A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’invasion russe de l’Ukraine entre dans son cinquième jour, et il est difficile de se faire une idée précise de la situation réelle, sur le terrain. Comme l’écrivait Rudyard Kipling : « la première victime d’une guerre, c’est la vérité ». Les deux camps se livrent à une intense propagande. D’après les grands médias français, la résistance ukrainienne serait telle qu’on a du mal à comprendre comment les Russes peuvent progresser, comme le reconnaissent les mêmes médias.
Il semble qu’une bonne partie des infrastructures militaires ukrainiennes aient été détruite par les frappes russes. Poutine voulait s’assurer d’avoir nettement réduit la capacité de résistance de l’armée ukrainienne avant de passer à l’offensive. Depuis, l’armée russe a atteint les faubourgs de la capitale, Kiev, et a pénétré dans la grande métropole de Kharkiv, au nord, ainsi que dans plusieurs villes importantes du sud, comme Melitopol ou Kherson.
Les causes de la guerre
Dans son discours du 24 février, Poutine a justifié cette offensive en affirmant qu’une « menace contre la Russie était créée sur nos terres historiques ». Les dirigeants occidentaux tournent cette idée en dérision : « comment la petite Ukraine pourrait-elle représenter une menace pour la Russie ? ». Effectivement, en elle-même, l’Ukraine n’est pas une menace pour Moscou. Mais si l’Ukraine rejoignait une alliance militaire dirigée par les Etats-Unis, elle deviendrait une menace.
Depuis la chute de l’Union soviétique, en 1991, l’OTAN n’a cessé de s’élargir vers l’Est, jusqu’aux frontières de la Russie, et a mené plusieurs opérations militaires contre des pays alliés de la Russie. Ce fut le cas, notamment, lors de l’invasion de la Yougoslavie (1999), au terme de laquelle l’OTAN a proclamé l’indépendance du Kosovo.
Moscou est donc fermement déterminé à empêcher une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Poutine réclamait des garanties à ce sujet, mais les Etats-Unis ont constamment refusé de les lui donner. Il n’est pas sûr que de telles garanties auraient suffi à éviter une invasion, mais la position des dirigeants américains l’a rendue inévitable.
Pour déclencher une guerre, il faut bénéficier d’un certain effet de surprise et pouvoir rejeter la responsabilité du conflit sur l’adversaire. En l’occurrence, Poutine utilise l’argument des bombardements ukrainiens contre le Donbass. Ceux-ci duraient depuis des années. Toutefois, le prétexte immédiat est secondaire : une fois la guerre devenue inéluctable, il n’est pas compliqué de trouver une justification. Quant à l’effet de surprise, il a été d’autant plus facile à atteindre que Biden et les autres dirigeants occidentaux se comportent depuis des mois comme l’enfant qui, dans la fable, criait sans cesse « au loup ! ». Lorsque le loup s’est manifesté, plus personne ne s’y attendait.
Bravades et hypocrisie
En réponse à l’offensive russe, le président ukrainien, Zelensky, a décrété la loi martiale et fait le serment solennel de défendre le pays jusqu’au bout. Ce discours héroïque sonne creux. L’armée ukrainienne n’est pas en mesure de résister longtemps face à la puissance de l’armée russe. En fait, la question était réglée dès l’instant où les Occidentaux ont annoncé qu’ils n’enverraient pas de troupes pour défendre l’Ukraine. En insistant sur son droit à rejoindre l’OTAN, malgré les avertissements de Moscou, le gouvernement de Kiev a placé toutes ses chances de salut entre les mains des impérialistes occidentaux. C’était une grave erreur. Malgré toutes leurs bravades, les dirigeants occidentaux n’accordent aucune importance aux souffrances du peuple ukrainien. Son sort n’est qu’un pion dans le jeu cynique des grandes puissances.
Les gouvernements occidentaux et les médias à leur dévotion condamnent unanimement l’invasion de l’Ukraine. Joe Biden a déclaré : « La Russie porte seule la responsabilité des morts et des destructions que cette attaque va causer, et les Etats-Unis, leurs alliés et leurs partenaires répondront d’une façon unie et décisive. » La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a ajouté : « Nous forcerons le Kremlin à rendre des comptes ».
Ces déclarations sont impressionnantes. Cependant, Biden et consorts n’ont jamais eu l’intention de fournir un appui militaire direct à Kiev. Leur seule contribution à la crise actuelle a été une succession de déclarations belliqueuses et de menaces à la fois terrifiantes et… très vagues. En résumé, ces dignes personnages ont proclamé qu’ils étaient prêts à combattre jusqu’à la dernière goutte de sang… ukrainien.
De manière générale, les solennelles condamnations qui viennent des impérialistes occidentaux sont d’une colossale hypocrisie. Où se trouvait le chœur unanime des condamnations lorsque les Américains et leurs « alliés » – ou plutôt leurs valets – ont lancé une guerre sanglante et criminelle contre l’Irak ? Ou lorsqu’ils ont envahi l’Afghanistan ? Ou lorsqu’ils ont ravagé la Syrie ? Et ainsi de suite : la liste est longue, très longue.
Les Nations « Unies »
Comme à chaque fois qu’une guerre éclate, un bruit se fait entendre, semblable aux bêlements d’un troupeau de moutons : ce sont les lamentations des pacifistes. Toutes ces âmes bien intentionnées viennent nous rappeler que la paix est une bonne chose et la guerre une mauvaise chose. Hélas, jamais une guerre n’a été arrêtée par de bons sentiments et des appels à la raison. En fait, l’histoire nous enseigne que toutes les questions cruciales y sont tranchées par la force des armes.
En prenant pour argent comptant n’importe quel discours d’un dirigeant « attaché à la paix », les pacifistes servent les intérêts des bellicistes, qui savent dissimuler leurs véritables intentions sous des formules « humanistes ». C’est aussi le rôle que jouent les très mal nommées « Nations Unies » (l’ONU).
A chaque guerre ou menace de guerre, les pacifistes et les réformistes de gauche en appellent à l’ONU. Et, à chaque fois, leurs espoirs sont déçus. Il ne peut pas en être autrement. L’ONU n’a jamais empêché une guerre. Elle a même joué un rôle actif dans plusieurs conflits, comme par exemple dans la guerre de Corée (1950-1953) et la guerre contre l’Irak (1990-1991). Entre 1945 et 1989, il y a eu plus de 300 guerres dans le monde. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mené près de 30 opérations militaires majeures. L’ONU n’a empêché aucune de ces guerres. Il en va de même dans la crise actuelle : les supplications larmoyantes du Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres, ne pouvaient pas faire reculer Vladimir Poutine d’un millimètre.
Tant que le capitalisme existera, il y aura des guerres, et il n’y aura pas plus de « Nations Unies » qu’il ne peut y avoir de nation « unie », car chaque nation est divisée par des classes aux intérêts irréconciliables. La seule unité réellement atteignable est l’unité de la classe ouvrière internationale, par-delà les frontières. Et la seule manière efficace de lutter contre la guerre, c’est de lutter contre le système qui provoque les guerres : le capitalisme.
Et maintenant ?
Il est difficile d’estimer l’état d’esprit exact du peuple ukrainien, qui n’est sans doute pas le même à l’ouest et à l’est du pays. Mais partout l’humeur générale doit être un mélange de désespoir, de pessimisme et d’aspiration à retrouver une certaine normalité. Ceci pourrait donner à Poutine une base suffisante pour établir un régime pro-russe, à Kiev, s’il réussit à atteindre ses objectifs militaires.
Dans tous les cas, Poutine ne voudra pas occuper durablement l’ensemble de l’Ukraine, car ce serait beaucoup trop risqué et coûteux. L’intervention militaire l’a placé en position de force pour de futures négociations avec les Occidentaux, notamment à propos de sa revendication d’un retrait des armes nucléaires stationnées par l’OTAN en Europe de l’Est, et de la restauration du traité de limitation des armes nucléaires de portée intermédiaire (qui avait été déchiré par Donald Trump). Une chose est sûre : la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN sera purement et simplement écartée.
Avant de retirer l’armée russe, Poutine pourrait agrandir le territoire des Républiques de Lougansk et de Donetsk, de façon à créer une zone tampon entre l’Ukraine et la frontière russe. Sur cette question, nous devons souligner que si nous soutenons le droit à l’auto-détermination du peuple ukrainien, ce soutien n’est pas inconditionnel. Par exemple, nous ne soutenons pas son droit à opprimer les populations russophones du Donbass. De même, nous défendons le droit de ces populations russophones à l’auto-détermination. Mais de quelle auto-détermination peut-il s’agir, si elle dépend entièrement des subsides de Moscou et se réduit à n’être qu’un élément des plans russes pour opprimer l’Ukraine ? Tout cela ne ferait pas progresser la cause du socialisme et l’unité de la classe ouvrière. De manière générale, sur la base du capitalisme, aucune solution ne peut être trouvée à la question nationale, que ce soit en Ukraine, dans les Balkans ou au Moyen-Orient.
Les nouvelles sanctions annoncées par les Etats-Unis ne peuvent pas avoir d’impact significatif sur le régime de Poutine. La précédente vague de sanctions n’avait rien changé à la politique du Kremlin. Par ailleurs, si les nouvelles sanctions mènent à un gel de la vente de gaz russe à l’Europe, cela y provoquera une hausse brutale des prix de l’énergie et, par ricochet, de la nourriture. Les sanctions risquent donc surtout d’accroître l’instabilité économique, politique et sociale en Europe. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent les réticences de certains pays membres de l’OTAN ou de l’UE, comme l’Allemagne, à adopter des sanctions trop dures. Ils craignent que cela ne frappe leurs propres économies, qui sont déjà bien affaiblies.
Internationalisme
Il est impératif de maintenir fermement une position de classe et internationaliste. Le mouvement ouvrier ne doit pas se laisser influencer par les mensonges de la propagande impérialiste (des deux camps).
Il faut poser la question concrètement : cette invasion joue-t-elle un quelconque rôle progressiste ? Non. Les objectifs de cette guerre sont réactionnaires – et elle a pour effet de diviser la classe ouvrière en renforçant le nationalisme. Il est hors de question de soutenir Poutine, qui n’est pas l’ami de la classe ouvrière de Russie, d’Ukraine ou d’ailleurs.
Cependant, nous ne devons absolument pas apparaître comme nous situant dans le même camp que l’impérialisme américain et occidental. Nous ne devons pas nous associer, directement ou indirectement, à l’OTAN. Les dirigeants de la gauche réformiste qui appellent l’OTAN à « agir » contre la Russie aggravent la confusion et font le jeu des impérialistes occidentaux.
La tâche de renverser Poutine revient à la classe ouvrière russe. En Europe et aux Etats-Unis, notre lutte prioritaire doit être dirigée contre l’OTAN et l’impérialisme occidental. En France, nous devons prioritairement dénoncer l’hypocrisie du gouvernement Macron et les crimes de l’impérialisme français en Afrique et ailleurs. Comme Lénine et Liebknecht le répétaient sans cesse : « l’ennemi principal est dans notre propre pays ! ».