Jean-Luc Mélenchon a pris position en faveur de l’intervention militaire en Libye. Dans une interview publiée par Libération, le 21 mars, il affirme que si le Front de Gauche était au pouvoir, il aurait adopté la même démarche que Sarkozy : « Si le Front de gauche gouvernait le pays […] serions-nous intervenus directement ? Non. Nous serions allés demander à l’ONU un mandat. Exactement ce qui vient de se faire. Je peux appuyer une démarche quand l’intérêt de mon pays coïncide avec celui de la révolution. »
Jean-Luc Mélenchon répète les mensonges de l’ONU et des gouvernements impliqués dans les bombardements : « Kadhafi tire sur sa population. Au nom du devoir de protéger, l’ONU demande d’intervenir », affirme-t-il. Or la « protection des civils » n’est en réalité que le prétexte de cette guerre. Il permet de masquer ses véritables objectifs, à savoir la protection des intérêts des puissances impérialistes en Libye. Il faut expliquer cette vérité à la population et déchirer le voile d’hypocrisie et de mensonges qui la dissimule. Cette guerre ne vise pas à appuyer la révolution des exploités, mais à la contrecarrer et l’étouffer. C’est une guerre réactionnaire et impérialiste, de tous les points de vue. D’ailleurs, Mélenchon devrait nous expliquer comment il se fait que des réactionnaires notoires comme Sarkozy et Cameron veulent soutenir une révolution, de l’autre côté de la Méditerranée.
Dans une note publiée sur son blog, le 24 mars, Mélenchon rejette l’idée que cette intervention puisse être liée aux intérêts économiques et stratégiques des puissances impérialistes. Il cite un article de l’association « Mémoires de luttes » : « L’action armée en cours contre les cibles militaires libyennes ne vise pas à s’approprier le pétrole du pays, pour une raison bien simple : c’est déjà le cas ! Total (France), ENI (Italie), Repsol (Espagne), OMV (Autriche), Petro Canada (Canada), Wintershall (Allemagne) etc., exploitent déjà des gisements. » Ce serait risible si le sujet n’était pas aussi sérieux. Il ne vient pas à l’esprit de Mélenchon que les impérialistes puissent vouloir protéger leurs intérêts. Il n’a pas compris – ou fait semblant de ne pas comprendre – que les révolutions arabes, y compris la révolution libyenne, menacent les énormes intérêts des impérialistes dans cette région hautement stratégique. Pour eux, toutes ces révolutions sont autant de cauchemars. Ils feront ce qu’ils peuvent pour y mettre un terme et stabiliser des régimes dociles garantissant l’exploitation des travailleurs et des ressources naturelles de la région au profit des grandes multinationales américaines, françaises, britanniques, etc. Tel est leur objectif fondamental en Libye.
Selon Mélenchon, l’intervention militaire serait « conforme à l’intérêt de la France ». L’intérêt de quelle France ? Celle des capitalistes, des banquiers et des spéculateurs ? Ou celle des travailleurs ? Il n’y a pas vraiment d’intérêt national, puisque la « nation » est divisée en classes aux intérêts diamétralement opposés. L’approche de Mélenchon fait totalement abstraction de la lutte des classes et de leurs intérêts contradictoires.
Un peu plus loin, Mélenchon précise son idée : « la politique menée [par Sarkozy] est conforme à l’intérêt de la France : être lié avec le monde maghrébin. Il n’y a pas de futur possible pour la France si elle est opposée au sentiment majoritaire des populations au Maghreb. » On croit rêver. Sarkozy et sa clique ne cessent d’alimenter le racisme à l’égard des travailleurs d’origine maghrébine, en France. Sous couvert de « débat sur l’Islam », ils vont encore stigmatiser les jeunes et travailleurs arabes. Au Maghreb, l’impérialisme français a toujours soutenu, financé et armé les dictatures. Aujourd’hui même, Sarkozy soutient les régimes réactionnaires au Maroc et en Algérie. Il couvre d’un silence complice la répression, les arrestations et la torture qui frappent les militants de gauche, dans ces pays. Voilà comment Sarkozy et le capitalisme français sont « liés au monde maghrébin » !
Le rôle de l’ONU
Mélenchon soutient l’idée, véhiculée par les impérialistes, selon laquelle l’ONU est une institution progressiste oeuvrant au bien de l’humanité. Il ne jure que par l’ONU. « Je suis partisan d’un ordre international garanti par l’ONU », dit-il. « Depuis vingt ans, mes positions ont toujours été fermes et constantes : je me suis toujours opposé à ce qui n’était pas l’ONU. » Mais là encore, Mélenchon fait abstraction des intérêts de classe que représente l’ONU. Cette institution n’est pas neutre. Elle est l’instrument des grandes puissances impérialistes qui la contrôlent et qui s’en servent comme une couverture légale et « humanitaire » à leurs interventions. Par exemple, l’ONU a justifié la première guerre du Golfe (« protéger les Koweitiens »), la guerre en Serbie (« protéger les Kosovars ») et la guerre en Afghanistan (« lutter contre le terrorisme »). L’ONU a également justifié et organisé l’embargo de l’Irak qui, en douze ans, a fait plus d’un million de victimes irakiennes. Est-ce là « l’ordre international » que Mélenchon appelle de ces vœux ?
Mélenchon pousse jusqu’au ridicule son soutien à l’ONU : « Si la Russie et la Chine avaient mis leur veto à la résolution et que l’OTAN avait décidé d’intervenir, j’aurais été contre l’intervention » en Libye, explique-t-il dans Libération. Face à une guerre impérialiste, Jean-Luc Mélenchon détermine sa position en fonction de ce qu’en pensent… les régimes réactionnaires de Pékin et Moscou. Soit dit en passant, le Front de Gauche est censé élaborer une « programme partagé » avec la population, mais nous n’avions pas compris qu’il était question de le « partager » aussi avec Poutine et Hu Jintao !
La référence à l’OTAN ne vaut pas mieux. L’ONU est aussi réactionnaire que l’OTAN – et aussi dominée par l’impérialisme américain. Il est complètement absurde de prétendre que l’intervention en Libye changerait de nature si elle était dirigée par l’OTAN. Les impérialistes s’efforcent – non sans mal, du fait de leurs rivalités – de s’entendre pour passer à l’OTAN tout ou partie de la direction des opérations militaires. Mélenchon y voit la main des Américains et s’en offusque. Mais pour l’information du dirigeant du Parti de Gauche, la résolution de l’ONU était déjà conforme aux intérêts des impérialistes américains, qui ont dès le premier jour dirigé les opérations militaires. Que les bombes larguées sur la Libye portent le sigle de l’ONU ou de l’OTAN ne change strictement rien au caractère réactionnaire de cette guerre.
Le 23 mars, Mélenchon écrivait sur son blog : « La résolution 1973 de l’ONU concernant la Libye doit être fidèlement appliquée. Son objet est clairement délimité. Il s’agit de mettre en place une zone d’exclusion aérienne, actuellement effective, pour protéger les civils libyens. La résolution 1973 n’a pas d’autre objectif et exclut clairement toute autre intervention militaire. » Or, premièrement, il n’est pas vrai que la résolution 1973 exclut « toute autre intervention militaire » que la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Au contraire, l’ONU autorise « toutes les mesures nécessaires » pour prétendument « protéger les civils » – à l’exclusion d’une intervention terrestre (pour le moment). Mélenchon devrait savoir que le bombardement de blindés et de soldats loyalistes ne relève pas d’une zone d’exclusion aérienne. Les chars ne volent pas, à notre connaissance. Mais abstraction faite de ce petit détail, ce qu’il y a de plus scandaleux, dans le propos de Mélenchon, c’est le soutien qu’il apporte une fois de plus au prétexte mensonger de cette intervention impérialiste : « protéger les civils ».
Risques d’enlisement
L’intervention impérialiste en Libye présente les mêmes risques que les guerres en Irak et en Afghanistan. C’est ce risque d’enlisement, conjugué à la rivalité entre puissances impérialistes, qui explique les réticences de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine. Le gouvernement des Etats-Unis était réticent à s’embarquer dans une nouvelle guerre. Sarkozy, par contre, voulait que la guerre commence dans les plus brefs délais. Il y a quelques semaines, les diplomates français du « groupe Marly » condamnaient publiquement « l’impulsivité et l’amateurisme » qui caractérisent la politique internationale de Nicolas Sarkozy. Ces diplomates ne sont certainement pas du même bord politique que nous, mais il faut reconnaître qu’ils ont raison, sur ce point. Après la chute de Ben Ali et Moubarak, les insurrections qui ont eu lieu à Benghazi et ailleurs, en Libye, ont convaincu Sarkozy que Kadhafi tomberait très rapidement, lui aussi. Critiqué pour sa « lenteur » à abandonner ses amis dictateurs en Tunisie et en Egypte, il a voulu prendre les devants en Libye. Il a hâtivement exigé le départ de Kadhafi et reconnu le Conseil National de Transition comme le seul « gouvernement » légitime du pays. Selon les calculs de Sarkozy, une chute rapide de Kadhafi lui permettrait de redorer son image aux yeux de l’électorat français – tout en protégeant les intérêts du capitalisme français en Libye.
Les événements, cependant, ont pris Sarkozy à contre-pied. Kadhafi a résisté. Ayant conservé le contrôle d’une partie importante des forces armées, le dictateur a lancé une contre-offensive. Or, si Kadhafi se maintient au pouvoir, Sarkozy risque gros. D’où son activité frénétique pour une intervention militaire visant à renverser Kadhafi. Malgré des réticences, Sarkozy a fini par obtenir le soutien de l’ONU. La résolution 1973 était une déclaration de guerre contre le régime libyen. Elle prévoit non seulement une zone d’exclusion aérienne, mais aussi des opérations contre des forces terrestres.
Rien n’est plus imprévisible que le déroulement des guerres. Mais le risque d’un enlisement de la coalition est évident. Moins d’une semaine après le début des opérations, des voix se levaient déjà, dans les milieux gouvernementaux, pour évoquer cette perspective. Les frappes aériennes peuvent détruire un certain nombre de blindés et d’avions au sol. Elles peuvent détruire des bunkers et des dépôts d’armes. Elles peuvent également gêner des convois de troupes et d’autres manœuvres militaires en dehors des villes. Mais il est très difficile de renverser un régime au moyen de bombardements aériens. Les impérialistes espèrent que sous la double pression des frappes aériennes et des offensives menées par les insurgés, ce qui reste du régime de Kadhafi finira par se disloquer. Mais ce n’est pas garanti.
L’objectif des impérialistes engagés dans cette guerre est de renverser Kadhafi pour lui substituer un gouvernement stable qui sauvegarde leurs intérêts. Dans ce domaine, ils comptent sur le Conseil National de Transition, qui n’a rien à voir avec la révolution. L’insurrection à Benghazi et d’autres villes du pays était le fait des travailleurs et de jeunes. Inspirés et encouragés par les révolutions en Tunisie et en Egypte, ils se sont révoltés dans l’espoir d’en finir avec Kadhafi. Mais l’insurrection n’a été que faiblement suivie dans la capitale – et, à la différence de Ben Ali ou de Moubarak, Kadhafi a pu compter sur une grande quantité de soldats fidèles – sans parler d’un nombre impressionnant de mercenaires. Le Conseil National de Transition a pris forme par-dessus la tête de l’insurrection, à laquelle la plupart de ses membres n’ont pas participé. Ce Conseil est dirigé par Mustapha Mohamad Abdeljalil, l’ancien Ministre de la « Justice » de Kadhafi – autrement dit, l’ancien bourreau-en-chef du régime. Devant la multiplication des soulèvements, des transfuges de ce genre – diplomates, ministres, hommes d’affaires – ont quitté le navire qu’ils croyaient en perdition. Ils ne valent pas mieux que Kadhafi. Leur objectif est de prendre sa place, d’être « Calife à la place du Calife », avec l’aide des grandes puissances impérialistes. Ils ont été rejoints par des « intellectuels » et des hommes d’affaires qui vivaient aux Etats-Unis ou en Europe. Depuis des décennies, des « opposants » libyens en exil ont été démarchés par les services secrets. Un certain nombre d’entre eux ont accepté leurs propositions. Ceux qui se trouvent « spontanément » au CNT en font partie. Le CNT est une coalition d’anciens kadhafistes et d’agents impérialistes. De toute évidence, les impérialistes ne soutiendraient pas le CNT s’ils n’avaient pas de bonnes raisons de penser qu’il défendra leurs intérêts.
La position du PCF
Dans l’interview du 21 mars à Libération, Mélenchon affirme avoir « voté la résolution du Parlement européen [favorable à une intervention] en accord avec la direction du PCF et de la Gauche unitaire, en accord avec mon collègue eurodéputé communiste Patrick Le Hyaric. » Il est exact que la position de Patrick Le Hyaric, telle qu’il la défend dans l’Humanité Dimanche du 24 mars, est proche de celle de Mélenchon. Mais quelle est la position de la direction du PCF ? Ce n’est pas très clair. Dans son communiqué du 8 mars, le PCF exprimait son« opposition totale à une intervention militaire en Libye ». Mais le 18 mars, un nouveau communiqué du parti appelait seulement à la « vigilance » et rangeait, à tort, le Conseil National de Transition parmi les « forces qui agissent pour la démocratie en Libye ». Par contre, Jacques Fath, membre de l’exécutif national du parti et responsable aux relations internationales, condamnait l’intervention et la résolution de l’ONU, dans l’Humanitédu 25 mars (ici).
La direction du PCF doit prendre clairement et formellement position contre cette guerre impérialiste. Les militants communistes ne soutiennent pas Kadhafi. Ils sont solidaires des révolutionnaires en Libye et dans les autres pays arabes. Mais il ne fait pas de doute que dans leur immense majorité, les militants communistes s’opposent à cette intervention impérialiste, tout comme ils s’opposaient à la guerre en Irak. Les déclarations de Mélenchon n’engagent que lui. Ce n’est pas à lui de déterminer la politique internationale du Front de Gauche. Le PCF est, de loin, la composante la plus importante du Front de Gauche. En outre, de nombreux militants du Parti de Gauche ne sont pas d’accord avec Mélenchon, sur cette question. Le PCF doit adopter une position indépendante. Il doit s’opposer à l’intervention, expliquer ses véritables objectifs, se dissocier du Conseil National de Transition et autres « faux amis » de la révolution, comme Bernard Henri-Lévy – et soutenir la cause révolutionnaire en Libye et à travers le monde arabe.
Post-Scriptum : En réaction à cet article, plusieurs lecteurs nous demandent : « D’accord, mais quelle est l’alternative, pour le peuple libyen ? » Nous avons répondu à cette question dans notre article : Les objectifs de l’intervention impérialiste en Libye. La jeunesse et les travailleurs libyens ne peuvent compter que sur leurs propres forces et celles de leurs frères et sœurs d’Egypte, de Tunisie et de toute la région. Le fait est que beaucoup de Libyens ne veulent pas se battre pour mettre au pouvoir l’ex-ministre de la Justice de Kadhafi, aujourd’hui dirigeant du CNT. De ce point de vue, les impérialistes et le CNT ont affaibli la révolution. Les révolutionnaires libyens ont besoin d’un programme indépendant, dirigé contre le capitalisme et l’impérialisme. La révolution doit rester sous le contrôle de ceux qui l’ont commencé : la jeunesse, les pauvres et les travailleurs – y compris sur le plan militaire.