Macron et son gouvernement espèrent que l'affaire Benalla va s'évaporer dans la torpeur du mois d'août. Il n'en sera rien. D'une part, il pourrait y avoir de nouvelles révélations sur Benalla, Crase ou tel autre agent soit de l'Elysée, soit de LREM (ce qui revient au même). Par exemple, on pourrait en apprendre davantage sur les rapports qu'entretenaient ces hommes de main avec divers politiciens et hauts fonctionnaires (notamment de la police). D'autre part, et surtout, les effets politiques de cette affaire sont importants et irréversibles. Le recul de Macron, dans les sondages, n'en donne qu'une idée partielle.
Pour se protéger, le gouvernement tente de réduire les agissements de Crase et de Benalla à des « fautes personnelles » ; ils en seraient donc eux-mêmes les seuls responsables (ou presque). Mais c'est une fable mal ficelée, pleine de contradictions, de mensonges, de silences coupables – et à laquelle, donc, personne ne peut croire. Les deux sbires n'ont pas accompli spontanément et bénévolement leurs sales besognes. Ils suivaient des instructions venues du plus haut niveau de l'Etat, qui leur avait d'ailleurs fourni le matériel et les passe-droits nécessaires. Leurs actes s'inscrivaient parfaitement dans la stratégie déployée par le pouvoir lors de nombreuses manifestations : provoquer des incidents et des violences pour mieux les déplorer publiquement, après coup.
Parallèlement à la théorie fumeuse des « fautes personnelles » de Crase et Benalla, le chef de l'Etat s'est proclamé le « seul responsable » de toute l'affaire. Comment est-ce possible ? Cela fait un peu trop de « seuls responsables » ! Mais c'est que la responsabilité assumée par Macron est d'un genre particulier : elle est métaphysique, jupitérienne. Elle s'évanouit à l'instant même où elle s'avoue. Elle n'appelle aucune explication ou sanction ; elle est entièrement... irresponsable. Dans ce contexte, le célèbre « qu'ils viennent me chercher ! » signifiait exactement : « Circulez ! »
Si Macron s'autorise pareille provocation, c'est notamment parce qu'il se sait protégé par la Constitution : la destitution d'un Président requiert les deux tiers des voix du Parlement. Ainsi, Macron échappe au principe démocratique élémentaire – même d'un point de vue bourgeois – du vote à la « majorité simple ». On se rapproche du « droit de veto » monarchique. Par ailleurs, l'Assemblée nationale et le Sénat peuvent convoquer le monde entier en Commission d'enquête, sauf le chef de l'Etat. C'est du haut de cette loge constitutionnelle – et de style royal – qu'il s'est permis de narguer le peuple.
Cependant, la plupart des gens n'aiment pas l'insolence et l'arrogance des puissants, même quand elle est constitutionnelle. L'ensemble de cette affaire a miné l'autorité politique de Macron et de son gouvernement dans toutes les classes sociales. Les réactions sont diverses : certains sont surpris et déçus, d'autres confirment et renforcent leur jugement négatif. Les dégâts sont très sérieux dans cette large fraction des classes moyennes qui a voté pour Macron en avril 2017. Le libéralisme économique de cet électorat n'exclut pas son adhésion à certains « principes ». Beaucoup d'électeurs de Macron tombent d'autant plus haut qu'ils avaient crû à son baratin sur la « République exemplaire » et la « moralisation de la vie politique ». Ils déplorent le spectacle offert par Macron, son gouvernement et sa majorité – spectacle où les principes, la droiture et l'intégrité brillent par leur absence.
Les révélations sur la milice de Macron ont aussi attisé la colère du mouvement ouvrier. Elles ne peuvent qu'accroître sa combativité, à terme. A l'hostilité contre le « président des riches » s'ajoute, désormais, le mépris pour le chef de bande. Dans la jeunesse et le salariat, cette affaire renforce le rejet, voire le dégoût, des institutions de la « démocratie » bourgeoise. Elle alimente donc l'idée qu'un changement radical de régime est nécessaire. Ceci va jouer un rôle non négligeable dans le développement de la lutte des classes, alors que se multiplient les projets de contre-réformes drastiques (retraites, assurance chômage, Fonction publique...).
Des porte-paroles de la bourgeoisie l'ont compris. Le 21 juillet, Jean-Michel Apathie s'alarmait : « Ça ne finira jamais ? Je n’ai jamais vu un pouvoir à ce point ballotté, dépassé, par les événements. Le silence de Macron ajoute au sentiment de dérive générale. Le spectacle est stupéfiant, les dégâts considérables. » On imagine que Mr Apathie n'a guère apprécié la façon dont Macron est sorti de son silence, trois jours plus tard ! De manière générale, les éléments les plus avisés de la bourgeoisie n'aiment pas beaucoup les tendances aventuristes de Macron-Jupiter. Cependant, ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes : c'est le pourrissement de leur système, de leurs partis et de leurs institutions qui a ouvert la voie aux frasques de Macron, de même que la crise de la « démocratie » américaine a ouvert la voie aux frasques d'un Donald Trump.
Enfin, toute cette affaire donne à la jeunesse et aux travailleurs une précieuse leçon sur la véritable nature de l'Etat capitaliste, de cet Etat que la propagande officielle nous présente comme « garant de l'intérêt général », comme un « arbitre impartial » et ainsi de suite. Karl Marx le soulignait : une fois dépouillé de ses éléments secondaires ou artificiels, l'Etat bourgeois se ramène à des « hommes en armes » qui défendent la propriété capitaliste. Or voilà très précisément ce que sont Crase et Benalla : des hommes en armes qui frappent et arrêtent des jeunes contestant l'ordre établi.
Aussi, les dirigeants de gauche ne devraient pas mêler leurs voix à celles de la droite pour défendre « l'Etat républicain » (bourgeois) contre deux individus prétendument « étrangers » à cet Etat. Pardon, mais au vu de leurs actes, de leurs équipements et de l'autorité dont ils se prévalaient, les deux nervis en question n'étaient pas du tout « étrangers » à ce que nous, marxistes, désignons comme le cœur de l'Etat capitaliste. Que Crase et Benalla aient agi en dehors du cadre juridique officiel ne change rien à leur rôle effectif. Par ailleurs, l'ensemble des forces de répression – légales ou benallesques – défendent l'ordre capitaliste, en dernière analyse. C'est leur fonction. Les forces de l'ordre officielles et assermentées de l'Etat bourgeois n'avaient pas besoin des conseils de deux barbouzes pour violemment réprimer la jeunesse et les travailleurs en lutte, ces dernières années.
Le plus remarquable, dans cette affaire, c'est la mise à jour d'un lien direct entre le chef de l'Etat, qui est censé « incarner l'intérêt général », etc. – et deux nervis réprimant des manifestants. La mythologie bourgeoise sur l'Etat républicain en sort très abîmée, au profit de cette vérité simple : comme chef de l'Etat, Macron est le chef des hommes en armes qui défendent le pouvoir et les privilèges de la classe dirigeante. C'est la principale leçon de l'affaire Benalla. Elle ne sera pas perdue pour tout le monde.