Les élections municipales et européennes ont été un échec pour le Front de Gauche, au regard de ses ambitions et de son potentiel. Les européennes ont accentué le tableau des municipales – et il est clair : entre 2009 et 2014, le FN progresse de 3,6 millions de voix, le Front de Gauche de seulement 130 000 voix.
Le Front de Gauche avait annoncé de longue date son ambition d’arriver en tête de la gauche lors de ces élections européennes. Avec 14 % des voix, le PS poursuit sa chute ; elle est la conséquence inéluctable de la crise du capitalisme et de la politique d’austérité que mène le gouvernement « socialiste ». Mais cela ne profite pas au Front de Gauche. François Hollande recueillait 10,2 millions de voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, contre 2,65 millions aux dernières élections européennes. L’écart – plus de 7,5 millions de voix – est tellement important qu’il ne suffit pas d’évoquer la spécificité du scrutin européen et le haut niveau de l’abstention pour répondre à la question : pourquoi, sur les millions d’électeurs socialistes de 2012 qui n’ont pas voté PS en 2014, aucun – ou presque – n’a voté Front de Gauche aux européennes ? Autrement dit : comment se fait-il que dans un contexte de crise majeure du système capitaliste, alors que le PS au pouvoir mène une politique d’austérité dont personne ne veut (à part le patronat), le Front de Gauche ne progresse pas ?
Si l’on regarde l’ensemble du cycle électoral du Front de Gauche depuis sa création, en 2009, on n’a pas seulement affaire à une stagnation, mais à un reflux. En 2014, le Front de Gauche réalise pratiquement le même score qu’en 2009. Or en avril 2012, au terme d’une campagne électorale marquée par des meetings massifs et très enthousiastes, Jean-Luc Mélenchon recueillait 4 millions de voix, contre 1,25 million pour le Front de Gauche en 2014. Ici aussi, l’écart est trop important pour se contenter d’évoquer, en guise d’explication, l’abstention élevée aux européennes. Car le FN résiste bien mieux à l’abstention : il recueille 4,7 millions de voix en 2014, contre 6,4 millions en avril 2012, soit un ratio de 74 %. Le Front de Gauche, lui, ne parvient en 2014 qu’à 31 % de son résultat de 2012, en nombre de voix.
Ces résultats ont envoyé une onde de choc dans les organisations du Front de Gauche. Chacun s’efforce de comprendre et de faire des propositions. Des réunions nationales pour « relancer » le Front de Gauche sont annoncées. De nombreuses tribunes et contributions ont été publiées dans L’Humanitéet sur les blogs de responsables du Parti de Gauche (PG). Le débat doit être mené à tous les niveaux du Front de Gauche, de la base au sommet. Et il doit aboutir à des modifications profondes de son programme et de sa stratégie, car c’est évidemment là que réside le problème – et aussi, dès lors, la solution.
La faute au PS ?
Après un échec électoral, la tentation existe toujours d’y voir la conséquence de « conditions objectives » défavorables. Ainsi, au lendemain des élections européennes, la direction du PG a découvert une théorie que les dirigeants du PCF affectionnent depuis de nombreuses années et qui prend la forme du syllogisme suivant : le PS est discrédité ; or le PS est identifié à « la gauche » ; donc toute « la gauche » (Front de Gauche compris) pâtit du discrédit du PS. Eric Coquerel, secrétaire national du PG, écrit par exemple sur son blog : « La raison première de notre échec est simple : pour la très grande majorité de nos concitoyens, le gouvernement c’est LA gauche. Et nous sommes assimilés à cette politique ou du moins rangés dans ce camp. »
Militants communistes, combien de fois avons-nous entendu ce raisonnement au lendemain de revers électoraux ? Or il suffit de renverser l’argument pour mieux poser le problème : si le PCF et le PG ne s’étaient pas eux-mêmes associés, de différentes façons, aux politiques pro-capitalistes du PS et des Verts, les électeurs ne seraient pas tentés de les mettre tous dans le même sac « de gauche ». Autrement dit, on donne le bâton pour se faire battre, puis on se plaint du fait que les « circonstances » nous maltraitent. Nous y reviendrons plus loin.
Par ailleurs, si vraiment c’était « la faute aux socio-démocrates », comment expliquer les progrès, aux élections européennes, de Syriza en Grèce, d’Izquierda Unida en Espagne, du PCP au Portugal et du PTB en Belgique ? Il faut aussi analyser, en Espagne, le succès très significatif de Podemos, perçu comme se situant à gauche d’Izquierda Unida. Dans tous ces pays, il y a une social-démocratie enracinée de longue date et aujourd’hui profondément discréditée. Cela n’a pas empêché les partis se situant sur sa gauche de progresser.
L’impact de la crise
Nous ne voulons pas nier l’influence des conditions objectives. Par exemple, l’extrême gravité de la crise économique et sociale en Grèce constitue évidemment le cadre général de l’ascension rapide de Syriza, qui est passé de 5 % à près de 30 % de voix. Les dirigeants de Syriza n’étaient pas plus radicaux que ceux du Front de Gauche ; ils le sont encore moins aujourd’hui qu’ils s’approchent du pouvoir. Mais face aux plans de rigueur draconiens mis en œuvre par le PASOK au pouvoir, d’une part, et à la prostration sectaire du KKE, d’autre part, les engagements verbaux des chefs de Syriza contre les politique d’austérité ont déterminé une rapide recomposition de la gauche grecque. L’impasse des nombreuses grèves générales de 24 heures – qui ne pouvaient aboutir à rien, dans un contexte d’effondrement économique – a également favorisé un transfert de la radicalisation des masses grecques sur le terrain politique. En tenant compte de ces différents facteurs, l’ascension de Syriza s’explique sans difficulté.
En France, la crise économique et la régression sociale n’ont pas encore atteint des dimensions aussi catastrophiques qu’en Grèce. François Hollande mène une politique de rigueur qui, comparée à ce que subissent le Grecs, pourrait être qualifiée de « modérée », si elle ne marquait pas déjà au fer rouge la chair et l’esprit de millions de personnes. Le chômage et la précarité augmentent, les services publics sont attaqués, les niveaux de vie régressent – mais à un rythme moins rapide qu’en Grèce (ou en Italie, au Portugal et en Espagne). Ce contexte général pourrait expliquer que le Front de Gauche ne progresse pas aussi rapidement que Syriza en Grèce. Mais en aucun cas il n’explique le reflux du Front de Gauche entre 2012 et 2014. Les raisons de ce reflux ne doivent donc pas être cherchées dans les conditions objectives, mais dans l’incapacité du Front de Gauche, ces deux dernières années, à donner une expression adéquate à la colère qui monte dans le pays. Car en réalité, la situation est toujours extrêmement favorable au développement du Front de Gauche.
On aurait tort, cependant, de tabler sur le fait que le développement de la crise, en France, poussera mécaniquement la radicalisation des masses vers le Front de Gauche, de sorte qu’il nous suffirait d’attendre la vague sans trop nous soucier de notre ligne et de notre stratégie. Le Front de Gauche ne connaîtra pas automatiquement le même type d’ascension que Syriza. A cet égard, l’exemple de l’Italie, où la crise est encore plus profonde qu’en France, doit être médité par tous les militants du Front de Gauche. D’erreurs en trahisons, la direction du PRC a réussi à saborder ce qui restait du puissant Parti Communiste Italien. En quelques années, le PRC a pratiquement disparu de la carte politique. La relation dialectique entre les « conditions objectives » et les erreurs des dirigeants de gauche peut être fatale aux partis ouvriers.
La stratégie électorale du PCF
Nous ne répèterons pas ici ce que nous avons écrit sur l’impact très négatif de la division du Front de Gauche aux élections municipales. Cette division et les alliances au premier tour avec le PS et les Verts – deux partis gouvernementaux, à l’époque – ne pouvaient que semer la confusion parmi tous ceux qui cherchent une alternative à la « gauche » gouvernementale, laquelle mène une politique de droite.
Cette leçon est-elle enregistrée, désormais, par les dirigeants du Front de Gauche ? Malheureusement pas. Dans une tribune publiée dans L’Humanité, fin avril, et signée par une quinzaine de dirigeants du PCF (et non des moindres), la question est abordée en ces termes : « nous récusons l’idée que la condition de l’efficacité et de la lisibilité de notre stratégie soit l’autonomie électorale. […] La première condition d’un rassemblement utile à nos concitoyens et capable de créer des convergences politiques fortes, c’est de respecter la souveraineté des composantes du Front de gauche sur leurs choix électoraux comme sur l’ensemble de leurs décisions. Les oukases à répétition de Jean-Luc Mélenchon doivent cesser ! »
Ainsi, au nom de la « souveraineté » du PCF, ces dirigeants veulent pouvoir faire toutes sortes d’alliances avec le PS – comme au premier tour des municipales – sans avoir à subir les « oukazes » de ceux qui leur font observer que dans le contexte actuel, de telles alliances sont une stratégie suicidaire pour le PCF et pour le Front de Gauche. « Laissez-nous saborder en paix le PCF et le Front de Gauche, si cela plait à notre souveraineté ! » Comme militants communistes embarqués sur le même navire, nous ne sommes pas d’accord avec cette conception de la « souveraineté » du PCF. Si elles prolongent ce qui s’est fait aux municipales, les alliances du PCF aux prochaines échéances électorales porteront gravement atteinte à la crédibilité du parti et du Front de Gauche.
En réponse aux critiques du PG sur la stratégie électorale du PCF, les signataires de cette tribune ajoutent : « Notre erreur est précisément d’avoir progressivement fait du Front de gauche un rassemblement à visée principalement électorale ». Or comment caractériser, au juste, la stratégie d’alliances du PCF avec le PS au premier tour des municipales, sinon comme une « visée » non seulement « électorale », mais même principalement électoraliste, sans principe, subordonnée au seul objectif à court terme d’obtenir un maximum d’élus ? Enjambant sans mot dire cette contradiction, les auteurs de la tribune s’élèvent alors très au-dessus des considérations bassement « électorales » et ouvrent la perspective suivante : « De nouveaux espaces d’intervention populaire doivent être mis en place avec l’objectif de créer une nouvelle culture politique dans le pays. Cela nécessitera un travail de proximité par la création de milliers d’espaces dans les quartiers, les villages et sur les lieux de formation et de travail. Non des assemblées qui servent de tribune aux composantes du Front de gauche, mais des ateliers politiques en lien avec les luttes sociales pour reconstruire progressivement un lien de confiance avec les citoyens, les travailleurs, les jeunes de notre pays et co-élaborer avec eux un projet alternatif de gauche. »
Tous les militants du PCF seront d’accord avec le projet d’enraciner le Front de Gauche dans la population. Le PCF devrait toujours être au cœur des luttes et des débats qui traversent le mouvement ouvrier. Ceci devrait occuper une place plus importante dans la vie interne et publique du parti, qui a trop tendance à être rythmée par les campagnes électorales. Mais pour que le « travail de proximité »rencontre un écho favorable dans la population, pour que les militants communistes sur le terrain n’occupent pas trop seuls les « milliers d’espaces » qu’il s’agit de créer, il faut que la stratégie électorale du PCF soit claire et cohérente. Chassée par la porte, cette question reviendra par la fenêtre. Le PCF ne pourra pas progresser sans une rupture politique claire avec le PS, notamment en matière de stratégie électorale. Sans une telle rupture, on aura le plus grand mal à impliquer la population dans nos activités publiques contre les politiques d’austérité. Le double jeu – alliances avec le PS au plan électoral, lutte contre l’austérité sur le terrain – nous mettra (et nous met déjà) dans une position intenable.
Les dirigeants communistes signataires de cette tribune avancent encore une autre explication du reflux du Front de Gauche : ses débats internes se seraient « transformé(s) ces derniers mois en une bataille de leadership illisible pour nos concitoyens. » Or en réalité il n’y a pas de « bataille de leadership ». Pour la masse de la population, le « leadership » du Front de Gauche se confond largement avec la personne de Jean-Luc Mélenchon. C’est une conséquence de sa candidature à la présidentielle, de la radicalité de sa campagne de 2012 et de l’enthousiasme qu’elle a suscité. Les signataires de la tribune en question le savent parfaitement. Cette histoire de « bataille de leadership » ne sert qu’à couvrir – pour ne pas en parler – les divergences politiques et stratégiques qui se sont exprimées, à l’occasion des municipales (mais pas seulement), sur l’attitude que le Front de Gauche doit adopter à l’égard du PS.
Le PG, les Verts et la « gauche du PS »
La direction du PG a elle aussi contribué à affaiblir le Front de Gauche, en particulier avec sa stratégie d’alliances avec les Verts (EELV) et sa perspective de constituer avec ce parti une « nouvelle majorité ».
Jusqu’au lendemain des élections municipales, les Verts (EELV) étaient au gouvernement – et donc comptables de la politique réactionnaire de François Hollande. Ils ont quitté le gouvernement dans l’espoir de ne pas être entrainés par le PS dans sa chute. Aux européennes, ils ont tout de même perdu 1,1 million de voix par rapport à 2009. C’est le parti qui a perdu le plus de voix. Il aurait encore plus reculé s’il n’avait pas quitté le navire « socialiste » en perdition, après y avoir loyalement soutenu les contre-réformes et les coupes budgétaires. Combien des 1,1 million de voix perdues par les Verts se sont reportées sur le Front de Gauche ? Aucune ou très peu. Un certain nombre d’entre elles se sont sans doute portées sur les listes UDI-Modem, qui font 450 000 voix de plus que le Modem en 2009. Le sénateur EELV Jean-Vincent Placé n’a pas tardé à tirer ses propres conclusions du scrutin européen : il propose à son parti de se tourner vers le Modem.
La direction du PG a sans cesse cherché à attirer les responsables d’EELV sur le terrain de « l’écosocialisme ». Mais ces derniers sont acquis à l’économie de marché ; ils ne veulent pas entendre parler du socialisme authentique. En conséquence, leur programme « écologique » est parfaitement compatible avec les politiques d’austérité, qu’ils n’ont pas hésité à défendre au gouvernement. Or dans le contexte actuel, tous les partis qui seront liés aux politiques d’austérité, d’une façon ou d’une autre, seront sévèrement sanctionnés. C’est l’une des principales leçons des élections européennes. Se tourner vers EELV, c’est se tourner vers une baudruche électorale déjà complètement discréditée aux yeux des éléments les plus radicalisés de la jeunesse et du salariat. C’est donc s’exposer, par ricochet, au même discrédit. Et qu’on ne pense pas régler ce problème en expliquant se tourner uniquement vers la « gauche » des Verts : si tant est qu’une chose pareille existe et pèse quoi que ce soit, personne n’en est informé – et cela n’a du moins aucune espèce d’existence distincte dans la conscience des masses. Par exemple, tous les députés Verts ont voté la contre-réforme du rail au Parlement.
La stratégie du PG à l’égard des Verts (ou de la « gauche du PS ») suscite de nombreux débats de sa base à son sommet. Le 18 juin, Jean-Luc Mélenchon évoquait sur son blog le « rapport du Front de Gauche aux dissidents socialistes et Verts ». Il écrivait : « La réunion de mes amis en Conseil national m’a rendu le service que j’en attendais : y voir plus clair. Un point en particulier m’a frappé. Quelque chose que je n’avais pas vu, du fait de mon implication personnelle dans les discussions avec les partenaires institutionnels de la gauche. Beaucoup me mettent en garde : les regroupements de groupes et partis politiques ne sont pas l’essentiel à cette heure. Il existe une lame de fond de rejet de tout ce qui touche à "la politique". L’activité de ceux qui veulent tourner la page de ce système ne doit surtout pas donner l’impression de résumer sa préoccupation à la préparation d’élections et aux alliances qui vont avec. J’entends ce message et je crois qu’il touche juste. Surtout si l’on tient compte du fait que les "dissidents" socialistes et Verts sont pour l’instant plus forts en mots qu’en actes. […] Beaucoup d’entre eux veulent surtout négocier des corrections à l’intérieur de la trajectoire définie par le gouvernement. »
C’est exact. Mais il faut préciser une chose : la « lame de fond de rejet » ne frappe pas « tout ce qui touche à la "politique" » en général. Elle frappe surtout les partis politiques qui se situent « à l’intérieur de la trajectoire définie par le gouvernement », comme l’écrit Mélenchon, c’est-à-dire qui défendent une politique d’austérité – ou qui se trouvent associés, notamment par des alliances électorales, à des partis qui défendent une politique d’austérité. C’est en cela que résidait la grave erreur des alliances du PCF avec le PS – et du PG avec les Verts – au premier tour des élections municipales.
Mélenchon ne tire pas toutes les conclusions de ce qu’il avance. Dans la même note de blog, il écrit en effet : « Les Verts ont donné la consigne de ne pas voter le collectif budgétaire du gouvernement, c’est-à-dire l’inepte pacte de responsabilité. Quand on vote contre le budget, qu’est on, sinon dans l’opposition ? Ainsi, d’un seul coup, quels que soient, pour finir, la réalité et le nombre des votes négatifs des députés Verts, l’opposition de gauche s’élargit d’un parti supplémentaire. » Non : l’« opposition de gauche » ne s’est pas élargie d’un millimètre sous prétexte que la direction nationale des Verts donne des consignes que les députés Verts s’empressent de ne pas respecter. La direction nationale, d’ailleurs, ne leur en demande pas tant. Ses pseudo-consignes font partie intégrante de manœuvres visant à « négocier des corrections à l’intérieur de la trajectoire définie par le gouvernement ». Dès lors, présenter les Verts comme faisant partie de « l’opposition de gauche », ce n’est pas renforcer celle-ci, c’est au contraire la discréditer aux yeux de tous ceux qui cherchent une alternative de gauche sérieuse à la politique réactionnaire du gouvernement.
Les mêmes remarques s’appliquent évidemment aux socialistes « dissidents ». La « gauche du PS » n’a jamais été dans un aussi piteux état. Formés à l’époque de réaction idéologique et de relative croissance économique des années 90 et 2000, ses cadres n’ont pas d’autre horizon que l’économie de marché. Face à la politique réactionnaire du gouvernement, ils protestent, s’agitent, menacent de ne pas voter la confiance à Manuel Valls – puis, lassés par tant d’émotions, capitulent. Sur les quelque 90 députés socialistes qui avaient signé un texte menaçant de ne pas voter la confiance, seuls 11 se sont abstenus, finalement. Tous les autres ont voté pour. Aucun n’a voté contre. Tout ce que ces « dissidents » osent demander au gouvernement, c’est un peu moins d’austérité, un peu moins de coupes budgétaires, comme si celles-ci étaient quand même inévitables. En conséquence, la « gauche du PS » n’existe guère plus que la « gauche des Verts » dans la conscience de la population. Lorsqu’on leur parle de députés PS « dissidents », les travailleurs regardent vers les bancs socialistes de l’Assemblée nationale, mais ne perçoivent qu’un magma indifférencié votant les coupes budgétaires avec plus ou moins d’enthousiasme. Ils en concluent, à juste titre, qu’on cherche à leur faire prendre des vessies pour des lanternes.
Mélenchon ajoute un élément important, dans la même note de blog. Il appelle le Front de Gauche à se tourner vers les luttes : « le cœur du moment est dans l’action de combat et dans les luttes à épauler et conforter autant qu’on le peut. C’est là qu’est le moteur du Front du peuple que nous voulons faire émerger. […] c’est à l’aide aux luttes de terrain qu’il faut s’appliquer. » C’est tout à fait correct. Malheureusement, le comportement du député PCF André Chassaigne, pendant la récente grève des cheminots, a abouti au résultat contraire. Nous y reviendrons ailleurs. Ce qui est clair, c’est que le Front de Gauche doit se tourner en priorité vers les salariés en lutte contre le patronat et la politique gouvernementale. Il doit développer son implantation parmi les éléments les plus combatifs de la classe ouvrière. Le PCF et le PG doivent tourner le dos aux alliances sans principe et aux manœuvres d’appareils avec le PS et les Verts, au profit d’un travail patient et systématique en direction des millions de jeunes et de travailleurs qui cherchent une alternative au capitalisme en crise.
Le programme du Front de Gauche
Le Front de Gauche doit être au premier rang de toutes les luttes contre l’offensive du patronat et du gouvernement « socialiste ». Mais il doit aussi défendre un programme qui s’attaque aux causes fondamentales de la crise du capitalisme et de la régression sociale qu’elle entraîne. On ne doit pas seulement aider les travailleurs en lutte ; on doit s’efforcer de les entraîner dans une lutte politique contre le système capitaliste dans son ensemble. Pour ce faire, il nous faut un programme qui lie étroitement les revendications immédiates des travailleurs à l’objectif d’une rupture avec le système capitaliste.
Dans le Programme de Transition (1938), écrit en pleine crise des années 30, Trotsky soulignait que dans le cadre du « capitalisme pourrissant […], il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques ni de l’élévation du niveau de vie des masses », que « la bourgeoisie reprend chaque fois de la main droite le double de ce qu’elle a donné de la main gauche », et qu’enfin « chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste ». [Nous soulignons]
Ces quelques lignes s’appliquent parfaitement à la situation actuelle. Le capitalisme est aujourd’hui au moins aussi « pourrissant » qu’à la fin des années 30. A ce propos, Eric Coquerel (PG) écrit sur la question de l’emploi : « les délocalisations des entreprises sont des plaies insupportables pour les premiers intéressés, leurs salariés, mais aussi les populations autour. […] Pour cette raison, il faut une mesure concrète emblématique à même de répondre à chaque cas et de montrer que l’on peut rompre avec le "laisser aller, laisser faire" et l’idée que rien n’est plus possible. Je propose le mot d’ordre de "réquisition". Elle serait appliquée à toute entreprise bénéficiaire qui annonce une délocalisation. L’Etat et les collectivités aideraient ensuite à la poursuite de son activité soit par un soutien financier et technique à un redémarrage en SCOP […], soit, selon l’importance, et le caractère stratégique du secteur, une nationalisation. »
Les mots d’ordre avancés par Coquerel – « réquisition », « nationalisation » – vont exactement dans le sens de ce qu’indiquait Trotsky : il est désormais impossible de défendre sérieusement nos conditions de vie et nos emplois sans empiéter sur la grande propriété capitaliste. La façon dont Coquerel formule la revendication de nationalisation n’est pas entièrement satisfaisante ; par exemple, nous ne pensons pas que seules les entreprises « bénéficiaires » devraient être concernées. Mais ce qu’écrit le dirigeant du PG va dans la bonne direction. Et il faut en tirer les conclusions pour l’ensemble de l’économie, à commencer par le secteur bancaire, dont la nationalisation – sous le contrôle des salariés et de la population – devrait occuper une place centrale dans le programme et l’agitation quotidienne du Front de Gauche. Compte tenu de la gravité de la crise, le programme du Front de Gauche doit, selon les mots de Trotsky, « conduire au-delà des limites de la propriété capitaliste ».
« Révolution citoyenne » et « révolution socialiste »
Dans sa note du 18 juin, Mélenchon revient sur son projet de « révolution citoyenne » : « il ne s’agit pas de nommer sans le dire l’ancienne idée de "révolution socialiste". Il s’agit d’autre chose ». La révolution citoyenne, explique-t-il, « se donne pour objectif et pour méthode la démocratie partout et jusqu’au bout, au service du bien de tous ». Elle aurait comme « acteur » le « peuple, concept qui inclut le salariat mais ne s’y réduit pas puisqu’il intègre tous ceux que la condition urbaine met en situation d’interdépendance ».
Le « peuple » ainsi défini comprend des gens tels que Liliane Bettencourt, Martin Bouygues ou Serge Dassault, pour ne citer que quelques spécimens de cette classe de parasites qui détient le véritable pouvoir dans le pays. Or on suppose que la direction du Front de Gauche ne compte pas sur eux pour être des « acteurs » de la « révolution citoyenne ». Aussi pensons-nous qu’il vaut mieux nous en tenir à l’ancienne idée marxiste – qui n’a pas pris une ride – selon laquelle la classe révolutionnaire de la société moderne est le salariat, c’est-à-dire la classe ouvrière, laquelle peut et doit se placer à la tête de toutes les autres couches opprimées de la population dans leur lutte commune pour renverser l’ordre établi. C’est cette union des travailleurs et de toutes les couches opprimées qui constitue « l’acteur » de la révolution socialiste. Quant au fait que le salariat soit la classe révolutionnaire par excellence, de nos jours, cela découle de sa position privilégiée dans les rapports de production capitalistes : sans l’aimable permission des travailleurs, pas un téléphone ne sonne, pas une ampoule ne brille – et pas un train ne roule.
L’identification du « peuple » – comme « acteur » de la « révolution citoyenne » – à « tous ceux que la condition urbaine met en situation d’interdépendance » n’est pas une bizarrerie doctrinale accidentelle. Elle découle d’une analyse erronée des résultats électoraux du Front de Gauche. Selon cette analyse, il faut prendre garde de ne pas effrayer les « classes moyennes » avec un programme trop « radical » (qui sonnerait trop « révolution socialiste »). On trouve par exemple cette idée dans un texte publié par Guillaume Etievant, membre de la direction du PG, le 3 juin dernier : « nos divisions, notre radicalité et notre manière de communiquer nous ont coupés d’une partie de l’électorat de la classe moyenne que nous avions réussi à convaincre en 2012. » [Nous soulignons]. Plus loin, il suggère de ne pas « radicaliser davantage notre programme ».
Ce point de vue erroné n’est pas nouveau dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il ne faudrait pas se « couper des classes moyennes » par un programme trop radical ? Mais les classes moyennes, par définition, ne sont pas homogènes : ses couches supérieures penchent vers la classe capitaliste, ses couches inférieures – qui embrassent la grande majorité des classes moyennes – penchent vers la classe ouvrière. La masse des classes moyennes, sur laquelle la crise du capitalisme pèse lourdement, n’a pas d’identité politique propre ; elle oscille sans cesse entre les deux classes fondamentales de la société : les travailleurs et les grands capitalistes. Dans sa recherche d’une issue à la crise, elle se tournera vers la classe la plus déterminée et la plus combative. En modérant notre programme, c’est-à-dire en le condamnant à l’impuissance, on ne gagne pas les classes moyennes : on désarme la classe ouvrière – et, ce faisant, on jette les classes moyennes dans les bras de la réaction. Lénine a expliqué cette dynamique de classe à de nombreuses reprises. C’est là encore une « idée ancienne », mais toujours d’une grande actualité. La poussée électorale du FN en est une illustration évidente.
Le Front de Gauche doit radicaliser son programme, justement. Cela signifie d’abord qu’il doit préciser le rapport de la « révolution citoyenne » à la grande propriété capitaliste. C’est la question centrale. De deux choses l’une : soit la « révolution citoyenne » laisse les banques et tous les grands leviers de l’économie entre les mains des capitalistes, auquel cas elle laisse le système intact et ne mérite pas le nom de « révolution » ; soit elle vise à exproprier les grands capitalistes et placer l’économie sous le contrôle démocratique des salariés, auquel cas il s’agit de l’« ancienne idée » de révolution socialiste, qui est plus que jamais d’actualité. Aucune innovation terminologique n’éliminera cette alternative fondamentale de notre époque. La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg la résumait ainsi : socialisme ou barbarie.
Les « adhésions directes » au Front de Gauche
L’échec électoral du Front de Gauche a remis sur le tapis la question des « adhésions directes », c’est-à-dire la possibilité d’adhérer au Front de Gauche sans adhérer à l’une de ses organisations constituantes. La direction du PG y est toujours favorable, mais nombre de dirigeants du PCF y sont opposés (notamment les signataires de la tribune citée plus haut). Ils redoutent que cela renforce l’emprise du PG et de Mélenchon sur le Front de Gauche. De très nombreux militants communistes craignent que cela affaiblisse le parti sur le plan organisationnel. Or cette question ne doit pas être posée en termes strictement organisationnels. Si le Front de Gauche ne vire pas vers la gauche en rompant avec le PS et les Verts, d’une part, et d’autre part en adoptant un programme plus combatif, les « adhésions directes » ne seront ni un problème, ni une solution, car il y en aura sans doute assez peu dans l’immédiat.
La politique des dirigeants du PCF affaiblit sans cesse le parti depuis de nombreuses années. Notre problème, ce n’est pas les adhésions directes au Front de Gauche, mais les démissions directes du PCF, ainsi que nos difficultés à intégrer les nouveaux adhérents. Selon les chiffres officiels, le PCF est tombé de 79 000 cotisants fin 2008 à 64 000 fin 2012. Les éléments les plus radicalisés de la société, qui par définition auraient leur place dans un parti communiste, ont observé sans enthousiasme les alliances du PCF avec le PS aux municipales. Et ils ne sont pas plus enthousiasmés par les discours ambigus des dirigeants du parti, qui par exemple refusent toujours de se présenter comme une « opposition de gauche » au gouvernement de François Hollande.
Si le PCF avait un programme véritablement communiste, s’il était perçu comme le parti le plus à gauche du Front de Gauche, il n’aurait rien à perdre aux adhésions directes. Au contraire. Le Front de Gauche serait un pôle d’attraction dans lequel le PCF puiserait de nouveaux adhérents parmi les plus combatifs. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se présentent aujourd’hui. Le PCF est perçu, non sans raison, comme se situant sur la droite du Front de Gauche. C’est le fond du problème, auquel les militants du parti doivent s’attaquer en priorité.
Conclusion
La crise du capitalisme français est loin d’être terminée. Dans le cadre de ce système, les conditions de vie de la masse de la population continueront de se dégrader. A l’instar des gouvernements « socialistes » grecs et espagnols, il y a quelques années, l’actuel gouvernement « socialiste » français continuera de mener une politique calquée sur les intérêts du grand patronat. Comme l’écrit Alan Woods dans un article sur les élections européennes : « Hollande est sans doute parvenu à la conclusion qu’il n’a plus rien à perdre et peut poursuivre sa course vers la droite. Bien sûr, c’est suicidaire à la fois pour lui et pour le PS. Mais comme les vieux Samouraïs, les dirigeants socio-démocrates préfèrent se tuer avec leur épée que se livrer au déshonneur d’abandonner le système capitaliste à son propre sort. »
Des mobilisations syndicales ponctuelles, même très militantes, ne pourront au mieux que ralentir le rythme de la régression sociale. Le gouvernement se montrera inflexible, comme on l’a vu avec la grève des cheminots. Cela mènera inévitablement, à un certain stade, à une série de mobilisations de grande ampleur impliquant des travailleurs de plusieurs secteurs de l’économie. Des explosions de la jeunesse – dans les lycées, les facs et les quartiers – sont également à l’ordre du jour. Si le Front de Gauche parvient à se connecter à ces luttes, s’il défend un programme, des idées et une stratégie en phase avec l’humeur combative des éléments les plus radicalisés de la population, il peut rapidement se développer. Mais rien ne le garantit d’avance. S’il est perçu comme une force politique complice, de près ou de loin, des politiques d’austérité que mène le gouvernement, cela peut être fatal au Front de Gauche – et fatal, aussi, aux organisations qui le constituent.
Malgré ses erreurs et ses carences, le Front de Gauche conserve un ancrage dans les couches les plus politisées du mouvement ouvrier. Il a d’énormes réserves potentielles de soutien dans les masses. Les regards se tourneront de nouveau vers lui dans la période à venir. Il faut y contribuer et s’y préparer. Pour notre part, nous nous efforcerons de convaincre un maximum de camarades du PCF et du Front de Gauche de la pertinence des idées et du programme du marxisme. Ils sont la clé des succès futurs du Front de Gauche et de notre lutte pour en finir avec le système capitaliste pourrissant.