Le 2 janvier 2023, le tribunal judiciaire de Paris prononçait un non-lieu dans l’affaire de la contamination au chlordécone des sols de la Guadeloupe et de la Martinique. Après des décennies de scandale et l’intoxication de dizaines de milliers de personnes, la justice mettait fin aux espoirs d’obtenir des réparations de la part des industriels et planteurs, mais aussi de l’Etat français.
Pollution massive
Le chlordécone est un insecticide très efficace contre le charançon du bananier. Initialement commercialisé aux Etats-Unis, il y est interdit en 1976 après l’explosion d’une usine et l’intoxication des employés présents. Les brevets et licences deviennent alors très bon marché, et l’entreprise française Lagarrigue les rachète dans le but de commercialiser l’insecticide dans les Antilles françaises, où la production de bananes est l’un des piliers de l’économie régionale. Or les prix d’importation et l’absence d’autorisation permanente de mise sur le marché ne permettaient jusque-là d’utiliser ce pesticide qu’en petites quantités, sur le territoire français.
Dès les années 1970, plusieurs études scientifiques américaines soulignent le caractère potentiellement toxique de cette molécule. En 1974, des ouvriers agricoles de la Guadeloupe se mettent en grève pour exiger son interdiction, ainsi que celles d’autres pesticides. Pourtant, le lobbying actif des associations de grands planteurs permet à Lagarrigue d’obtenir, en 1981, l’autorisation de l’Etat français pour produire et vendre le chlordécone. Dès lors, il sera massivement utilisé et polluera durablement les Antilles.
Le chlordécone est très peu biodégradable. Il peut rester présent dans les sols pendant des décennies, voire des siècles. On estime qu’il est aujourd’hui présent dans plus de la moitié des terres arables et dans la majorité des nappes phréatiques de la Guadeloupe. Les populations locales sont donc toujours quotidiennement exposées à cette molécule, qui s’accumule dans leur organisme.
Depuis les années 1970 et 1980, plusieurs études ont démontré que le chlordécone pouvait avoir des effets très nocifs sur le système rénal, mais aussi sur la fertilité ou sur le système nerveux. D’autres études estiment qu’il pourrait avoir des effets cancérogènes, et en particulier accroître les risques de cancer de la prostate.
« Délai de grâce »
En 1990, face à l’accumulation de rapports scientifiques alarmants, l’Etat français finit par retirer au chlordécone la licence de mise sur le marché. Mais cette interdiction n’est pas immédiate. Elle s’accompagne d’un « délai de grâce » d’un an, puis de trois ans, pour permettre aux planteurs d’« écouler leurs stocks » jusqu’en 1993 !
Pendant ce temps, l’entreprise Lagarrigue continue de vendre du chlordécone grâce à des sociétés écrans. Les planteurs continuent d’en déverser massivement et même d’en importer depuis les usines de production de Lagarrigue situées au Brésil. Les stocks qu’il s’agissait d’écouler ont donc continué à se renouveler après l’interdiction officielle, le tout sous le regard passif des services de l’Etat.
Après 1993, le chlordécone est finalement devenu illégal, en France, mais est resté sur le catalogue de Lagarrigue pendant des années. Il s’agissait de rentabiliser au maximum les brevets en exportant la molécule vers les pays qui ne l’avaient pas encore interdite, notamment en Afrique.
En 2003, le scandale éclate enfin au grand jour après la saisie, par les douanes françaises, de denrées alimentaires fortement contaminées au chlordécone et qui proviennent de la Guadeloupe. Dix ans après l’interdiction du chlordécone, les sols des Antilles étaient encore tellement saturés du pesticide qu’on le retrouvait dans une bonne partie des produits agricoles.
Plusieurs syndicats et associations environnementales, de petits producteurs et de consommateurs ont profité de cet incident pour engager une action en justice et demander des réparations aux industriels, aux grands planteurs et à l’Etat. C’est cette instruction judiciaire qui vient de se clore sur un non-lieu, principalement au prétexte – mensonger – que la dangerosité du produit n’était pas assez bien établie, à l’époque.
Avant 2003, rien n’a été fait pour dépolluer les sols des Antilles. C’est seulement après l’éclatement du scandale public que le gouvernement français a lancé des « plans chlordécone », qui à ce jour se sont contentés de cartographier les zones et les populations contaminées – et d’interdire en conséquence un certain nombre de cultures agricoles. Aucun plan sérieux n’a été proposé par les gouvernements successifs pour lutter activement contre les effets de la pollution généralisée des terres et des nappes phréatiques. Par exemple, les réseaux d’eau potable sont toujours dénués de tout système de filtration efficace contre le chlordécone. La majorité de la population guadeloupéenne et martiniquaise consomme donc quotidiennement une eau polluée.
Ce scandale est une bonne illustration de l’impact du capitalisme sur la santé publique. Un industriel privé et de gros planteurs ont empoisonné les sols pendant des décennies, avec la complicité de l’Etat bourgeois. Ce dernier laisse les populations locales subir dans leur chair les effets durables de la pollution. Et malgré les déclarations lénifiantes de Macron, aucune leçon n’a été tirée. Lorsque l’Union Européenne a interdit les pesticides néonicotinoïdes, en 2020, le gouvernement s’est empressé de publier des dérogations, de façon à permettre aux entreprises agroalimentaires… d’écouler leurs stocks.