Le nom de Nelson Mandela sera à jamais associé à la lutte contre l’oppression des Noirs et contre le système inique de l’apartheid – c’est-à-dire contre le régime de ségrégation et d’oppression raciales imposé par le capitalisme sud-africain jusqu’au début des années 1990. Mandela est devenu président de l’Afrique du Sud à la suite des premières élections multiraciales, en 1994.
Sa mort a donné lieu à des hommages dans le monde entier ; hommages sincères de la part des travailleurs d’Afrique du Sud et d’ailleurs, mais hommages hypocrites de la part de nombreux gouvernements et politiciens réactionnaires. Beaucoup de militants noirs ont été torturés et massacrés dans les prisons et dans les commissariats du régime. Les policiers sud-africains n’avaient rien à envier aux nazis, dans ce domaine. Mandela lui-même a passé 27 ans en prison pour son opposition à l’apartheid. Aucun gouvernement de droite n’a levé ne serait-ce qu’un petit doigt pour s’opposer à la torture ou pour obtenir la libération de Mandela et de ses camarades.
Au Royaume-Uni, la Federation of Conservative Students, l’organisation étudiante du Parti Conservateur (actuellement au pouvoir), collait des affiches « Hang Mandela ! » (« Pendez Mandela ! »). Elle organisait des réunions publiques réclamant la pendaison de l’ensemble des militants de l’ANC ! Aujourd’hui Premier Ministre conservateur du Royaume-Uni, David Cameron était un membre dirigeant de cette fédération, à l’époque. Il a fait partie d’une délégation pro-apartheid envoyée en Afrique du Sud et militait activement pour défendre le régime raciste au pouvoir. Ce qui ne l’a pas empêché de déclarer récemment que Mandela avait été « une inspiration » pour lui, dans sa jeunesse !
Le programme de l’ANC
Mandela défendait un programme révolutionnaire qui ne se limitait pas à l’abolition de l’apartheid. Dans le domaine économique et social, il réclamait la nationalisation des grandes entreprises et des banques, ainsi qu’une réforme agraire de grande envergure. Dans la propagande de l’ANC, la lutte contre l’apartheid était associée à la nécessité d’une révolution sociale qui devait réaliser le transfert du pouvoir politique et économique à la classe ouvrière sud-africaine. C’est ce programme qui a tant inspiré les travailleurs noirs et la jeunesse – et pour lequel nombre d’entre eux ont donné leur vie.
A la fin des années 80, la mobilisation massive de la classe ouvrière noire prenait des proportions telles qu’il était devenu évident, pour une fraction significative de la classe capitaliste, qu’il ne serait pas possible de contenir le mouvement très longtemps. Face à la révolution montante, la classe dirigeante était divisée. Certains capitalistes et politiciens, autour de P.W. Botha, pensaient que des concessions ne feraient qu’encourager la révolution et prônaient, en conséquence, une intensification de la répression. D’autres, autour de F.W. De Klerk, voyaient dans la fin de l’apartheid – ou, du moins, dans son « assouplissement » – la seule garantie de sauvegarder le système capitaliste.
Mais dans cette dernière perspective, tout dépendait de l’attitude de la direction l’ANC. Des négociations ont été engagées et l’ANC a accepté, en substance, de renoncer à tous les éléments de son programme qui menaçaient la propriété capitaliste, en échange de l’abolition de l’apartheid. Juste après sa libération, Mandela avait pourtant déclaré : « La nationalisation des mines, des banques et des grands groupes industriels, c’est la politique de l’ANC. Tout changement ou modification de notre point de vue à cet égard est inconcevable ». Cependant, le changement a bien eu lieu. A vrai dire, les bases théoriques de ce renoncement étaient déjà implicitement présentes dans la politique de l’ANC et du PC sud-africain de la période précédente. Tout en défendant dans les textes un programme visant à remplacer le capitalisme par le socialisme, les dirigeants de l’ANC et du PC présentaient ce programme selon le schéma de la « théorie des étapes » qui caractérisait les programmes de pratiquement tous les mouvements sous influence politique de L’URSS. Dans la pratique, cela signifiait l’insertion artificielle d’une « étape » intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, reportant ainsi la révolution socialiste à une hypothétique « étape » ultérieure… qui n’arrivait jamais.
Tensions croissantes
Ainsi, le capitalisme sud-africain est resté debout et l’exploitation brutale des travailleurs a continué. La répression aussi, comme en témoigne le massacre de 34 mineurs et la torture subie par des dizaines d’autres, lors de la grève des mineurs de l’été 2013. Les vives tensions au sein des composantes de « l’Alliance tripartite » qui regroupe l’ANC, la COSATU et le Parti Communiste, reflètent la différenciation politique entre les éléments procapitalistes des directions et la pression de la base militante.
Le Congrès National extraordinaire du Syndicat National des Travailleurs de la Métallurgie (NUMSA), qui organise 339 000 travailleurs de ce secteur, a souligné la catastrophe sociale et économique engendrée par le capitalisme, avec la destruction de plusieurs millions d’emplois depuis 2008. Le congrès s’est montré extrêmement critique à l’égard des dérives procapitalistes des directions de l’ANC, de la COSATU et du PC sud-africain. Walther Theledi, qui dirige un autre syndicat important, celui des travailleurs municipaux (SAMWU), a déclaré que « le congrès extraordinaire [de la NUMSA] se déroule à un moment où notre confédération syndicale, la COSATU, se trouve divisée et dans une crise paralysante. Nous croyons que cette crise résulte de la lutte entre des forces contraires et trouve sa plus haute expression dans l’opposition entre ceux qui voient la COSATU comme un champion indépendant et déterminé de la classe ouvrière et des pauvres, et ceux qui veulent la transformer en une simple officine du travail ».
Un texte d’orientation de la NUMSA (Réflexions idéologiques et réponses à certaines attaques récentes) résume bien le problème qui se pose. Il explique que « la classe ouvrière est assiégée par le capitalisme. Ces forces sont à l’œuvre à l’intérieur comme à l’extérieur de notre mouvement. A l’intérieur, des forces capitalistes appuient l’adoption de politiques néolibérales. […] Il y a une impatience croissante face à la domination du capitalisme [et] le mouvement de libération nationale n’a pas réussi à effectuer un transfert de richesses vers le peuple… »
L’abolition de l’apartheid était incontestablement un grand pas en avant, mais les travailleurs ont payé au prix fort la tentative de compromis avec le capitalisme. Il faut maintenant réorienter le mouvement ouvrier sud-africain vers la réalisation de ses objectifs historiques, pour le renversement du capitalisme et l’instauration d’une société socialiste. Ce n’est que de cette façon que l’émancipation sociale et politique des travailleurs – qu’ils soient noirs ou blancs – pourra enfin devenir une réalité.