus de tout le reste. Mais ce cynisme n’est pas forcément partagé par l’électorat de droite le plus populaire, qui souffre de la crise. En conséquence, le candidat des Républicains pourrait bien être éliminé au premier tour de la présidentielle, ce qui ouvrirait une crise majeure de ce parti.
Crise de régime
Au fond, toute cette affaire n’est qu’un révélateur de plus – et un accélérateur – de la profonde crise de régime qui secoue le pays. Les « partis de gouvernement » (PS et LR) sont de plus en plus discrédités. En conséquence, c’est tout le système politique qui est discrédité, c’est-à-dire la forme traditionnelle de la démocratie bourgeoise. Le bipartisme et ses « alternances » gauche-droite, depuis plus de trente ans, garantissaient aux capitalistes la mise en œuvre de l’essentiel de leur programme : rigueur budgétaire et contre-réformes pour les travailleurs, cadeaux fiscaux pour le grand patronat. Cette garantie est en train de s’évaporer, sur fond de polarisation croissante des électorats.
Il n’est pas étonnant que Marine Le Pen profite de cette situation. D’une part, elle n’a jamais été au pouvoir. D’autre part, elle annonce vouloir « renverser la table ». Elle attaque précisément la caste plus ou moins corrompue qui contrôle le pouvoir politique depuis des décennies. Sa démagogie raciste se double d’une démagogie « sociale ». Le seul qui puisse l’affaiblir sérieusement, c’est Jean-Luc Mélenchon, à condition qu’il parvienne à cristalliser une alternative radicale à gauche. Tous les autres candidats sont trop associés au « système » pour convaincre les électeurs tentés par le FN. En ce qui concerne les dirigeants du PS et des Républicains, ils sont même les premiers responsables de la montée du FN.
Le cas Macron
L’autre candidat qui profite de cette situation, c’est Emmanuel Macron. Tout en feignant d’être un nouvel arrivant, il se dit « ni de droite, ni de gauche », autrement dit tente d’échapper à la crise de régime en se tenant en son centre absolu. Un calme précaire ne règne-t-il pas dans l’œil du cyclone ? Longtemps repoussé, son programme commence à être précisé : suppression de 150 000 postes de fonctionnaires, austérité, « ubérisation »... Il est à peine moins réactionnaire que celui de Fillon – et au final très banal.
Le soutien médiatique dont bénéficie Macron pourrait ne pas suffire à le maintenir au niveau d’une qualification au deuxième tour. Malgré tout, une partie de la bourgeoisie et de ses politiciens sautent dans sa barque, moins trouée que celle des Républicains. L’alliance avec Bayrou en est un signe. C’est un danger cependant, de leur point de vue : Fillon et Macron pourraient se neutraliser et s’affaiblir au point d’être tous deux disqualifiés du premier tour de la présidentielle.
Instabilité
L’incertitude qui caractérise les élections de 2017 constitue une préoccupation majeure pour la bourgeoisie française, mais aussi pour la bourgeoisie internationale. La récente remontée des taux d’intérêt de la dette française en est un indicateur : les investisseurs anticipent un gouvernement français instable à l’issue des élections, quel qu’en soit le vainqueur.
Le fait est que la classe dirigeante française n’a pas de solution à la crise de son système, la plus grave depuis les années 30. Aucun politicien ne peut sauver un système qui n’offre pas d’autre perspective à la masse de la population qu’une suite sans fin de souffrances et d’injustices. L’actuelle crise de régime annonce de grandes luttes et de grands bouleversements politiques. Il faut s’y préparer !