Manzoor Ahmed appartient, au sein du PPP, au courant marxiste dont l’influence a considérablement grandi au cours de la dernière décennie. [Il a depuis, cette interview quitté cette organisation]
Que sera votre rôle à l’Assemblée nationale ?
Manzoor : Mon devoir, c’est d’être le porte-parole de la classe ouvrière au sein de l’Assemblée. Les travailleurs pakistanais sont confrontés à de nombreux et graves problèmes. Depuis la partition du pays, il y a 54 ans, la classe dirigeante n’a rien résolu, et la pauvreté s’est aggravée. Le taux de chômage est très élevé. Les paysans sombrent dans la misère. Il y a aussi la question de la santé et de l’éducation, ou encore les questions de politique étrangère. Dans les faits, cette Assemblée représente les intérêts de la classe dirigeante, mais, moi, j’y serai un représentant des travailleurs.
Quelles sont les solutions aux problèmes des travailleurs ?
Manzoor : A notre époque, l’économie capitaliste ne permet plus de réaliser des réformes sociales conséquentes et durables. Il faut donc changer de système. Nous lutterons pour une politique socialiste et révolutionnaire à l’Assemblée et en dehors de l’Assemblée. On entend souvent les gens dire que nous avons besoin d’une révolution. Ils ne croient plus au système actuel - tant de misère, tant de souffrances ! Ils veulent un changement. Seulement, ils ne voient pas comment réaliser cette révolution. Notre tâche est de fournir un parti et une direction capables de diriger la lutte contre le capitalisme. Il faudra du temps. On ne pourra le faire en l’espace de quelques mois. Cependant, étant donnée la situation sociale et économique qui existe au Pakistan, un mouvement révolutionnaire peut éclater subitement, et, à ce moment là, nous pourrons transformer la société.
Dans le contexte d’un mouvement révolutionnaire au Pakistan, que faudrait-t-il faire ?
Manzoor : Nous devons éliminer les aspects féodaux de la société pakistanaise, éliminer le fondamentalisme, nationaliser les principaux piliers de l’économie nationale et exproprier les capitalistes étrangers. Le Pakistan dispose d’une capacité productive énorme, mais la crise du capitalisme et la politique imposée par le FMI sont telles que, depuis 10 ans, plus de 7000 entreprises importantes ont été fermées. Dans le passé, des nationalisations ont eu lieu, notamment sous le gouvernement de Zulfiqar Ali Bhutto, dans les années 70. Mais le secteur public était alors entre les mains d’une bureaucratie. Notre projet, c’est de placer directement sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes les entreprises que nous allons nationaliser.
Le Pakistan a été impliqué dans plusieurs guerres contre l’Inde. Actuellement, des milliers de soldats sont amassés de part et d’autre de la frontière. Ne croyez-vous pas que, dans le cas d’une révolution au Pakistan, l’Inde lancera une attaque contre votre pays ?
Manzoor : Oui, mais la classe ouvrière indienne est la plus grande de tout le sud asiatique. Elle est notre principal allié, et pourrait empêcher la classe dirigeante indienne de faire la guerre contre une révolution pakistanaise. Nous connaissons les magnifiques traditions de lutte des travailleurs indiens. Je ne vois pas la révolution pakistanaise et la révolution indienne comme deux événements séparés. Si nous voulons renverser le capitalisme au Pakistan, il faudrait répandre la révolution à travers l’ensemble du sous-continent indien, et au-delà. Ainsi, nous mettrons fin à la partition au moyen d’une fédération socialiste. Le sous-continent indien est d’une très grande beauté. Ses travailleurs sont habiles et productifs. Nous avons 5000 ans de culture et de civilisation derrière nous. Ici comme ailleurs, c’est la classe capitaliste qui est responsable de la misère et de l’oppression.
Dans cette élection, les fondamentalistes ont réalisé un score plus élevé que jamais, et ont obtenu 16% des sièges à l’Assemblée nationale, à comparer aux 5% des dernières élections. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Manzoor : Ce n’est pas difficile à comprendre. L’un des aspects les plus marquants de ces élections a été le ressentiment populaire à l’encontre de la politique impérialiste des Etats-Unis. Les fondamentalistes ont exploité cette question, surtout dans les provinces voisines de l’Afghanistan. Aucun autre parti, et pas même la majorité des candidats du PPP, n’ont dénoncé la politique américaine. Dans le passé, les Etats-Unis ont instrumentalisé les fondamentalistes. Mais à présent, ils ne les financent plus. En conséquence, les fondamentalistes se sont retournés contre les Etats-Unis. Le PPP doit adopter une position ferme vis-à-vis de l’impérialisme. Ce n’est un secret pour personne que la pendaison de Zulfiqar Ali Bhutto par la junte militaire, en 1979, répondait à la demande des autorités américaines. Dans ma circonscription, en tant que candidat PPP, je me suis clairement positionné contre l’impérialisme et, en conséquence, les fondamentalistes n’ont obtenu qu’1% des voix.
Comment peut-on surmonter les nombreux conflits nationaux, religieux et ethniques qui ravagent le Pakistan ?
Manzoor : Les gens s’entretuent. Dans le Pendjab, dans la province de Sind, en Baloutchistan et sur la frontière nord-ouest - partout il y a des troubles et des conflits de ce type. Mais un mouvement généralisé de la classe ouvrière permettrait de contrecarrer cette tendance. A l’heure actuelle, la classe ouvrière est relativement inerte. Elle ne s’est pas encore lancée dans l’action de grande échelle. Il y a des mouvements sociaux, de temps en temps, mais la mobilisation massive est à venir.
Quelle est la condition des femmes au Pakistan ?
Manzoor : Les femmes pakistanaises font face à de graves problèmes. Elles sont doublement exploitées. Par le système capitaliste, d’abord, et ensuite par les hommes dans le cadre de la famille. Elles sont des millions à travailler plus de 16 heures par jour. Et elles doivent en plus s’occuper des enfants, de la cuisine et des tâches ménagères. On ne les traite pas comme des êtres humains. Il y a aussi la tradition du Karo Kiri, c’est-à-dire de l’assassinat des femmes au nom de l’honneur d’un homme ou d’une famille. Dans certaines régions, les femmes n’ont pas le droit de sortir de leurs foyers, ni même de parler. Elles sont très opprimées. Les femmes représentent moins de 48% de la population, un chiffre qui traduit la négligence sanitaire dont les mineures sont l’objet.
Il n’y a pas de solution à ce problème dans le cadre du capitalisme. Le problème de fond est économique. Les capitalistes méprisent le travail des femmes et leurs maigres salaires sont souvent versés directement aux maris. Comment peut-on espérer mettre un terme à cette situation sur la base d’un système éducatif et de conditions sanitaires aussi lamentables ? L’Etat ne consacre que1,2% de son budget à l’éducation, et seulement 0,7% à la santé publique. C’est une honte. On dit que les organisations soi-disant "non gouvernementales" - les ONG - s’occupent des femmes. Mais qu’ont-elles accomplies, au juste ? Rien. Les conditions de vie des femmes ne font qu’empirer. Certes, dans les milieux sociaux les plus riches, la situation des femmes est moins grave. Mais à l’autre extrémité de l’échelle sociale, l’esclavage féminin existe toujours. Cela doit changer. Ce ne sont pas de petites réformes qui sont nécessaires, dans ce domaine, mais un bouleversement révolutionnaire. Une sérieuse amélioration de la condition des femmes est indissociable d’une transformation socialiste de la société pakistanaise.
Les femmes ont-elles participé à votre campagne électorale ?
Manzoor : La campagne était très bien de ce point de vue. Pour la première fois dans l’histoire de Kasur, nous avons pu organiser des réunions publiques auxquelles participaient les femmes. Dans l’une de ces réunions, par exemple, plus de 500 femmes étaient présentes. J’ai pris la parole à cette réunion. Les femmes étaient motivées et enthousiastes. C’était magnifique ! Elles ont occupé une place importante dans la conduite de la campagne électorale, et, dans les mois à venir, nous nous efforcerons de les impliquer davantage dans notre action politique. Au sein de l’Assemblée, j’évoquerai la question des femmes chaque fois que cela sera possible.
Quel a été l’apport du mouvement syndical dans votre circonscription ?
Manzoor : J’ai bénéficié d’un soutien solide de la part des organisations syndicales. Les syndicats ne sont pas fortement implantés, mais leur soutien a été très important, surtout celui du Power-Loom Workers’ Union (industrie du textile), du Rickshaw Drivers’ Union (tireurs de remorques "taxis" à deux roues), du Bank Workers’ Union (secteur bancaire) et du Water and Power Workers’ Union (services des eaux et de l’électricité). J’ai également été soutenu par les syndicats des journalistes et des travailleurs postaux. Les travailleurs des services sanitaires m’ont fait part de leur solidarité totale. J’ai agi en concertation avec les organisations syndicales dès avant ma candidature, puis pendant la campagne, et, maintenant, je vais déterminer avec eux comment les appuyer, en tant que député. La lutte électorale était conduite dans cet esprit. Les gens ne menaient pas campagne pour Manzoor Ahmed, mais pour eux-mêmes. Et c’est l’explication fondamentale de notre succès.
De quelle façon avez-vous mené la campagne électorale ?
Manzoor : Nous avons concentré notre action sur deux fronts. Premièrement, nous avons fait du porte-à-porte, ce qui veut dire, au Pakistan, des hommes pour parler aux hommes, et des femmes pour parler aux femmes. Cet immense travail a impliqué beaucoup de militants et de sympathisants. Deuxièmement, il y avait les réunions publiques, qui ont rencontré un grand succès. Par moments, je faisais jusqu’à 15 réunions de ce type en l’espace d’une seule journée ! Au total, j’ai dû intervenir dans près de 200 réunions publiques, et, à chaque réunion, il n’y avait jamais moins de 1000 personnes, et parfois plus de 10000 personnes.
Les autres candidats qui se présentaient dans la circonscription étaient tous des gens riches. Pendant la campagne, j’ai défié les autres candidats de boire de l’eau ordinaire de Kasur, que je bois tous les jours et que j’ai bu devant des milliers de personnes pendant la campagne. Mais les autres candidats n’avaient pas l’habitude de cette eau de ville - l’eau des pauvres. Ils n’osaient pas en boire et en auraient été malades s’ils en avaient bu. Nelufar Qasim Mehdi était une candidate issue de la grande bourgeoisie. Sa famille est l’une des 10 familles pakistanaises les plus riches. Nelufar a dépensé près de 50 millions de roupies pour sa campagne. C’est beaucoup d’argent, surtout au Pakistan ! Khursid Kasuri, qui était un autre candidat richissime, a dépensé 35 millions de roupies. En comparaison, les dépenses totales de ma campagne n’atteignent même pas un million de roupies. Des gens modestes ont donné de l’argent pour la financer. Ils ont imprimé mes affiches. Je ne saurais dire qui a fabriqué certains des autocollants qui ont paru en soutien à ma candidature. D’autres gens ont prêté leur voiture. Les gens voulaient aider, spontanément, chacun à sa façon. Ce mouvement de solidarité et de participation m’a inspiré tout au long de la campagne. Quand je descendais de la tribune, à la fin d’un discours, des centaines de personnes venaient me saluer, m’exprimer leur solidarité. Un jour, un vieillard est venu me donner 100 roupies - sans doute l’équivalent de sa paie quotidienne. J’ai battu les candidats des riches grâce à l’élan de solidarité de la classe ouvrière, de la jeunesse et des paysans.
Votre action et vos idées sont bien différentes de celles de la plupart des candidats du PPP. Pensez-vous que votre statut de candidat du PPP a été un avantage ou un handicap ?
Manzoor : J’ai mené campagne, pour l’essentiel, sur la base du Manifeste fondateur du PPP. En 1968-1969, un immense mouvement de grèves révolutionnaires a éclaté au Pakistan. Ces évènements ont radicalement transformé la façon de penser de la masse de la population. Le PPP est un produit de ce mouvement, et cela explique pourquoi il est, aujourd’hui encore, le parti le plus populaire dans les milieux ouvriers. Le mouvement de 1968-1969 a également donné au PPP le meilleur manifeste politique jamais vu dans l’histoire du Pakistan, et sans doute dans celle du sous-continent tout entier. Le Manifeste du PPP se fixe comme but ultime la création d’une société sans classes, sur la base d’une révolution socialiste. Jamais, dans cette région du monde, la question de la nécessité d’une révolution socialiste n’avait été posée en des termes aussi directs. Les anciens partis communistes se limitaient généralement à ce qu’ils appelaient une révolution "nationale-démocratique". Faire partie du PPP et défendre le programme du socialisme ne m’a pas posé de difficultés. Ce n’est pas moi qui renie le programme du parti, c’est sa direction.
En tant que militant, qu’est-ce qui vous a motivé ?
Manzoor : Ce sont les idées du marxisme qui me motivent. J’ai lu Marx et Engels. Ensuite, j’ai étudié les idées de Lénine et de Trotsky. Parmi les marxistes plus contemporains, j’adhère aux idées qui ont été développées et défendues par Ted Grant et par le mouvement marxiste international qui anime le site internet In Defence of Marxism. Je suis particulièrement d’accord avec l’idée qu’il faut promouvoir les idées du marxisme au sein des grandes organisations politiques et syndicales des travailleurs, puisque ce n’est que de cette façon que nous pourrons gagner l’oreille de l’ensemble du mouvement.
Interview réalisée au Pakistan, par notre correspondant Jonathan Clyne.