Le 18 septembre 2001, George W. Bush – qui, de toute évidence, a regardé trop de films de John Wayne – déclarait que les Etats-Unis captureraient Oussama Ben Laden « mort ou vif ». Cette affirmation s’est révélée correcte à 50 %. Il est clair que les Forces spéciales américaines envoyées à Abbottabad n’avaient absolument aucune intention de « prendre » Ben Laden vivant.
Lorsque les Américains ont capturé Saddam Hussein, en 2003, ils n’ont pas hésité à l’exposer comme une bête de foire. Ils l’ont soumis à toutes sortes d’humiliations, dont un examen dentaire retransmis à la télévision. Ils ont monté un procès, bien que le verdict en fût connu d’avance. Ils voyaient ça comme un immense coup de propagande. Pourquoi n’ont-ils pas fait de même avec Ben Laden ?
John Brennan, responsable du contre-terrorisme auprès d’Obama, a déclaré à des journalistes que le commando américain avait été « préparé » à capturer Ben Laden vivant« s’il ne représentait pas de menace ». Or, en réalité, ses assaillants ne lui ont donné aucune chance de se rendre. Il a reçu une balle dans le crâne et une autre en pleine poitrine. Très vite, son corps a été jeté à la mer « suivant les rites de la tradition islamique ». Des officiels américains ont déclaré qu’une tombe risquait d’en faire un lieu de pèlerinage.
En fait, Ben Laden savait trop de choses. Si un procès avait été organisé, il aurait sans doute rappelé le rôle de la CIA dans la promotion d’Al-Qaïda et des Talibans. La CIA a joué un rôle important dans l’armement et l’entraînement des fondamentalistes, y compris de Ben Laden lui-même. Il ne fallait pas qu’il parle – et ils l’ont empêché de parler.
L’implication de l’ISI
L’assaut a été mené à l’insu du gouvernement pakistanais, quitte à briser le mythe de la « souveraineté nationale » de ce pays. Si les Américains n’ont pas prévenu les Pakistanais, c’est parce qu’ils craignaient que l’information soit immédiatement communiquée à Ben Laden, via les services secrets pakistanais (l’ISI).
Comment se fait-il que l’homme le plus recherché au monde vivait dans une résidence fortifiée, à la périphérie d’une ville habitée par des hommes d’affaires et des officiers à la retraite ? La résidence se situe à quelques centaines de mètres de l’Académie Militaire du Pakistan, un centre d’entraînement d’élite. Le chef de l’armée pakistanaise s’y rend fréquemment lors de cérémonies diverses.
Mieux encore : la résidence se situe dans une zone militaire d’Abbottabad qui est soumise à des contrôles stricts de la part de l’armée et des services secrets. Quiconque souhaite vivre dans cette zone doit passer par toute une série de contrôles. Il est impensable que Ben Laden et ses hommes aient occupé cette résidence sans que cela soit connu de l’armée pakistanaise et des services secrets, au plus haut niveau.
Depuis des décennies, l’armée et l’Etat pakistanais manoeuvrent en Afghanistan, qu’ils veulent placer sous leur contrôle, conformément à leur théorie de la « défense en profondeur ». Ils voient l’Inde comme leur principal ennemi et se préparent à la guerre contre ce puissant voisin, qui a une population plus nombreuse, une base industrielle plus large et un territoire plus vaste. Leur idée est d’attacher l’Afghanistan au Pakistan, de sorte que dans l’éventualité d’une guerre avec l’Inde, l’Afghanistan jouerait le rôle d’immense base arrière. Cette idée est une obsession au plus haut niveau de l’armée pakistanaise – et en particulier de l’ISI.
Mais il y a d’autres intérêts en jeu, encore plus substantiels que la stratégie militaire ou le Coran. L’ISI est étroitement liée à la mafia de la drogue pakistanaise et afghane, qui brasse d’énormes quantités d’argent sale. Ces éléments criminels sont liés, à leur tour, aux Talibans et à leurs terroristes associés. A travers un vaste système de corruption et de distribution d’argent de la drogue, les tentacules de l’ISI plongent dans toutes les sphères de l’Etat et du gouvernement.
Le lieu de résidence de Ben Laden a confirmé les soupçons des Américains à l’égard de l’ISI. Le silence assourdissant des services secrets pakistanais est la preuve la plus éloquente de leur culpabilité. Ils ont protégé Ben Laden. Cela aura de sérieuses implications dans les relations entre les Etats-Unis et le Pakistan. Cependant, ils restent liés comme deux frères siamois. Ce n’est pas très confortable, mais ils doivent faire avec. Les Américains ont besoin du Pakistan pour mener leur guerre en Afghanistan. Et Zardari, le président pakistanais, a besoin de Washington pour maintenir l’économie (et le gouvernement) à flot.
Les effets aux Etats-Unis
Lorsque la nouvelle a été annoncée, dimanche soir, il y avait des scènes de liesse à Washington, à New York et ailleurs. Des gens sont allés à « Ground Zero » pour exprimer leur joie. Un homme a dit : « Peut-être qu’on peut désormais se retirer d’Irak ». Sous la mince couche de ferveur patriotique, ces mots indiquent un mécontentement sous-jacent à l’égard des aventures militaires américaines – et une soif de paix.
Obama a félicité les « héros » qui ont mené l’opération et appelé les membres du Congrès à faire preuve du « même sens d’unité qui a prévalu après le 11 septembre ». Mais c’est un vœu pieux. La société américaine n’a jamais été aussi divisée depuis la Guerre Civile. A court terme, Obama va récolter les fruits de cet assassinat. Cela pourrait contribuer à sa réélection. Mais ce n’est même pas certain. L’euphorie suscitée par la mort de Ben Laden retombera, pas les effets de la crise économique.
L’euphorie de ces derniers jours n’a pas de base solide. La situation explosive, à l’échelle mondiale, n’a pas été créee par Ben Laden et Al-Qaïda. Au contraire, ils en étaient une expression. La mort d’un homme ne changera rien de fondamental. Au contraire, cela fera naître un désir de vengeance qui débouchera sur de nouveaux attentats terroristes.
Obama a déclaré que la mort de Ben Landen faisait du monde un lieu plus sûr. Mais dans le même discours, il a affirmé que les risques d’attentats terroristes n’étaient pas éliminés. La sécurité a été renforcée dans les ambassades et les aéroports, par crainte de représailles. Les Etats-Unis ont fermé leur ambassade et leurs consulats au Pakistan. En réalité, le monde est un lieu plus dangereux qu’il y a trois jours.
La vraie signification d’Al-Qaida
Dans la poursuite de ses objectifs, l’impérialisme a toujours besoin de créer un monstre, un sinistre ennemi qu’il diabolise et dont il exagère les crimes, pour justifier ses propres crimes plus monstrueux. Par le passé, il y a eu le « Péril Jaune », puis le « Péril Rouge », et plus récemment Al-Qaïda et les Talibans. Les noms changent mais la fonction reste la même.
Depuis dix ans, les médias ont systématiquement construit l’image d’un Monstre nommé Al-Qaïda, censé être une organisation internationale ultra-centralisée, disciplinée et dévouée à la destruction de la civilisation occidentale. En réalité, Al-Qaïda a toujours été une petite organisation dotée d’une audience marginale dans le monde islamique. Dans les faits, il s’agit d’une myriade de petits groupes, dans différents pays, dont chacun poursuit ses propres objectifs. Quant à Ben Laden, son activité se réduisait depuis longtemps à l’enregistrement occasionnel de mauvaises vidéos.
Tout ce dont les impérialistes avaient besoin, dans leur lutte contre Al-Qaïda, c’est de la méthode des « frappes chirurgicales » – autrement dit, de bonnes informations et une intervention armée sélective et limitée. Il n’était pas nécessaire d’envoyer de grandes quantités de soldats et de tanks pour envahir des pays, comme les Américains l’ont fait. Dans la lutte contre le terrorisme, cette tactique est complètement contre-productive. En se comportant comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, l’impérialisme américain a énormément aidé les terroristes.
L’impérialisme américain fut le meilleur allié de Ben Laden et d’Al-Qaïda. L’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan a donné une grande impulsion au recrutement de jeunes Musulmans par les forces du terrorisme. Mais la vague révolutionnaire qui balaye le monde arabe a ruiné le mythe d’Al-Qaïda. En Tunisie, en Egypte et ailleurs, des millions de travailleurs, de jeunes et de paysans ont montré comment mener une lutte sérieuse contre l’impérialisme et ses agents locaux. Et malgré la propagande mensongère des impérialistes, les fondamentalistes n’ont joué aucun rôle significatif dans ces magnifiques mouvements de masse.
Le terrorisme d’Etat est beaucoup plus meurtrier que n’importe quel groupe terroriste. Ce sont les Etats qui déclarent la guerre, qui larguent des bombes sur Hiroshima et Nagasaki, qui construisent des camps de concentration tels que Guantanamo, qui manipulent l’opinion publique à travers leurs médias. Ce sont les Etats qui saignent les budgets de la santé, de l’éducation et des retraites – tout en donnant des milliards aux banquiers. Nous ne verserons pas une larme sur le sort du terroriste réactionnaire dont les mains étaient entachées du sang de milliers de personnes. Mais nous condamnons encore plus fermement les crimes de l’impérialisme, qui est responsable de beaucoup plus d’atrocités que Ben Laden et ses fidèles.
Le terrorisme individuel repose sur l’idée que de petits groupes d’hommes armés et déterminés peuvent renverser l’ordre établi. C’est une illusion. L’Etat a suffisamment de ressources pour détruire n’importe quel petit groupe armé. Les dégâts provoqués par des attentats terroristes sont superficiels. En fait, les attentats ne font que renforcer les régimes en place, en leur donnant l’excuse dont ils ont besoin pour contre-attaquer à une vaste échelle. C’est ce qu’ont clairement montré les événements qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001. En réalité, l’action révolutionnaire des masses est la seule force qui puisse changer la situation en profondeur. Les révolutions en Egypte, en Tunisie et dans l’ensemble du monde arabe en sont la preuve la plus éclatante.
Alan Woods