Depuis le mois de septembre, le Mexique est secoué par un magnifique mouvement de protestation contre la destruction programmée de l’Education publique supérieure. La lutte des étudiants a déjà contraint le gouvernement à d’importantes concessions, mais les perspectives pour ce mouvement pourraient être bien supérieures. En effet, « l’incident » des 43 étudiants disparus d’Ayotsinapa, kidnappés par la police dans l’Ouest du pays, a cristallisé contre l’Etat mexicain toute la colère accumulée depuis des années dans la population. C’est un tournant dans la lutte de classes au Mexique, qui pourrait déboucher sur un mouvement à caractère insurrectionnel.
Crise et contre-réformes
Au cœur des attaques du gouvernement de Peña Nieto et des mobilisations étudiantes qui ont suivi se trouvent l’IPN et les Ecoles Normales Rurales (ENR), des institutions issues des luttes révolutionnaires du peuple mexicain des années 1920. Créées dans les années 1930 par le gouvernement progressiste de Làzaro Cardenas, sous la pression du mouvement ouvrier, elles répondaient alors à un double objectif : alphabétiser les campagnes (pour les ENR) ; former les enfants de paysans et d’ouvriers aux métiers d’ingénieurs et techniciens (pour l’IPN) nécessaires pour moderniser le pays.
C’est ce système d’enseignement public et de promotion sociale qui est remis en cause par l’actuel gouvernement mexicain. L’objectif est de transformer la « technique au service de la patrie » (l’objectif initial de la réforme de Cardenas) en « technique au service du marché ». Concrètement, le gouvernement Nieto souhaite abaisser le niveau de préparation offert aux étudiants en créant des obstacles toujours plus insurmontables à l’accès à l’éducation publique, en ouvrant la gestion des universités aux intérêts privés et en transformant les étudiants en main d’œuvre à bas coût pour le capital mexicain et international. La crise mondiale du capitalisme pousse la bourgeoisie mexicaine – et celles du monde entier, comme on le voit en France – à accélérer ce type de contre-réformes.
La lutte exemplaire des étudiants
Le caractère massif du mouvement a surpris le gouvernement – et même de nombreux militants. Une nouvelle couche de jeunes est entrée dans la lutte. La répression et les manœuvres du gouvernement n’ont fait que radicaliser le mouvement. A Mexico et dans d’autres villes, les cortèges immenses rappellent ceux de 1968. Grève illimitée à l’IPN et dans de nombreuses Ecoles Normales Rurales ; blocages et piquets de grève ; structuration démocratique à la base autour d’une Assemblée Générale du Polytechnique, qui élit des représentants dans chaque faculté : le mouvement est puissant, s’est étendu à d’autres universités et reçoit le soutien de nombreux travailleurs.
La principale organisation à diriger la lutte à l’IPN est le CLEP (« Comité de Lutte Etudiant de Polytechnique »). Les militants révolutionnaires qui le dirigent – dont nos camarades mexicains d’Izquierda Socialista – sont la cible privilégiée des autorités et des médias. Deux d’entre eux, Pedro Cruz Garcìa et Daniel Antonio Rosales, ont reçu des menaces de mort et font l’objet d’une campagne de calomnie dans les journaux pro-gouvernementaux La Razòn et Excelsior.
Le gouvernement a cherché à diviser le mouvement en s’appuyant sur les préjugés « antipolitiques » de nombreux étudiants contre les militants « politisés » du CLEP, en infiltrant des policiers et des provocateurs dans les manifestations, ou encore en créant de fausses organisations étudiantes – en lieu et place des représentants élus par l’Assemblée Générale de l’IPN – pour donner l’illusion de « négociations ». Le gouvernement ne cherchait pas seulement à freiner la mobilisation de l’IPN, mais surtout à éviter qu’elle se lie aux autres mobilisations étudiantes et à la classe ouvrière. Or, malgré une courte période d’essoufflement début octobre, le mouvement a continué et s’est amplifié tout en se radicalisant, au point de mettre en danger la stabilité même du gouvernement.
Etat et narcotrafiquants unis dans la répression
L’indignation, locale et internationale, contre la gestion calamiteuse par l’Etat de l’affaire des 43 étudiants disparus depuis un mois a fait franchir une étape au mouvement, en cristallisant la colère de la population mexicaine et son soutien croissant au mouvement étudiant.
Rappelons les faits : le 26 septembre, des étudiants de l’Ecole Normale d’Ayotsinapa, dans l’Etat de Guerrero, subissent un assaut de la police de la ville d’Iguala. Trois sont tués sur le coup et 23 autres blessés. Les étudiants survivants sont ensuite pourchassés et emmenés par la police d’Iguala jusqu’à Cocula, où ils sont livrés au cartel de la drogue local, les Guerreros Unidos. Certains sont retrouvés quelques jours plus tard dans des fosses communes. L’un d’eux a la peau du visage arrachée, signe évident de l’action des cartels. 43 étudiants restent aujourd’hui introuvables.
Le maire d’Iguala, très lié au cartel, craignait que les étudiants viennent perturber une réception organisée par sa femme, elle aussi impliquée en politique et liée au cartel. Connus pour leur militantisme, les étudiants d’Ayotsinapa ont été attaqués lorsqu’ils étaient dans des autobus, dans le cadre d’une campagne pour recueillir des fonds en prévision de la grande manifestation du 2 octobre. D’autres voix se sont élevées, depuis, pour faire connaitre la disparition d’étudiants dans d’autres Etats du Mexique, victimes eux aussi de la répression des manifestations pour commémorer le 2 octobre. Cette date n’est pas anecdotique pour le mouvement étudiant mexicain : le 2 octobre 1968, le gouvernement de Diaz Ordaz fusillait des centaines d’étudiants regroupés place de Tlatelolco, à Mexico. Aujourd’hui encore, la répression sanglante reste un moyen privilégié par la classe dirigeante mexicaine contre toute contestation.
Une colère contre le « narco-capitalisme »
Ce que cet épisode révèle clairement, c’est une réalité bien connue des Mexicains : un degré de répression, de corruption et d’impunité qui concerne toutes les couches de l’Etat mexicain, en lien étroit avec les narcotrafiquants. D’où l’explosion de colère de la population mexicaine.
Dans le cas de l’assaut d’Iguala, la police, le maire et les cartels ont collaboré activement. Mais le gouverneur de l’Etat régional de Guerrero est lui aussi impliqué : il a permis la fuite du maire d’Iguala, son allié politique, et de sa femme (toujours introuvables). Il a été contraint depuis à la démission. Enfin, au plus haut sommet de l’Etat, le président Peña Nieto n’a littéralement rien fait, jusqu’à ce que la pression de l’opinion publique nationale et internationale ne devienne trop forte. Aujourd’hui encore, les investigations n’ont pas avancé d’un pouce, malgré l’arrestation de 52 policiers. La chaine des responsabilités est infinie. Elle révèle dans ce cas comme dans de nombreux autres les limites de la justice officielle, corrompue elle aussi, et l’absence de « neutralité » d’un Etat pourri jusqu’à la moelle. L’analyse marxiste de la nature de l’Etat est confirmée : il s’agit en dernière analyse d’un instrument au service de la classe dominante, qui gère ses différents intérêts.
C’est pourquoi il est impossible pour la classe dirigeante mexicaine de répondre favorablement aux revendications anti-corruption qui émergent du mouvement depuis le mois d’octobre. La bourgeoisie mexicaine est intrinsèquement liée aux activités des cartels et à un système politique où la corruption est la norme. Au cours de la dernière période, les narcotrafiquants ont diversifié leurs « activités ». Ils participent à certains secteurs de l’économie « légale ». Ils gèrent des flux de migrants arrivant d’Amérique centrale pour passer aux Etats-Unis. Ils ont fini par intégrer des rouages essentiels de l’économie et de l’appareil d’Etat. Le capitalisme mexicain est, de plus en plus, un « narco-capitalisme ».
La population mexicaine ne tolère plus cette situation. Sa colère se concentre sur les milliers de personnes tuées dans la prétendue « guerre contre les drogues », sur la collusion entre les politiciens et le crime organisé, sur les kidnappings et les extorsions des migrants d’Amérique centrale par les forces de l’Etat et les cartels, sur les assassinats réguliers (et impunis) de militants des droits humains, syndicalistes, paysans et jeunes, sur la corruption généralisée et les fraudes électorales – et ainsi de suite.
Vers un mouvement insurrectionnel
Cette colère s’est exprimée avec force lors des manifestations massives des 22 et 23 octobre, pour exiger entre autres la justice et la vérité sur les 43 étudiants kidnappés. Des centaines de milliers de personnes ont défilé à Mexico et dans des dizaines de villes mexicaines, dans une ambiance particulièrement offensive. Cette action faisait partie d’une grève nationale de 48 h des étudiants. Mais le mouvement a désormais dépassé le terrain des revendications étudiantes et pointe clairement le doigt contre l’Etat mexicain. Le mouvement ouvrier s’empare de la question : le syndicat UNT a appelé à une grève générale de 24 h, demain 28 octobre, en même temps qu’une nouvelle grève étudiante de 48 h.
La défiance envers l’Etat est telle que le mouvement commence à prendre une tournure insurrectionnelle dans certaines régions, à commencer par l’Etat de Guerrero, d’où viennent les étudiants disparus. Une Assemblée Populaire Nationale s’y est formée avec pour objectif d’occuper les centres locaux du pouvoir et de le confier aux Polices Communautaires, des organisations démocratiques de lutte et d’auto-défense mises en place ces dernières années pour se protéger de l’Etat et des gangs criminels. La mairie d’Iguala a été incendiée, comme d’autres bâtiments publics à Chilpancigo, la capitale du Guerrero, ainsi que le siège du PRD, le parti au pouvoir dans l’Etat régional. Le 25 octobre, les étudiants de l’Ecole Rurale d’Ayotsinapa et des enseignants ont « pillé » nourriture et articles électroménagers des supermarchés et d’autres commerces de Chilpancingo, la capitale du Guerrero. Sur les murs de plusieurs établissements, ils ont peint le slogan : « tout gratuit ». Loin d’être du simple vandalisme, c’était une action militante, organisée, au caractère éminemment politique. Les jeunes et travailleurs impliqués dans le mouvement en cours commencent à remettre en question toute la légitimité de l’ordre social existant.
Pour une direction révolutionnaire !
Quelle que soit l’issue du conflit en cours, le gouvernement est affaibli au point qu’il lui sera difficile de mettre en œuvre la moindre contre-réforme, désormais, sans rencontrer une résistance acharnée de la part des jeunes, des paysans et des travailleurs. Le rapport de force est favorable aux étudiants et au mouvement ouvrier, mais cela doit à présent se traduire sur le plan politique. Le nouveau parti de gauche, Morena, créé autour de la personnalité populaire de Lopez Obrador, devrait être le canal d’expression de la colère de la population. Malheureusement, sa direction ne semblait jusqu’à présent préoccupée que par sa stratégie électorale. Les derniers développements l’ont cependant obligée à soutenir le mouvement, bien que tardivement.
La différence fondamentale avec les luttes isolées ou ponctuelles des dernières années, au Mexique, réside dans l’émergence d’une direction claire et combattive – chez les étudiants de l’IPN et des ENR, dans le mouvement enseignant et sous la forme des Polices Communautaires. Leur appel à transformer la prochaine grève étudiante en une journée internationale de protestation est significatif. Toutefois, aucune des questions soulevées ne pourra être réglée sur la base du capitalisme. La direction politique qui émerge du mouvement révolutionnaire mexicain n’aura pas d’alternative, si elle veut vaincre, que de lutter pour en finir avec le capitalisme et toutes les barbaries qu’il engendre.
Pierre Zamboni, le 27 octobre 2014