Depuis la mi-octobre, les paysans indiens se mobilisent contre la réforme agraire mise en place par le gouvernement de Narendra Modi. Celle-ci impacte profondément le secteur agricole et dégrade les conditions d’existence des masses indiennes, déjà particulièrement précaires.
Un immense mouvement de masse
La mobilisation, qui rassemble plus d’une trentaine d’organisations syndicales, a été d’une ampleur inédite. La grève générale du 8 décembre, le Bharat Bandh (« blocage du pays »), a paralysé le territoire et complètement bloqué l’accès à la capitale. Elle a rassemblé 250 millions de grévistes, soit 18,5 % de la population ! Même à l’échelle de l’Inde, il s’agit d’une mobilisation historique.
Le mouvement est lourdement et violemment réprimé, sous les applaudissements des médias de droite, qui accusent les grévistes d’être sous « influence étrangère ». Mais malgré les violences, la répression et les insultes, la mobilisation se poursuit, avec des blocages et des grèves localisées. A l’heure où nous écrivons ces lignes (29 décembre), les représentants du mouvement ont rejeté toutes les propositions d’amendements faites par le gouvernement, et réclament toujours le retrait pur et simple des lois agraires.
Les fermiers à la merci des grandes entreprises
En Inde, 47 % de la population active dépend du secteur agricole. La majorité des agriculteurs cultivent de très petites parcelles qui leur permettent à peine de gagner de quoi vivre. Ils sont souvent lourdement endettés. Pour eux, la moindre baisse des récoltes ou des prix du marché est catastrophique.
Les structures agricoles actuelles sont héritées des politiques interventionnistes mises en place dans le sillage de la lutte pour l’indépendance, lorsqu’il s’agissait d’atteindre l’autosuffisance alimentaire, et donc d’empêcher les famines. Par exemple, la « Loi fondamentale relative aux produits essentiels » (1955) interdit le stockage commercial de produits alimentaires essentiels, et en régule la distribution afin de lutter contre le marché noir. L’ensemble du commerce agricole était soumis à un Comité du Marché des Produits Agricoles (APMC), ce qui permettait une relative régulation des prix.
Depuis des décennies, la pression du marché et les contre-réformes se sont succédé pour générer un véritable cercle vicieux pour les paysans. Les coûts des engrais et des grains augmentent, alors que les rendements de production restent incertains. Les paysans sont donc contraints de s’endetter, mais sans être assurés de vendre leurs produits à un prix satisfaisant. En effet, la « régulation » des prix par l’Etat n’offre pas de véritable garantie, car elle ne couvre plus l’ensemble des échanges. Véritable révélateur de cette crise sociale, le taux de suicide chez les paysans indiens est en hausse constante, au point d’être désormais le plus élevé au monde dans le secteur agricole.
Adoptées fin septembre, les nouvelles lois vont encore aggraver ce processus : elles rendent légalement possible la revente en dehors des APMC, ce qui va aggraver les fluctuations des prix en fonction du marché, et donc aggraver l’endettement des paysans. En outre, l’accumulation et la création de stocks commerciaux de plusieurs produits alimentaires essentiels sont à nouveau autorisées. Ceci permettra aux grandes firmes de s’accaparer la production pour spéculer sur les prix, mais fera planer le spectre de la famine sur les familles les plus pauvres.
Faire plier le gouvernement Modi
Le gouvernement de droite dirigé par Modi reste inflexible dans son soutien aux grandes entreprises. Alors qu’il était dans l’opposition, son parti, le Parti Indien du Peuple (BJP), s’était doté d’une solide base de soutien dans les régions paysannes. Il s’adressait surtout aux petites et moyennes entreprises agricoles – et promettait une amélioration des conditions de vie de l’ensemble des paysans. La rhétorique « anti-establishment » du BJP, combinée au chauvinisme religieux, a comblé le vide politique laissé par d’autres partis politiques. Cependant, depuis que le BJP est au pouvoir, toute sa démagogie en faveur des petits paysans a été abandonnée au profit d’un mélange de politiques racistes et ultra-libérales.
Ce sont des décennies de colère accumulée qui s’expriment aujourd’hui, contre le pouvoir en place. Les travailleurs indiens s’étaient déjà mobilisés, ces dernières années, face aux contre-réformes successives, mais leurs luttes étaient restées isolées. Le mouvement actuel marque un net progrès, de ce point de vue. Cependant, la stratégie développée par la direction du mouvement se limite à exiger le retrait de la réforme. Tant que le mouvement reste en l’état, le gouvernement est déterminé à « tenir », car cette loi est très favorable aux grandes firmes de l’agroalimentaire et à la bourgeoisie indienne, dont Modi est le fidèle serviteur. D’ailleurs, même si cette réforme était retirée demain, elle serait à nouveau présentée plus tard. La réalité est que les conditions de vie des fermiers indiens ne peuvent pas s’améliorer dans le contexte de la profonde crise du capitalisme. La lutte doit donc passer à l’étape supérieure et se doter d’un programme révolutionnaire, pour que la colossale énergie de la paysannerie indienne ne se disperse pas en vain.