Cela fait bientôt dix ans que le capitalisme a plongé dans sa plus grave crise depuis les années 30. Elle pourrait bien être la plus grave de son histoire. En dépit d’une légère accélération de la croissance mondiale, la presse économique n’est pas très optimiste. Certes, les Etats-Unis sont dans le vert (3 %), l’Union Européenne sort un peu du marasme et la plupart des « pays émergents » tiennent bon (Chine) ou redémarrent (Brésil et Russie). Mais à l’horizon, que d’incertitudes et de périls ! Les éditoriaux des économistes les plus sérieux font penser à la formule du docteur Knock : « la santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon ».
Dans un article publié le 20 octobre [1], l’économiste Marc Touati énumérait quelques-unes des menaces qui planent sur la croissance : « un conflit avec la Corée du Nord, un krach boursier et obligataire mondial, une forte instabilité politique européenne, qui pourrait notamment être provoquée par une issue défavorable des élections législatives italiennes, mais aussi par un capharnaüm sociétal en Catalogne et par là même dans l’Espagne entière, sans oublier les risques de dérapages sociaux toujours présents dans l’Hexagone. » Il redoute aussi « une crise de la dette privée en Chine, de nouveaux dérapages liés au Brexit et bien sûr et malheureusement, des risques d’attentats et de crises géopolitiques ».
C’est tout ? Non. A ces risques, l’auteur ajoute « la «planche à billets» pléthorique de la BCE », qui « n’a pas produit de miracle au cours des dernières années », mais dont « la fin progressive n’arrangera évidemment pas la situation. » Exact. Les rachats d’actifs par la Banque Centrale Européenne – et la politique monétaire très souple de la Fed américaine – ont surtout eu pour effet de regonfler les bulles spéculatives qui ont éclaté en 2008. En conséquence, l’ensemble des dettes publiques et privées accumulées dans le monde s’élève désormais à 226 000 milliards de dollars, soit plus de trois fois le PIB mondial !
C’est insoutenable, comme le rappelle souvent le FMI, qui demande aux banques centrales de siffler la fin de l’orgie monétaire. Problème : dans le contexte actuel, il sera très difficile de « dégonfler » les bulles spéculatives sans les faire éclater – et donc sans précipiter une nouvelle récession mondiale. Pour éviter ce scénario, il faudrait que la demande soit suffisamment solide pour amortir le choc d’un resserrement des politiques monétaires, car les marchés sont drogués aux liquidités gratuites. Or comme le signale une inflation poussive, la demande est faible au regard de la surproduction qui affecte le marché mondial. Les économistes bourgeois, qui parlent de « surcapacité », soulignent qu’elle touche de nombreux secteurs. Voilà le cœur du problème, la cause fondamentale de la crise et le plus grand péril pour la croissance mondiale, dans la période à venir.
Macron à l’offensive
C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer la « robuste » reprise dans laquelle serait engagée l’économie française, selon le gouvernement Macron. L’Insee a annoncé 0,5 % de croissance au troisième trimestre 2017 et a avancé une prévision de 1,8 % sur toute l’année. C’est un peu mieux que l’an passé. Mais en fait, le détail des chiffres de l’Insee montre que la « performance » du troisième trimestre est due à l’augmentation des stocks dans l’industrie aéronautique [2]. En outre, le déficit commercial repart à la hausse, conséquence d’un manque de compétitivité. Mais surtout, il est évident que la « robuste » reprise est à la merci du premier coup de vent mauvais sur les marchés mondiaux.
Il n’est pas exclu, cependant, que la « reprise » se prolonge sur plusieurs trimestres, voire accélère. Mais cela ne changerait absolument rien à la mission du gouvernement Macron : mener une offensive majeure, sans précédent, contre les conditions de vie, d’étude et de travail de la grande majorité de la population. Santé, logement, éducation, conditions de travail, salaires, protection sociale, services publics, retraites : tous les acquis sociaux sont dans le viseur. Il y va de la compétitivité du capitalisme français – et donc des marges de profit de la classe dirigeante. De son point de vue (authentiquement « égoïste » et « cynique »), elle n’a pas le choix.
Six mois après son élection, Macron est content (surtout de lui-même) et confiant : la mobilisation syndicale contre la nouvelle loi Travail est bien inférieure à celle de 2016. Et comme la faiblesse invite à l’agression, le gouvernement passe à l’offensive sur d’autres fronts : les allocations chômage, la sélection à l’université, la sécurité sociale, le logement social et, bientôt, les retraites. Pendant ce temps, les plus riches recevront des milliards d’euros grâce à la flat tax et à la suppression de l’ISF.
Les directions syndicales
Le paradoxe de la situation, c’est que cette politique réactionnaire n’a pas beaucoup de soutien dans la population. Pourquoi, dès lors, ne provoque-t-elle pas une opposition plus forte, dans la rue ? C’est une question complexe, car ici différents facteurs entrent en ligne de compte. De façon générale, il n’y a pas de rapport mécanique, automatique, entre le mécontentement des masses et leur mobilisation à une vaste échelle. C’est un processus dialectique, qui n’évolue pas graduellement, mais par bonds, par ruptures et accélérations soudaines. Ceci dit, un élément central de l’équation, aujourd’hui, c’est le rôle lamentable – il n’y a pas d’autres mots – des dirigeants syndicaux, c’est-à-dire de ceux qui sont censés organiser, planifier et diriger la lutte. Dans les faits, ils organisent, planifient et dirigent la défaite.
Laurent Berger (CFDT) approuve la politique de Macron, grosso modo, et refuse donc de mobiliser. C’est un agent du grand patronat au sein du mouvement ouvrier. Jean-Claude Mailly, de Force Ouvrière, ne vaut pas mieux. Ayant trop ouvertement capitulé, il a été désavoué par la Commission Exécutive de son syndicat, mais celle-ci n’est pas allée jusqu’à le démettre de ses fonctions. Quant à Philippe Martinez (CGT), il ne propose aucune stratégie alternative aux rituelles « journées d’action », dont tout le monde sait qu’elles n’ont aucune chance de faire reculer le gouvernement. N’est-ce pas une leçon évidente, limpide, des grandes luttes de 2010 et 2016 – lesquelles, ne l’oublions pas, furent des défaites ?
Que dirait-on d’un général qui, ayant subi deux défaites consécutives, engage son armée dans une troisième bataille sur la base de la même stratégie que les fois précédentes, sans tenter de tirer la moindre leçon du passé ? On dirait que c’est un mauvais général. Et il ne serait pas surprenant que beaucoup de soldats refusent de se battre. Ce qui est vrai dans une guerre l’est plus encore dans la lutte des classes, où ne règnent pas la discipline militaire et son système de sanctions. Beaucoup de salariés ont compris, depuis longtemps, que les « journées d’action » ne mènent à rien. Dès lors, ils ne voient pas l’intérêt de perdre un jour de salaire – ou même un jour de congé – pour aller faire une promenade syndicale. Ils préfèrent les ballades en famille, le week-end. Autrement dit, les faibles mobilisations de ces derniers mois n’indiquent pas un recul de la combativité des travailleurs ; elles indiquent surtout la banqueroute des directions syndicales, CGT comprise. Jean-Luc Mélenchon a eu cent fois raison de le souligner.
Ce problème, heureusement, n’est pas un obstacle absolu à l’intensification de la lutte des classes. On l’a vu notamment en 2010 et 2016, lorsque les salariés de différents secteurs ont engagé un mouvement de grèves reconductibles, contre la volonté des directions confédérales. Constatant leur isolement, les grévistes se sont repliés en bon ordre, chaque fois. Reste qu’ils ont montré la voie, la seule qui fera reculer Macron. La généralisation d’un mouvement de grèves reconductibles – comme en juin 36 et en mai 68 – est une possibilité évidente, dans la période à venir, et conforme aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier français. Les Berger, Mailly et Martinez peuvent bien retarder un tel développement ; ils ne pourront pas l’empêcher. Quant aux militants les plus conscients, ceux qui comprennent cette perspective, leur rôle est de s’y préparer et de la préparer activement.
[1] Ex-directeur de la recherche économique et financière chez Banques Populaires et Natexis. L’article en question a été publié sur le site de l’ACDEFI, sous le titre : Croissance mondiale : 2018 plus difficile que 2017.
[2] Lire l’analyse de Romaric Godin sur Médiapart, le 31 octobre : Une reprise française de bien piètre qualité.
Sommaire
Les contradictions de la situation économique et politique - Edito du n°20
La lutte des salariés d’Hydro Grenoble
Une journée de travail chez Monoprix
La mobilisation des salariées des EHPAD
La France insoumise et le mouvement syndical
« Prenez le nouveau Lévothyrox » et... « circulez, il n’y a rien à voir ! »
Contrats aidés : notre précarité leur coûte encore trop cher !
Glyphosate : Monsanto plus fort que le « principe de précaution »
L’« état d’urgence » permanent : inutile face au terrorisme, dangereux pour le mouvement ouvrier
La crise catalane et la lutte contre le gouvernement Rajoy
La « gauche radicale » en pleine confusion
Elections régionales au Venezuela : le PSUV l’emporte, mais rien n’est réglé
L’étranglement de la Grèce
Macron, Al-Sissi et la crise de la jeunesse égyptienne
L’insurrection d’Octobre 1917
Lyon, quelle stratégie face à l’extrême droite ?