Dans son agitation frénétique pour obtenir une intervention militaire en Libye, Sarkozy espérait que l’affaire serait réglée en quelques jours. Le 29 mars dernier, nous écrivions :« Rien n’est plus imprévisible que le déroulement des guerres. Mais le risque d’un enlisement de la coalition est évident. […] Les frappes aériennes peuvent détruire un certain nombre de blindés et d’avions au sol. Elles peuvent détruire des bunkers et des dépôts d’armes. Elles peuvent également gêner des convois de troupes et d’autres manœuvres militaires en dehors des villes. Mais il est très difficile de renverser un régime au moyen de bombardements aériens. »
Aujourd’hui, le commandement de la coalition se rend compte que les bombardements et les maigres détachements dont elle dispose, sur le terrain, n’ont que peu de chances d’aboutir au renversement de Kadhafi. Le gouvernement américain a probablement tiré la conclusion qu’il ne faut pas insister, désormais. Il cherche une porte de sortie qui lui éviterait de perdre la face. La seule alternative serait l’engagement de forces terrestres considérables, ce qu’il préférerait éviter. A vrai dire, les autorités militaires américaines étaient, dès le départ, plutôt réservées quant aux chances de succès de l’opération. Aussi la Maison Blanche était-elle ravie de laisser Sarkozy occuper le devant de la scène.
La tentative révolutionnaire en Libye avait les mêmes causes et la même justification que les révolutions en Tunisie et en Egypte. Les privatisations et l’ouverture de l’économie libyenne aux investisseurs capitalistes étrangers ont énormément accentué les inégalités sociales. Une petite minorité de la population s’est appropriée d’immenses richesses, pendant que les conditions de vie des salariés d’origine libyenne ou étrangère n’ont cessé de se dégrader. Au mois de février, l’insurrection à Benghazi a été suivie par d’autres soulèvements et manifestations importantes dans plusieurs villes. Inspirés et encouragés par les révolutions égyptienne et tunisienne, les couches les plus opprimées de la population se sont soulevées pour en finir avec la dictature et l’exploitation, entraînant dans leur foulée une partie importante des classes moyennes et des soldats de l’armée libyenne.
Très rapidement, le régime a perdu toute emprise sur la deuxième ville du pays. Benghazi était aux mains des insurgés. Mais la révolution s’est essoufflée. Alors que la victoire de la révolution dépendait d’une insurrection à Tripoli, les mobilisations contre le régime n’y ont jamais pris la même ampleur qu’à Benghazi. Kadhafi a réussi à conserver le contrôle de la capitale. Théoriquement, on ne pouvait pas exclure qu’au terme d’un certain délai, un soulèvement décisif se produise à Tripoli. Cette possibilité pouvait même paraître le plus probable, initialement. Mais l’intervention impérialiste a ruiné la perspective d’une généralisation du mouvement révolutionnaire. Cette intervention n’avait pas pour objectif d’aider la révolution, mais au contraire de l’empêcher d’aboutir – toute en profitant de la déstabilisation du régime de Kadhafi pour imposer un gouvernement plus conciliant à l’égard des intérêts impérialistes.
Les objectifs immédiats des impérialistes ne concernent pas uniquement, ni même principalement, des intérêts économiques. Le pétrole et autres ressources libyennes ont leur importance, certes. Mais l’objectif le plus urgent qui motive cette intervention est d’ordre stratégique. Les révolutions en Tunisie et en Egypte – et demain, sans doute, au Maroc et en Algérie – ont considérablement affaibli la position de puissances impérialistes, qui ont vu dans la situation libyenne une opportunité de reprendre pied en Afrique du Nord, qui est une région d’une importance stratégique vitale.
Cependant, loin d’affaiblir Kadhafi, l’intervention militaire de la coalition l’a renforcé. Comment se fait-il que Kadhafi a conservé le contrôle des forces armées ? Les soldats savent que Kadhafi est un dictateur. Ils savent que le régime est corrompu. Ils voient les conséquences sociales de sa politique. Mais ils ne sont pas convaincus qu’un gouvernement installé par les « rebelles » serait moins corrompu ou moins dictatorial. Pire encore, derrière les soi-disant « rebelles » armés, avec, à leur tête, d’anciens Kadhafistes, le soldat libyen voit la main des puissances étrangères, dont les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Les exactions et les atrocités infligées à la population par l’impérialisme, par le passé, sont gravées dans la conscience collective du peuple libyen. Les soldats, comme la masse de la population, se disent que si les grandes puissances veulent imposer un changement de régime en Libye, ils le font non pas pour la « démocratie » ou pour « protéger des civils », mais à des fins impérialistes, pour imposer un régime dont la politique serait façonnée suivant leur propres intérêts.
Ce raisonnement est absolument correct. Cette guerre est une guerre impérialiste, tout autant que les guerres en Serbie, en Afghanistan et en Irak. Des prétextes « démocratiques » et « humanitaires » masquaient les véritables objectifs de toutes ces agressions. Il en va de même pour la guerre en Libye. L’armée « rebelle » appuyée par les impérialistes n’est pas révolutionnaire, mais contre-révolutionnaire. La preuve du reflux de la vague révolutionnaire se voit dans le fait que lorsque les bandes armées soutenues par la coalition impérialiste parviennent à « libérer » une ville, cette « libération » se faitmilitairement et de l’extérieur, sans la participation active de la population, qui, manifestement, ne se reconnaît pas dans le comportement des « conquérants ». Cette absence de soutien explique la facilité avec laquelle les forces de Khadafi reprennent les villes en question. Les porte-parole des rebelles ne perdent pas une occasion de chanter la gloire de Sarkozy et des autres dirigeants de la coalition. Ils leur réclament des armes et davantage de frappes. Mais ils sont beaucoup moins loquaces sur leurs objectifs et idées politiques. Et quel peut-être, au juste, le programme social, économique et politique de ces « rebelles » appuyés par les bombardiers de l’OTAN et encadrés par la CIA, le MI6 et autres « forces spéciales » des grandes puissances ?
Quant au Conseil National de Transition (CNT), il est composé d’éléments réactionnaires qui n’ont rien à voir avec la révolution. Il est dirigé par des transfuges du régime, comme par exemple l’ancien ministre de la Justice de Kadhafi, Mustafa Abdel Jalil, et l’ex-ministre de l’Intérieur, le général Abdul Fattah Younes. Il y a peu, tous deux organisaient une répression impitoyable contre tous ceux qui osaient contester la dictature de Khadafi, ne serait-ce que verbalement. Aujourd’hui, comme hier, ils craignent et haïssent la révolution. S’ajoutent à ces anciens bourreaux de Kadhafi un certain nombre d’ambassadeurs et d’« intellectuels » divers, triés sur le volet par les services secrets occidentaux. Nommé à la tête de l’armée « libre », Khalifa Hifter est un agent notoire de la CIA, qui a dirigé de nombreuses opérations « spéciales » pour le compte de celle-ci, par le passé. Si jamais les grandes puissances parviennent à leurs fins, le résultat ne sera pas une « révolution », mais l’assujettissement et le pillage du pays au profit des intérêts impérialistes, à l’aide d’un « Hamid Karzaï » libyen et de ses miliciens. Et ce serait un coup sérieux porté aux perspectives révolutionnaires dans l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Parmi les arguments servant à justifier l’intervention, le plus porteur concerne la nécessité de « protéger des civils », voire d’éviter un « massacre » des forces révolutionnaires par l’armée de Kadhafi. Mais cet argument est irrecevable. Premièrement, quand on connaît l’histoire du Pentagone, de l’ONU et de l’OTAN en matière de « protection de vies humaines » (guerres, massacres, occupations, soutien aux dictatures, embargos et sabotage économique), les préoccupations « humanitaires » des puissances impérialistes ne peuvent pas être prises au sérieux. Sarkozy et ses alliés – y compris ses alliés de « gauche » – prétendent vouloir défendre la révolution. Mais en réalité, ils défendent leurs propres intérêts. Deuxièmement, nous ne pouvons accepter l’idée que les insurgés de Benghazi n’avaient pas d’autres moyens de se défendre qu’une intervention impérialiste. Il faut savoir que le premier acte du CNT et de son encadrement « occidental » fut de prendre des mesures pour empêcher l’armement général des habitants de Benghazi. Or, la défense de la révolution exigeait au contraire l’armement des masses et la création d’une armée révolutionnaire autour d’un programme exprimant les intérêts des travailleurs – c’est-à-dire visant à renverser le capitalisme et à instaurer une démocratie révolutionnaire. Un appel, sur la base de ce programme, aurait eu un énorme impact sur les troupes gouvernementales. Il aurait permis d’en rallier une fraction importante – et sans doute décisive – à la cause révolutionnaire, comme ce fut le cas à l’intérieur de Benghazi lors de l’insurrection du 19 février.
Cette guerre est celle de Sarkozy, de Cameron, du Pentagone, de la CIA, de l’OTAN et des grandes puissances qui dirigent l’ONU. Tout en s’opposant clairement à cette guerre, le PCF doit expliquer sa véritable nature et le caractère mensonger de ses prétextes officiels. Cette guerre fournit aussi au PCF une nouvelle occasion de briser les illusions qui existent sur la vraie nature de l’ONU. On lit parfois, dans la presse du parti, que l’ONU a été « dévoyée » de son rôle. Il n’en est rien. L’ONU est parfaitement dans son rôle, qui a toujours été de veiller aux intérêts des grandes puissances impérialistes. Ce n’est parce qu’on regroupe les impérialismes américain, russe, chinois, britannique et français sous une bannière de l’ONU qu’ils cessent d’être réactionnaires. L’ONU n’est pas une institution se situant au-dessus des classes. Elle est, au contraire, une institution impérialiste au service des intérêts impérialistes. La direction du PCF doit le reconnaître et l’expliquer ouvertement.