Dans un communiqué commun, le 9 octobre dernier, les gouvernements français, allemand, italien, britannique et américain déclaraient : « Au cours des prochains jours, nous resterons unis et coordonnés, en tant qu’alliés et amis de l’Etat d’Israël, afin de garantir qu’Israël soit en mesure de se défendre et pour instaurer les conditions d’un Moyen-Orient pacifique et intégré ». L’hypocrisie est frappante. Tout en prônant la « paix » et « l’intégration », les impérialistes occidentaux « garantissent » le droit d’Israël à « se défendre », c’est-à-dire en réalité à massacrer des dizaines de milliers de Gazaouis.
Ce soutien d’Emmanuel Macron aux crimes de l’Etat d’Israël prolonge la longue liste des crimes de l’impérialisme français. Au passage, il a provoqué des remous dans les services diplomatiques de l’Etat français. Le 13 novembre dernier, un article du Figaro révélait qu’une dizaine d’ambassadeurs français avaient envoyé au Quai d’Orsay une note dans laquelle ils exprimaient leurs « regrets » face au « virage pro-israélien » de la politique étrangère française. Un diplomate explique : « Cette note établit une perte de crédibilité et d’influence de la France, et constate la mauvaise image de notre pays dans le monde arabe. Elle laisse entendre que tout cela est le résultat des positions prises par Emmanuel Macron ».
Il est vrai que la défense inconditionnelle d’Israël n’a pas toujours été la position officielle de l’impérialisme français. Cependant, la perte d’influence de la France dans le monde arabe ne date ni du 7 octobre dernier, ni même de l’arrivée au pouvoir de Macron. Comme le « virage pro-israélien », elle s’inscrit dans le long processus du déclin général de l’impérialisme français.
La découpe du Moyen-Orient
Pendant la Première Guerre mondiale, les impérialistes britanniques et français affrontaient l’Empire Ottoman, allié de l’Allemagne. Le vieil empire des sultans d’Istanbul occupait alors tout le Proche-Orient, du Yémen à la Palestine en passant par l’Irak, et opprimait la population arabe de la région. Paris et Londres apportèrent alors leur soutien aux nationalistes arabes et leur promirent l’indépendance s’ils se révoltaient contre les Ottomans. La « Grande révolte arabe » eut lieu en 1916 et affaiblit lourdement les capacités de résistance de l’armée ottomane aux offensives de l’Entente.
Parallèlement, pour gagner l’appui du mouvement sioniste à l’effort de guerre contre les Empires centraux, les mêmes gouvernements britannique et français promirent aux dirigeants sionistes qu’ils appuieraient la création d’un « foyer national juif » en Palestine : une terre « promise », oui – plutôt deux fois qu’une.
En réalité, les impérialistes français et britanniques s’étaient secrètement mis d’accord pour se partager l’Empire Ottoman sur la base des accords Sykes-Picot, signés en 1916. A la fin de la guerre, la Grande-Bretagne s’empara de la Palestine, de l’Irak et de la Jordanie, tandis que la France récupérait ce qui correspond aujourd’hui à la Syrie et au Liban.
Dupés par les impérialistes occidentaux, les nationalistes arabes tentèrent de résister, mais furent écrasés par les troupes françaises et britanniques. En divisant cette région en de nouveaux Etats ne tenant aucun compte des frontières ethniques et religieuses, les accords de Sykes-Picot ont semé le germe de futures guerres au Moyen-Orient – et ont donné le ton de la politique des impérialistes dans la région.
De la création d’Israël à la crise du canal de Suez
Après la Deuxième Guerre mondiale, les relations diplomatiques entre la France, l’Etat d’Israël (créé en 1948) et les pays arabes nouvellement indépendants furent marquées par une profonde contradiction. Pour défendre ses positions impérialistes au Moyen-Orient, la France avait besoin d’une solide alliance avec Israël, mais devait aussi soigner ses « bonnes relations » avec les pays arabes. Selon les circonstances, l’un des deux impératifs l’emportait sur l’autre.
Au cours des premières décennies qui suivirent la création de l’Etat d’Israël, l’impérialisme français fut l’un de ses principaux alliés. Paris en avait d’autant plus besoin qu’il venait de concéder l’indépendance du Liban et de la Syrie. Dès l’été 1946, avant même la proclamation de l’Etat sioniste, c’est depuis Paris que David Ben Gourion – le futur chef du premier gouvernement israélien – dirigeait la lutte armée des colons juifs contre les Arabes palestiniens et l’impérialisme britannique.
La guerre d’Algérie renforçait la nécessité, pour la bourgeoisie française, de s’allier avec Israël. En Egypte, Nasser soutenait et armait le FLN algérien. La France appliqua donc la maxime : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Dans les années 1950, Paris et Tel-Aviv ont entretenu une intense coopération militaire. L’armée israélienne était équipée de chars, d’avions, de navires et d’uniformes français. La France participa même au programme permettant à Israël de devenir la seule puissance nucléaire du Moyen-Orient.
Après la nationalisation du canal de Suez par le président Nasser, en 1956, l’armée française participa – aux côtés des troupes israéliennes et britanniques – à une invasion de l’Egypte. Mais cette offensive fut enrayée par la pression conjuguée de l’URSS, qui défendait son allié égyptien, et des Etats-Unis, qui redoutaient qu’une aggravation de la crise ne porte atteinte à leurs intérêts dans la région.
L’impérialisme français dans le monde arabe
L’échec de l’opération de Suez fut une humiliation pour l’impérialisme français, rappelé à l’ordre par Washington. Si la classe dirigeante britannique décida de s’aligner sur les Etats-Unis pour bénéficier de leur protection, la bourgeoisie française choisit une attitude plus indépendante pour défendre ses propres intérêts.
La fin de la guerre d’Algérie et le rapprochement entre Israël et les Etats-Unis, entamé dans les années 1960, poussa la France à chercher d’autres relais pour intervenir au Moyen-Orient et, notamment, garantir son approvisionnement en pétrole. Encouragées par le pouvoir gaulliste, nombre d’entreprises françaises signèrent de gros contrats en Arabie Saoudite, en Syrie et en Irak.
La guerre des Six Jours, en juin 1967, servit de prétexte à Paris pour rompre son alliance avec Israël et faciliter son rapprochement avec les Etats arabes. De Gaulle condamna officiellement l’attaque menée par Israël contre ses voisins et mit en place un embargo sur l’exportation d’armes à destination de l’Etat sioniste. Néanmoins, cet embargo fut appliqué avec beaucoup de retard. Des pièces détachées furent envoyées plus ou moins secrètement en Israël pour permettre l’entretien de ses « Mirages », des avions de chasse français.
Dans les années 1970, le resserrement des liens entre Paris et certains pays arabes – en particulier l’Irak, ennemi déclaré d’Israël – accentua les tensions entre l’impérialisme français et l’Etat sioniste. En juin 1981, l’aviation israélienne bombarda même une centrale nucléaire irakienne construite par des entreprises françaises. Un ingénieur français y trouva la mort.
Dans l’ensemble, la politique d’« indépendance nationale » gaulliste fut un échec. Loin de redevenir une puissance de premier plan, l’impérialisme français poursuivait son déclin irréversible – au Moyen-Orient comme ailleurs. Lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), Paris fut contraint d’abandonner le régime de Saddam Hussein, son plus solide allié dans la région, et de rallier l’offensive militaire dirigée contre l’Irak, sous la direction des Etats-Unis.
En 2003, l’invasion de l’Irak fut accomplie par les Etats-Unis malgré l’opposition de la France, qui perdit bon nombre des positions économiques négociées avec le régime de Saddam Hussein pendant des décennies. Cette guerre accéléra le déclin de l’impérialisme français, devenu une puissance de second plan au Moyen-Orient. Les Etats-Unis – mais aussi, de plus en plus, la Chine – dominaient la région. Pour y défendre ses intérêts, l’impérialisme français n’avait pas d’autre option que de s’aligner sur Washington.
A bas l’impérialisme !
Le 10 octobre, le lendemain du communiqué signé par Macron et cité au début de cet article, Mathilde Panot (FI) déclarait : « Nous portons la position historique de la France depuis Charles de Gaulle au moins, c’est-à-dire depuis 60 ans ».
Cette déclaration sème des illusions sur l’existence d’un « bon vieux temps » de l’impérialisme français. Les positions de De Gaulle, Giscard et Chirac sur la Palestine n’avaient rien à voir avec la défense des droits du peuple palestinien. Lorsque De Gaulle critiquait l’occupation israélienne de la Palestine, il le faisait avant tout pour défendre les intérêts de l’impérialisme français et ses positions économiques dans la région. Ce sont les mêmes motivations fondamentales qui expliquent aujourd’hui le « virage pro-israélien » de la diplomatie française. N’en déplaise aux ambassadeurs français nostalgiques, ce tournant de la politique étrangère de la France est la conséquence logique du déclin de l’impérialisme français au Moyen-Orient, mais aussi de l’évolution du capitalisme mondial.
Le corollaire du déclin de l’impérialisme français est la hausse de sa dépendance à l’égard de l’impérialisme américain. La crise de 2008 a puissamment accéléré ce processus. Les guerres en Libye et au Mali – par lesquelles Paris tentait désespérément de défendre ses positions au Moyen-Orient et dans le Sahel – ont démontré que la France ne pouvait pas intervenir efficacement sur ces théâtres militaires sans l’aide des Américains.
Israël est un allié stratégique majeur pour les Etats-Unis. Du fait de sa dépendance vis-à-vis de Washington, la classe dirigeante française n’a pas eu d’autres choix que de s’aligner sur l’impérialisme américain en soutenant Israël. Pour les mêmes raisons, elle a soutenu le régime de Zelensky face à l’invasion russe de l’Ukraine.
Ceci étant dit, la position officielle de la France, depuis le 7 octobre dernier, n’est pas entièrement réductible aux liens économiques et militaires de Paris avec Washington. Dans cette équation, il y a un élément de politique intérieure très important aux yeux de la bourgeoisie française : la soi-disant « guerre contre le Hamas » est une nouvelle occasion d’intensifier la campagne de propagande raciste et islamophobe qui sévit, en France, depuis plus de deux décennies. Alimentée jour et nuit par les grands médias français, cette campagne vise à détourner l’attention des travailleurs des vrais responsables de la crise économique et sociale, à savoir précisément cette poignée de gros capitalistes qui contrôlent les principaux leviers de l’économie.
En 2010 et 2011, le Moyen-Orient a été balayé par une puissante vague révolutionnaire. Faute d’une direction capable de porter les masses au pouvoir, les impérialistes – dont la France – sont parvenus à écraser ces révolutions ou à les détourner pour servir leurs intérêts, comme en Libye. Mais depuis, la crise économique et les prédations impérialistes ont préparé les conditions d’une nouvelle vague révolutionnaire.
Les travailleurs de France et du monde arabe ont les mêmes intérêts et les mêmes ennemis : les capitalistes, les impérialistes et les régimes corrompus qu’ils soutiennent au Moyen-Orient. Notre tâche est de lutter contre notre propre bourgeoisie, de démasquer son hypocrisie et ses crimes, et de la renverser pour instaurer un gouvernement des travailleurs.
La politique étrangère de la France impérialiste n’a jamais visé autre chose que la défense des intérêts de la bourgeoisie française, que cela implique de vendre des armes à Israël ou à Saddam Hussein. A l’inverse, un gouvernement des travailleurs, en France, ne pourra survivre que s’il apporte son aide à tous ceux qui luttent contre l’impérialisme et la réaction – en Palestine comme ailleurs.