Ce document a été adopté par le congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale, qui s’est tenu du 29 juillet au 3 août, en Grèce.
Les causes profondes de la crise en Ukraine sont à chercher dans les effets désastreux de la restauration du capitalisme. La destruction de l’économie planifiée a été un énorme recul non seulement d’un point de vue économique, mais aussi d’un point de vue social.
Des cendres de l’économie planifiée a émergé un régime capitaliste brutal, basé sur le vol à grande échelle des biens de l’Etat par des gangs de bandits et de mafieux – les oligarques – qui ont pris le contrôle de l’économie et, par conséquent, du système politique.
Le capitalisme mafieux a entraîné une instabilité endémique. Profitant de la crise en Russie pour exercer son influence sur l’Ukraine, l’impérialisme occidental a ébranlé l’équilibre des pouvoirs dans la région pendant toute une période, créant les conditions de la crise actuelle.
Certains oligarques pensaient que leurs intérêts seraient mieux servis par une alliance avec l’Occident ; d’autres en s’alignant sur la Russie. Mais leur motivation première est la maximisation à tout prix de leurs profits, par des moyens légaux ou, plus souvent, illégaux. Sur cette base, il était impossible d’établir ne fut-ce qu’un semblant de démocratie bourgeoise. Un gouvernement bourgeois corrompu et autoritaire succède à l’autre.
Fin 2013, le président Ianoukovitch a décidé, à la dernière minute, de suspendre la signature d’un accord d’association avec l’UE, au profit d’un accord avec la Russie. Du reste, il gouvernait dans l’intérêt des oligarques et suivait un programme inspiré par le FMI (nouvelles privatisations, mesures d’austérité), s’aliénant le soutien de la population même dans le sud-est de l’Ukraine, où était sa base électorale.
S’il a rompu avec l’UE, c’est uniquement parce qu’il pensait pouvoir obtenir un meilleur accord avec la Russie. Après l’effondrement du stalinisme, le capitalisme allemand a suivi une politique d’expansion vers l’est et était prêt à dépenser de grosses sommes d’argent pour assurer sa domination dans la région. Mais en 2013, au milieu de la crise la plus grave du capitalisme européen, les dirigeants allemands n’étaient plus très enclins à dépenser l’argent nécessaire à l’absorption de l’Ukraine dans l’UE (l’Ukraine étant confrontée à une profonde récession économique). Ianoukovitch a essayé de jouer l’Occident contre la Russie, et vice-versa, dans le but de faire la meilleure affaire.
Sa décision de ne pas signer le traité avec l’UE a été l’étincelle du mouvement qui s’est fait connaitre sous le nom d’Euromaidan. Le mouvement a reçu un certain soutien parmi ces couches de la population (principalement dans l’ouest et le centre du pays) qui se tournaient vers l’UE, avec l’illusion qu’en se liant à l’UE leur niveau de vie augmenterait ou qu’elles répèteraient l’expérience du « miracle » polonais. C’était une illusion réactionnaire, mais qui a réussi à mobiliser une section de la société dans des manifestations contre Ianoukovitch.
Même s’il reflétait un mécontentement réel et avait un caractère de masse, surtout au début, le mouvement Euromaidan, sous couvert de lutte contre la corruption et la répression, fut en dernière analyse un mouvement réactionnaire du point de vue de sa composition de classe, de ses objectifs politiques et des forces et directions politiques qui le dominaient.
Le mouvement était principalement composé d’une intelligentsia de petits bourgeois libéraux, d’éléments lumpen [1] et des couches moyennes ruinées. Il était le plus fort dans les régions rurales de l’ouest du pays. Son objectif déclaré était la signature d’un traité d’association avec l’UE, qui devait nécessairement s’accompagner d’un « programme d’austérité », ce qui signifie que la classe ouvrière devrait payer pour la crise du capitalisme. Enfin, les partis bourgeois libéraux d’opposition dominaient la mobilisation – et les forces d’extrême droite et néo-nazies ont fourni les troupes de choc.
Les Etats-Unis ont joué un rôle important dans le dénouement d’Euromaidan, de même qu’ils ont joué un rôle dans la « révolution orange » de 2004. John McCain a pris la parole à des rassemblements à Kiev. Par ailleurs, le sous-secrétaire d’Etat américain a admis avoir dépensé 5 milliards de dollars, depuis que l’Ukraine est indépendante, pour influencer ses choix politiques.
Lorsque Ianoukovitch a compris qu’il ne pouvait plus se maintenir au pouvoir par la répression et qu’il était incapable de mobiliser des forces importantes contre Euromaidan, il a recherché un compromis. Il était prêt à quitter la scène. Mais c’était trop peu et trop tard. Les forces libérées ne voulaient plus d’un compromis ; elles voulaient une rupture nette. A ce stade, des tireurs d’élite ont tué des manifestants et des policiers. On ne sait pas qui les a mobilisés, mais en conséquence, Ianoukovitch a fui le pays et un nouveau gouvernement « d’action » a été installé à Kiev. A ceux qui aiment parler de la légitimité de ce nouveau gouvernement, rappelons qu’il a été investi par une Rada (le Parlement) entourée et « surveillée » par des voyous néo-nazis et des paramilitaires fascistes armés.
En aucun cas nous ne pouvions soutenir le gouvernement renversé de Ianoukovitch. Mais le gouvernement qui lui a succédé était encore plus réactionnaire, si c’est possible. C’était un gouvernement de partis bourgeois pro-occidentaux, avec des ministres membres du parti d’extrême droite Svoboda (dont fait également partie le Procureur de la République). Des membres du Secteur Droit (néo-nazi) ont aussi été invités à y participer, mais ils ont refusé.
Le gouvernement du président Tourtchynov et du premier ministre Iatseniouk était complètement aligné sur les intérêts de Washington. Il s’engageait à intégrer l’Ukraine dans l’OTAN et l’UE. Iatseniouk l’a décrit comme un gouvernement « kamikaze », dont l’objectif était de rapidement mettre en œuvre toute une série de mesures-chocs réclamées par le FMI, avant de céder la place à un nouveau gouvernement élu doté d’un semblant de légitimité. Parmi ces mesures-chocs, il y avait l’arrêt des subventions sur le gaz domestique (ce qui en fait augmenter le prix), des licenciements massifs dans la fonction publique, le gel des salaires et des pensions, etc.
Ce changement complet de l’alignement de l’Ukraine était une provocation pour la clique dirigeante russe, qui ne pouvait laisser un autre pays de l’ancienne Union Soviétique rejoindre l’OTAN – en particulier un pays doté d’une large minorité russophone et d’une très importante base navale militaire russe à Sébastopol.
Depuis la guerre de 2008 en Géorgie, la Russie s’efforce de réaffirmer sa position sur la scène mondiale. La Russie est loin derrière la puissance de l’impérialisme américain. Mais c’est un Etat capitaliste dirigé par une oligarchie rapace et parasitaire qui s’efforce de contrôler des ressources naturelles et des sphères d’influence. Sa politique étrangère est entièrement déterminée par les intérêts et les objectifs cyniques de l’oligarchie ; elle n’a pas un atome de contenu progressiste. Même si la Russie n’a pas la puissance économique et militaire pour défier les Etats-Unis dans l’arène mondiale, elle cherche à mener sa propre politique étrangère, indépendante de celle des Etats-Unis, de façon à pouvoir négocier avec eux à partir d’une position de force.
La guerre de 2008 contre la Géorgie, en Ossétie du Sud, était un tournant. La Russie a alors exploité à son avantage les erreurs des impérialistes américains, qui avaient projeté trop de forces à travers le monde. Elle a démontré sa suprématie au niveau régional. Après la chute de l’URSS, la classe dirigeante et l’Etat-major russes vivaient comme une humiliation nationale l’intégration de nombreux pays d’Europe de l’Est – autrefois membres de l’Union Soviétique – à la sphère d’influence occidentale. Le démembrement de la Yougoslavie et le bombardement de la Serbie ont alimenté le sentiment des militaires russes d’être assiégés et encerclés.
L’impuissance des Américains lors de la guerre en Géorgie illustrait le relatif affaiblissement de leur impérialisme au cours de la dernière décennie. Ses ressources étaient absorbées dans les aventures militaires en Irak et en Afghanistan. En Syrie, Poutine était prêt à lâcher Assad lorsque ce dernier semblait sur le point d’être renversé. Mais finalement, la Russie a adopté une position contraire à celle des Etats-Unis, et elle a joué un rôle clé dans le fiasco d’Obama sur la question des armes chimiques syriennes, en août 2013. Plus récemment encore, la situation en Irak illustre l’impuissance de l’Administration américaine.
La crise en Ukraine et l’annexion de la Crimée ont souligné la même impuissance relative des Américains. L’administration Obama a fait les gros yeux et parlé des « lignes rouges » à ne pas franchir, de l’inviolabilité des frontières nationales européennes et d’autres hypocrisies de ce genre. Mais en fin de compte, elle a dû accepter comme un fait accompli l’annexion de la Crimée par la Fédération russe.
Dans un discours significatif, Poutine a dénoncé l’hypocrisie de l’impérialisme américain, l’accusant d’avoir poussé à l’indépendance du Kosovo et, à cette fin, d’avoir bombardé la Serbie – allié traditionnel de la Russie – il y a 15 ans. Les rapports entre la Russie et les Etats-Unis sont de nouveau très tendus. Le conflit actuel a renforcé l’alliance entre Moscou et Pékin.
Du point de vue de la clique du Kremlin, l’annexion de la Crimée n’avait rien à voir avec la volonté du peuple de Crimée – et tout à voir avec ses intérêts stratégiques de clique. Cela dit, abstraction faite des modalités concrètes du référendum, cette annexion reflétait effectivement la volonté de la majorité du peuple de Crimée, qui rejetait les autorités de Kiev et se tournait avec espoir vers la Russie.
Depuis le début, le nouveau gouvernement de Kiev a pris une série de mesures qui ne pouvaient être interprétées que comme des provocations à l’égard des Ukrainiens russophones de l’est et du sud du pays. Le Parlement a voté l’abrogation d’une loi introduite par Ianoukovitch, qui permettait aux langues minoritaires d’avoir un statut officiel au niveau régional. Il est vrai que face à l’indignation générale, Tourtchynov n’a pas signé le décret d’abrogation. Mais la provocation demeure. De même, Kiev a nommé des oligarques détestés comme gouverneurs de Donetsk, Kharkov, Dnepropetrovsk, etc. Les travailleurs des régions industrielles du sud et de l’est de l’Ukraine comprennent qu’un accord avec le FMI et l’UE – tout comme la rupture des relations avec la Russie – se ferait à leur détriment.
Ainsi, un mouvement national anti-Maidan pour les droits nationaux, démocratiques et sociaux a commencé dans le sud et l’est. Nul doute que des éléments du Parti des Régions – ainsi, probablement, que des agents russes – ont joué un rôle dans sa naissance, à leurs propres fins. Mais le mouvement avait de profondes racines sociales et reflétait l’opposition généralisée de la classe ouvrière au gouvernement de Kiev. Elle le percevait – à juste titre – comme un gouvernement d’oligarques piétinant ses droits.
Pendant des semaines, il y a eu des manifestations anti-gouvernementales à Kharkov, Odessa, Luhansk, Donetsk, etc. Ce mouvement comprenait différents éléments. Il y avait un élément de nationalisme russe ; des drapeaux russes étaient présents sur les manifestations. Mais même cela ne devrait pas être interprété d’un point de vue uniquement national. Un sondage a montré que si la Russie attire les gens de cette région, c’est parce que les travailleurs industriels y sont mieux payés qu’en Ukraine.
Il y avait aussi un élément de nostalgie soviétique, c’est-à-dire à l’égard d’une époque où il y avait le plein emploi, l’éducation et la santé publiques pour tous, où n’existait pas une situation condamnant des millions de personnes à l’émigration et d’autres millions à sombrer dans l’alcool, la drogue et le désespoir.
L’anti-fascisme a également joué un rôle important. Des millions d’Ukrainiens ont fait partie de l’Armée rouge qui a combattu l’Allemagne nazie. Ces vétérans – ou leurs descendants – ont été révoltés par la droite nationaliste ukrainienne se réclamant des collaborationnistes nazis et d’anti-communistes tels que Stephan Bandera, la division SS Galicie, etc.
Ici aussi, la question nationale joue un rôle important. Les purges staliniennes, la collectivisation forcée, les déportations de masse, etc., ont lié un certain nationalisme ukrainien à un anti-communisme enragé, en particulier dans l’ouest du pays.
Enfin, il y avait aussi dans le mouvement anti-Maidan des éléments réactionnaires pro-russes, notamment monarchistes. Cependant, là où les organisations de gauche étaient plus fortes, ces éléments réactionnaires passaient au second plan, au profit des symboles et mots d’ordre de gauche (par exemple à Odessa et Kharkov).
Avant tout, le mouvement avait de profondes racines sociales et économiques dans la classe ouvrière du sud et de l’est du pays. Il ne peut pas être expliqué par le travail d’agents, d’agitateurs ou de mercenaires russes.
En l’absence de perspectives claires, une partie du mouvement a commencé à placer ses espoirs dans ce qui lui semblait être un raccourci : l’occupation armée des bâtiments publics, la proclamation de Républiques et l’appel à une intervention russe. C’était, dans une certaine mesure, une copie des méthodes du mouvement Euromaiden, qui semblaient avoir payé. En même temps, n’était-ce pas ce qui s’était passé en Crimée ?
Cependant, du point de vue de Poutine, la Crimée était une position stratégique – pas Donetsk et Luhansk. L’occupation et l’annexion de ces régions auraient rencontré la résistance de l’armée ukrainienne, mis la Russie en difficulté au niveau international et détérioré ses liens commerciaux avec l’UE. Et tout ça pour quoi ? L’annexion de ces régions industrielles aurait obligé la Russie à payer la note de la « restructuration » de leurs industries – nécessaire, d’un point de vue capitaliste – et à incorporer une population en pleine effervescence, et donc possiblement difficile à gérer.
Jamais l’oligarchie russe n’a eu l’intention d’occuper ces deux régions. Elle veut utiliser son pouvoir (surtout à travers l’approvisionnement en gaz) pour obliger le gouvernement de Kiev à parvenir à un modus vivendi avec la Russie et avec l’UE (par opposition à un alignement unilatéral sur l’OTAN). Cependant, s’il y avait eu un massacre de civils dans le Donbass, Poutine aurait été obligé d’intervenir, en dépit des conséquences. Pour obtenir ce qu’il voulait, il a combiné le chantage au gaz et le déploiement de forces militaires à la frontière ukrainienne.
En cela, les intérêts du Kremlin coïncident avec ceux du capitalisme allemand. Les entreprises allemandes ont d’importants investissements et intérêts en Russie. Surtout, l’Allemagne dépend du gaz russe qui passe par l’Ukraine. Toute sanction contre la Russie serait très dommageable au capitalisme allemand. Ici, les intérêts de Berlin et Washington divergent. Le commerce des Etats-Unis avec la Russie est négligeable ; aussi la Maison-Blanche a-t-elle systématiquement cherché à réaffirmer ses intérêts en Europe de l’Est et à provoquer le Kremlin.
L’élection de Porochenko, un oligarque qui a soutenu tous les gouvernements et, dans le même temps, tous les mouvements d’opposition en Ukraine depuis la restauration du capitalisme, reflète précisément l’intérêt commun de Moscou et Berlin pour un accord négocié et mutuellement acceptable.
La proclamation des Républiques de Donetsk et Louhansk a été probablement précipitée par l’illusion que la Russie les reconnaîtrait rapidement. La première déclaration de souveraineté de la République populaire de Donetsk (RPD) contenait une série d’éléments progressistes. Elle mentionnait la primauté de la propriété collective sur la propriété privée, attaquait l’exploitation de l’homme par l’homme et défendait une république multi-nationale et multi-ethnique. Mais le caractère de classe du mouvement demeurait indistinct, de façon générale. Des emblèmes de l’URSS étaient utilisés, des images de Lénine (et de Staline !), des références à la République Soviétique de 1918 (dans le sud-est), à l’anti-fascisme, etc. Mais il y avait aussi des symboles nationalistes et religieux. Ce mouvement contenait les germes d’éléments progressistes et anti-oligarques – tout en reflétant des idées inévitablement confuses, après 25 années de contre-offensive idéologique engagée avec la restauration du capitalisme.
A l’occupation armée des bâtiments administratifs et à la défection en masse d’une partie de la police et des services de sécurité (qui a rallié la population en rébellion), Kiev a répondu en lançant une « opération anti-terroriste » (ATO). Cependant, les vagues successives de l’ATO ont été arrêtées par les troupes ukrainiennes, qui ont refusé de tirer sur des civils désarmés à Kramatorsk, Sloviansk, etc. Il y a même eu des cas de fraternisation. Cela prouve que le mouvement dans le Donbass n’est pas le fait « d’agents russes » et de « mercenaires séparatistes » ; il avait le soutien actif ou passif de la majorité de la population dans ces régions (comme on l’a vu avec le référendum).
Il y avait non seulement des cas de fraternisation des soldats ukrainiens, mais aussi des mutineries et des manifestations de conscrits et de réservistes, qui dans certains cas ont physiquement empêché l’envoi des troupes sur le front. Il faut avoir à l’esprit que ces soldats étaient souvent mal équipés (40 % n’avaient pas de gilet pare-balles), mal nourris et mal payés.
Kiev a alors reconstitué une Garde Nationale et différents bataillons du Ministère de l’Intérieur formés de « patriotes volontaires » issus d’organisations fascistes et néo-nazies (Patriotes d’Ukraine, Svoboda, Fraternité, etc.), nombre d’entre elles faisant partie de Secteur Droit. L’incorporation de ces voyous paramilitaires dans l’ATO obéissait à deux objectifs : a) fournir le gouvernement en troupes fanatiques prêtes à l’action légale et illégale contre les « terroristes russes » ; b) détourner les éléments fascistes et fascisants de l’opposition au gouvernement (n’oublions pas que la police a tué l’un des dirigeants de Secteur Droit, qui avait menacé de renverser le gouvernement).
Sa guerre contre son propre peuple a poussé le gouvernement encore plus vers la droite ; tout opposant est devenu un « agent de l’étranger » et un « séparatiste ». Outre les attaques des fascistes contre les organisations de gauche et la fermeture des locaux du PC ukrainien à Kiev et dans d’autres villes, des initiatives ont été prises pour interdire le PC ; des raids sur des locaux de Borotba dans plusieurs villes ont poussé cette organisation de gauche dans la clandestinité ; enfin, il y a eu une vague d’arrestations, des attaques contre les médias sociaux et une offensive générale contre les droits démocratiques.
Il serait inexact de caractériser les autorités de Kiev comme une « junte fasciste ». C’est un gouvernement d’oligarques qui mène une politique de rigueur brutale. Ce sont les mêmes qui étaient au pouvoir avant le mouvement Euromaidan. Cependant, la classe dirigeante s’est brusquement déplacée vers la droite. Elle ne se contente pas de recourir à des troupes de choc d’extrême droite. Des mots d’ordre jusqu’alors utilisés par les seuls banderistes sont repris dans les grands médias – et par Porochenko. Les manifestations du 1er mai, les conférences syndicales et autres événements de ce type sont attaqués par des éléments d’extrême droite et des fascistes, y compris ceux qui sont intégrés à l’appareil d’Etat. Des oligarques tels que Timochenko ont publiquement remercié les organisateurs du massacre d’Odessa. En même temps, les médias passent sous silence la revendication de l’incendie du bâtiment par Secteur Droit.
Incapable de remporter une victoire majeure au corps à corps (à part peut-être à Mariupol), l’ATO a eu de plus en plus recours à l’artillerie, aux bombardements aériens et autres méthodes de guerre. Mais cela a renforcé l’opposition au gouvernement et la résistance armée. Il faut ajouter à cela l’impact du massacre d’Odessa par les fascistes, le 2 mai, soit le jour même du lancement de l’ATO.
En même temps, l’élément militaire a peu à peu dominé le mouvement dans le Donbass, et avec lui les forces réactionnaires. Tout conflit militaire attire des aventuriers et autres éléments criminels. Par exemple, à Sloviansk, le chef de la résistance armée, Strelkov, est un monarchiste russe qui a combattu comme mercenaire en Tchétchénie et en Serbie.
Par rapport à la déclaration de souveraineté, le texte de la Constitution de la République de Donetsk représente clairement un recul. Elle parle de la « foi orthodoxe » comme principe fondamental de la République, met sur le même plan la propriété publique et la propriété privée, etc.
Cependant, ce n’est là qu’une partie de l’équation. Il devenait clair que la Russie n’allait pas soutenir ces Républiques. Dès lors, face au militantisme croissant des travailleurs et au risque voir leurs entreprises nationalisées par les dirigeants de la RPD, les oligarques du Donbass ont ouvertement rallié le gouvernement de Kiev, après avoir tactiquement soutenu le mouvement dans un premier temps. L’homme le plus riche du pays, Rinat Akhmetov, dont les entreprises emploient près de 300 000 personnes dans la région, a même été jusqu’à tenter d’organiser ses employés contre la RPD. Mais il a misérablement échoué.
Tout ceci a renforcé l’humeur anti-oligarque. Dans un premier temps, la RPD a annoncé qu’Akhmetov refusant de payer des impôts, il serait exproprié de ses entreprises. Mais dans un deuxième temps, un autre porte-parole de la RPD a déclaré qu’il n’y aurait pas d’expropriations visant Akhmetov, car il était possible de négocier avec lui. Plus tard, la République de Luhansk a évoqué la possibilité d’exproprier des biens illégalement privatisés au profit d’oligarques. Tout ceci reflète clairement une scission sur cette question parmi les dirigeants de ces Républiques. Le maire du peuple de Sloviansk a également annoncé la nationalisation de toutes les grandes entreprises de la ville.
Fait significatif, le mouvement des mineurs de Donetsk (du public et du privé) lutte contre l’ATO et demande le retrait de toutes les troupes ukrainiennes. Les travailleurs critiquent également les vacillations et la modération des autorités de la RPD sur les questions économiques et sociales. Lors de leur dernière manifestation, il n’y avait pas un seul drapeau russe. Des discussions sont également en cours pour reconstruire un Parti Communiste à Donetsk, impliquant non seulement le PCU, mais aussi des organisations telles que Borotba.
Du point de vue du conflit entre Kiev et les républiques, Strelkov a formulé une évaluation militaire de la situation qui est assez correcte : « L’armée ukrainienne veut nous encercler et fermer la frontière », expliquait-il. « Face à des forces et une puissance de feu supérieures, nous ne pouvons que résister, pas contre-attaquer. C’est l’affaire de semaines ou de mois, mais dans tous les cas, sans l’aide de la Russie, nous ne pourrons survivre ». Puis il a expliqué que l’absence d’aide russe était une trahison, et que dès lors le mouvement ne pourrait avancer de nouveau qu’« après un Maidan à Moscou ».
De son point de vue purement militaire et étroitement nationaliste russe, il a raison. Cependant, une guerre civile n’est jamais un phénomène essentiellement militaire, mais plutôt politique. Si la RPD expropriait les oligarques et, sur cette base, en appelait à tout le peuple travailleur d’Ukraine, y compris du centre et de l’ouest, cela aurait un puissant écho.
Dans l’immédiat, Porochenko, Poutine et Merkel ont effectivement asphyxié le Donbass et placé les rebelles dans une situation impossible. On ne peut exclure un changement de l’ensemble de la situation, mais les trois grandes puissances précitées ont un objectif clair : parvenir à un accord négocié – dans le dos des rebelles. Kiev a besoin de reprendre le contrôle militaire de tout le territoire (à l’exclusion de la Crimée, à laquelle il renonce) ; la Russie veut des concessions garantissant son influence dans la politique ukrainienne, tout en maintenant ses relations commerciales avec l’UE ; enfin, l’Allemagne veut défendre ses intérêts commerciaux en Russie et son approvisionnement en gaz.
Telle est la signification du « plan de paix » de Porochenko, qui inclut le respect des droits linguistiques de la population russophone, l’élection directe des gouverneurs et la fédéralisation du pays. Quant aux rebelles, ce plan leur offre une amnistie limitée et un passage sécurisé vers la Russie pour ceux qui le souhaitent, mais ils doivent complètement renoncer à toute idée de républiques indépendantes. Du point de vue du Donbass, accepter ce plan serait une capitulation – que la Russie semble soutenir. Cependant, il reste très peu d’options aux rebelles.
Certains facteurs échappent évidemment au contrôle des grandes puissances. Les fascistes, dans les Bataillons et la Garde Nationale, rejettent toute idée de compromis ou même de discussions avec les « terroristes ». De leur côté, les républiques du Donbass se sentent trahies par Moscou et ne veulent pas reculer.
Le rôle des Etats-Unis dans le conflit ukrainien ne peut être compris que dans le cadre de la position mondiale de l’impérialisme américain. Les Etats-Unis n’ont pas d’intérêt économique direct en Ukraine. Et pourtant, dès le début d’Euromaidan, le Département d’Etat, la CIA et l’Administration américaine en général ont jeté tout leur poids dans la balance, de façon à exacerber le conflit en donnant aux « durs » de Kiev l’assurance d’un puissant soutien.
Pendant plus de vingt ans, les Etats-Unis ont provoqué et humilié la Russie en intégrant dans l’OTAN des pays d’Europe de l’Est et d’Europe Centrale qui avaient fait partie du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS. Le dernier round d’extension de l’OTAN (2004) et les propos de Rumsfeld sur la « vieille Europe » (la France et l’Allemagne refusant de participer à l’aventure militaire en Irak) avaient deux objectifs : d’une part, intimider la Russie, d’autre part maintenir les puissances européennes dans une situation de subordination à l’égard des Etats-Unis.
Par ailleurs, même si la Russie détient toujours un énorme arsenal nucléaire, les Américains se sont trouvés en situation de déployer des systèmes anti-missiles à la frontière russe, leur ouvrant la possibilité de neutraliser au moins une large partie de l’arsenal nucléaire russe. Il est évident que cette menace n’était pas pour rien dans la réaction de Poutine en Géorgie comme en Ukraine.
L’interférence américaine en Ukraine vise encore une autre cible, quoique moins apparente : l’Allemagne et l’UE. La rupture des liens entre l’UE et la Russie porterait un coup sévère aux bases du capitalisme allemand, qui dans ces deux régions du monde a beaucoup développé son influence en exportant des marchandises et des usines. Il y a aussi la question de l’approvisionnement énergétique, qui est cruciale pour l’Allemagne et l’Italie (un peu moins pour la France).
Ces derniers mois, Merkel s’est efforcée d’opposer une résistance passive aux pressions de Washington, de gagner du temps, de limiter l’ampleur des sanctions économiques contre la Russie et de trouver un compromis lui permettant de sauvegarder les intérêts de l’Allemagne et ses rapports avec la Russie. Chaque fois, cependant, Merkel a fini par céder sous la pression du puissant « allié » américain. Elle a dû accepter l’escalade – à contrecœur. Le fait est que dans un conflit majeur entre la Russie et les Etats-Unis, il n’y a pas de place pour une politique indépendante de l’Allemagne, du fait : 1) de sa faiblesse militaire ; 2) des divisions au sein de l’UE.
En Syrie, l’impérialisme américain s’est heurté à l’opposition ouverte de la Russie et de la Chine. Obama a dû battre en retraite de façon humiliante (Cameron aussi). Une autre défaite diplomatique sérieuse en Ukraine porterait un coup sévère aux intérêts et au prestige de Washington. Or le prestige – c’est-à-dire, ici, la crédibilité d’une menace – n’est pas un facteur secondaire en politique étrangère.
Un accord solide sur l’Ukraine suppose d’être appuyé à la fois par la Russie et les Etats-Unis. Or à ce jour cela supposerait la capitulation de facto de Poutine, qui ne semble pas disposé à suivre la voie d’Eltsine dans les années 90.
Tout cela explique les déséquilibres sans précédent de la politique étrangère américaine. Cela explique également pourquoi, malgré les intérêts convergents qui permettraient de trouver un compromis (sur le dos du peuple ukrainien), aucun accord n’est trouvé. Au contraire, la crise s’enfonce dans un cercle vicieux. La destruction de l’avion malaisien et les événements qui s’en sont suivis ont brutalement accéléré cette crise.
Le gouvernement de Kiev n’est pas fort. Non seulement il fait face à mouvement d’opposition croissant à l’ATO au sein des forces armées et des familles de soldats, mais en outre, à moyen terme, les mesures qu’il doit prendre d’un point de vue capitaliste (privatisations, licenciements massifs, gel des salaires et des retraites, levée des subventions du gaz, dévaluation, etc.) auront un impact sur toute la population du pays. A un certain stade, ces questions économiques et sociales balayeront l’hystérie nationaliste même dans l’ouest et le centre. Le caractère généralisé du mouvement des familles de soldats est une indication de l’humeur réelle, sous la surface.
Le fait est que lors de l’élection présidentielle frauduleuse, une majorité a voté pour le candidat qui se tenait en dehors de la coalition gouvernementale et qui apparaissait comme le moins nationaliste. Il affirmait vouloir en finir rapidement avec l’ATO. De leur côté, le Secteur Droit et Svoboda n’ont recueilli à eux deux que 2 % des voix. Cela dit, le Parti Radical de Lachko – qui travaille étroitement avec le SNUA du Secteur Droit, désormais – a recueilli 8 % des voix, après que son candidat a passé la campagne présidentielle en tenue militaire sur la ligne de front de l’ATO.
Dans cette situation complexe, les tâches des marxistes sont claires. Premièrement, nous sommes contre le gouvernement de Kiev, un gouvernement réactionnaire qui compte des éléments d’extrême droite, intègre des bandits fascistes dans l’appareil d’Etat et s’en prend aux droits démocratiques. Nous sommes solidaires des organisations ouvrières et de gauche qui luttent contre ce gouvernement et subissent la répression, les pogroms, les assassinats, les offensives de l’ATO et autres sauvageries. Cela ne signifie pas que nous devons donner le moindre soutien aux éléments réactionnaires, nationalistes russes et confus qui sont dans la direction des républiques du Donbass. Au contraire, notre devoir est d’expliquer que seule une politique de classe et internationaliste, basée sur l’expropriation des oligarques, pourrait garantir la victoire contre Kiev.
Deuxièmement, nous avons combattu l’illusion selon laquelle Poutine défendrait les revendications démocratiques, nationales et sociales du peuple travailleur du sud-est de l’Ukraine. Sur ce point, l’expérience nous a déjà donné raison.
Troisièmement, nous nous opposons à nos propres gouvernements occidentaux, qui soutiennent pleinement le gouvernement réactionnaire d’Ukraine en guerre contre son propre peuple.
En Russie, nos camarades ont la tâche difficile d’organiser la solidarité avec la résistance anti-fasciste en Ukraine tout en menant une lutte implacable contre leur propre gouvernement bourgeois vorace, hypocrite et réactionnaire. Ils ont maintenu cette position depuis le début du conflit.
L’idée que ce conflit résulte d’une agression de l’impérialisme russe contre une Ukraine semi-coloniale – cette idée ne tient pas debout et mène directement au soutien du gouvernement de Kiev, son ATO criminelle, les gangs fascistes qui en font partie, ses assauts contre les droits démocratiques et son nationalisme réactionnaire. Que des soi-disant « socialistes » défendent une telle position en Ukraine – ou, pire encore, à Londres ou Washington – est doublement traitre.
Ironiquement, les mêmes groupes « de gauche » qui hurlent hystériquement au fascisme chaque fois qu’un parti de droite populiste enregistre une poussée électorale, sont incapables de reconnaitre l’existence de gangs fascistes et nazis qui, en Ukraine, assassinent des militants de gauche, saccagent leurs locaux et jouent le rôle de forces auxiliaires d’un gouvernement réactionnaire qui mène une guerre contre son propre peuple.
Nous devons lutter contre le fascisme. Mais cette lutte ne peut être victorieuse que si elle est liée à la lutte contre le capitalisme, lequel offre un terrain fertile au fascisme.
Le socialisme est internationaliste ou n’est rien. A fortiori en Ukraine, il n’y a pas d’issue sur des bases nationalistes. Les soi-disant nationalistes ukrainiens à Kiev représentent le type de chauvinisme le plus enragé, qui sert de masque au fascisme. Ils ont mené le pays au bord de l’abîme et l’ont déjà plongé dans une guerre civile qui pourrait aboutir à la destruction de l’Ukraine comme nation.
La désintégration de l’Ukraine serait un développement réactionnaire, qui exacerberait énormément les haines et les antagonismes nationaux. Cela mènerait à un nettoyage ethnique, des pogroms et des massacres de grande ampleur. Cela renforcerait l’emprise des tendances fascistes et hyper-chauvines des deux côtés, menant à une soif de revanche et à des actes terroristes. Ce qui est arrivé à la Yougoslavie est un terrible avertissement à la classe ouvrière d’Ukraine.
Il faut une politique capable d’unir toute la classe ouvrière pour renverser l’oligarchie. La seule solution réelle à la question ukrainienne est le renversement des oligarques (ukrainiens et russes) et l’introduction d’un plan de production socialiste et démocratique permettant d’en finir avec le cancer de l’immigration et l’émigration forcée – et de mobiliser toute la population pour réaliser l’immense potentiel de l’industrie et de l’agriculture ukrainiennes.
Historiquement, les peuples d’Ukraine et de Russie ont toujours été étroitement liés. Le peuple ukrainien n’est pas anti-russe, mais il ne veut pas être dominé par Moscou. Une révolution socialiste en Ukraine mènerait rapidement au renversement de Poutine et des oligarques russes. Cela ouvrirait la voie à une authentique fédération socialiste unissant la Russie et l’Ukraine sur la base d’une égalité stricte, de la démocratie et de la fraternité entre ces deux grands pays.
Contre le fascisme !
A bas l’oligarchie !
Pour une Ukraine socialiste indépendante, comme premier pas vers une fédération socialiste et démocratique de l’Ukraine et de la Russie, avec autonomie complète pour la Crimée et les autres régions qui le souhaitent.
Vive le socialisme international !
Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !
Athènes, le 2 août 2014
[1] Abréviation du mot allemand « lumpenproletariat », « sous-prolétariat » en français, qui désigne une population située socialement sous le prolétariat, du point de vue des conditions de travail et de vie, formée d’éléments déclassés misérables, non organisés du prolétariat urbain.