Le rap est l’un des genres musicaux les plus écoutés au monde. Selon une étude du Syndicat national de l’édition phonographique, 78 % des jeunes Français de 14 à 24 ans en écoutent régulièrement. En 2017, aux Etats-Unis, le rap représentait 25 % de la consommation musicale de la population, devant le rock (23 %).
C’est aujourd’hui un marché très lucratif pour l’industrie musicale. Beaucoup de rappeurs sont des chefs d’entreprises régnant sur d’immenses empires qui vont de la musique à la mode en passant par l’immobilier et la spéculation boursière. Il est souvent reproché au rap de prôner les pires « valeurs » de la société bourgeoise. C’est parfois vrai. Un certain nombre de textes sont marqués par le sexisme et le culte de l’argent.
Cependant, ce ne sont pas les textes les moins intéressants qui expliquent l’influence massive du rap sur au moins deux générations. Cette musique rythme et embellit la vie de millions de jeunes écrasés sous le poids des oppressions et de l’exploitation capitaliste. Les profondes contradictions de ce courant artistique reflètent celles qui traversent la société. Pour le comprendre, il faut analyser les origines économiques et sociales du rap.
L’émergence du rap aux Etats-Unis et en France
Il y a toujours un lien – plus ou moins direct – entre l’émergence d’une nouvelle forme artistique et l’évolution économique et sociale d’une société. Durement frappés par la crise des années 1970, les quartiers des communautés noires de grandes villes telles que New York, Détroit et Chicago devinrent « des ghettos » désertés par les services publics. Le chômage de masse, les violences policières, les discriminations et les gangs constituaient le quotidien des jeunes noirs Américains.
Dans ces quartiers, le phénomène des block parties apparut. A Harlem, à Brooklyn et dans le Bronx, les habitants bloquaient les rues et branchaient illégalement éclairages et sono. Un DJ passait des « musiques noires » : Funk, Reggae, Soul…
Des « maîtres de cérémonie » (MC) prenaient le micro et déclamaient des paroles en rythme. « Peace, love, unity and having fun », le slogan originel du hip-hop, était scandé dans ces soirées comme un mantra esquissant une lueur d’espoir.
Le mouvement des blocks parties permit la création fulgurante de nouvelles méthodes artistiques. A l’origine, le rap était une discipline du hip-hop, qui regroupait aussi la danse, le graffiti, le deejing et le beat box. Un art fait avec les moyens du bord, mais qui, grâce à l’élan créatif de la jeunesse, a marqué un bond dans l’histoire des musiques modernes.
La danse se complexifiait et intégrait des performances athlétiques de haut-niveau, comme le breakdance. Les murs laissés à l’abandon devinrent les supports de véritables œuvres d’art, où les bombes des graffeurs coloraient un paysage terne et délabré. Le rap combinait une musique populaire, des performances textuelles et les avancées technologiques de l’époque : boîtes à rythmes, sampling et scratch.
Le phénomène hip-hop trouva un écho en France, qui fut aussi durement touché par la crise économique. Le chômage des jeunes passait de 6 % en 1975 à 22 % en 1986. L’Etat parquait les populations immigrées dans des banlieues qui, comme aux Etats-Unis, étaient privées des financements publics à la hauteur des besoins.
Le phénomène de ghettoïsation des centres urbains des Etats-Unis s’est reproduit dans les banlieues françaises. La génération qui naquit dans ces quartiers fut celle qui importa le mouvement hip-hop en France – et le porta à son apogée.
La classe dirigeante française n’était pas réfractaire au hip-hop tant que sa visée demeurait strictement artistique. Elle l’accueillait même à bras ouvert quand ses paroles étaient modérées et pacifistes, à l’image de son slogan d’origine (« paix, amour, unité et s’amuser »). La bourgeoisie y voyait un bon moyen de canaliser l’énergie de cette jeunesse loin de toute révolte. Dans le même temps, elle convoitait les énormes profits que pouvait générer ce renouveau musical. En 1984, TFI a même programmé une émission intitulée H.I.P H.O.P, à une heure de grande écoute.
Cependant, une frange conséquente des jeunes rappeurs issus des quartiers populaires commençait à tenir un tout autre discours que celui attendu par la bourgeoisie. Ils étaient influencés par la dureté de leur quotidien, mais aussi par les tout derniers développements du rap américain.
La politisation du rap
Le mouvement américain des droits civiques, qui a commencé dans les années 50 et a trouvé son apogée dans le Black Panther Party, s’est soldé par une défaite. Il fut condamné par les tendances réformistes qui le traversaient et par les assassinats – par le FBI – de ses dirigeants les plus radicaux, dont Malcom X et Fred Hampton.
Les masses se trouvaient sans direction politique. Les conditions de vie abominables des travailleurs noirs firent éclater une série d’émeutes au début des années 1990, que l’Etat réprima en mobilisant l’armée. Le vide politique laissé par la défaite du Black Panther Party a contraint les travailleurs noirs à trouver d’autres canaux d’expression.
Cette situation ouvrait la voie à la forme historiquement la plus aboutie du rap. Les paroles se politisèrent et se radicalisèrent. Le groupe Public Enemy, de Long Island (New York), était à la tête de ce renouveau artistique. La rage imprégnant ses textes exprimait les sentiments de révolte de millions de jeunes et travailleurs américains.
En France, les jeunes furent rapidement influencés par les paroles radicales – qui reflétaient leur propre quotidien – et les productions instrumentales percutantes de ce nouveau rap américain.
Deux groupes de rap, issus du 18e arrondissement de Paris et de Seine-Saint-Denis, firent leurs armes dans les concerts sauvages et sur les premières scènes de hip-hop de Paris et sa banlieue : Assassin et Suprême NTM étaient les précurseurs, en France, d’un rap marqué par un discours politique et radical.
Un art de la révolte
En premier lieu, leurs textes furent influencés par la situation économique des banlieues et les violences policières qui s’intensifiaient. En 1990, une révolte de la jeunesse à Vaulx-en-Velin se soldait par le meurtre d’un lycéen par la police.
Marqués par ces événements, NTM sortait le titre : Le monde de demain. Ce classique du rap français transcrivait les aspirations révolutionnaires d’une fraction de la jeunesse de cette époque : « Regarde ta jeunesse dans les yeux, toi qui commandes en haut-lieu, mon appel est sérieux (…) Nous voilà de nouveau prêts à déclencher une vulgaire guerre civile, et non militaire. Il y en a marre des promesses, on va tout foutre en l’air. Le monde de demain, quoi qu’il advienne nous appartient. La puissance est dans nos mains, alors écoute ce refrain... »
Malgré ces paroles radicales, ce single fut produit par Sony Music. Les labels qui finançaient le rap, même sous sa forme la plus antisystème, flairaient les énormes profits que pouvait rapporter cette musique.
De nombreux groupes de rap considérés comme légendaires par les fans de hip-hop ont émergé dans les années 1990. Une partie importante de ces rappeurs usèrent de leur art comme d’un outil pour la lutte politique. A plusieurs reprises, ils s’unirent pour dénoncer les politiques de la classe dirigeante.
Par exemple, les « lois Pasqua-Debré », entre 1986 et 1997, attaquaient brutalement les immigrés. En réponse, 19 artistes ont produit le classique 11’30 contre les lois racistes (1997), qui s’ouvre sur un programme dont bon nombre d’organisations de gauche pourraient s’inspirer : « (…) Assez de l’antiracisme folklorique et bon enfant dans l’euphorie des jours de fête. Régularisation immédiate de tous les immigrés sans papiers et de leurs familles. Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en France. Nous revendiquons l’émancipation de tous les exploités de ce pays, qu’ils soient français ou immigrés. »
Ces prises de position radicales devenaient intolérables pour la droite et la réaction en général, qui lancèrent une longue croisade contre le rap engagé. Le Ministère Amer, NTM, La Rumeur et Sniper ont été victimes de poursuites judiciaires et d’attaques médiatiques. C’était aussi un prétexte pour attaquer les jeunes issus des quartiers populaires, comme le fait aujourd’hui Eric Zemmour lorsqu’il qualifie le rap de « sous-culture d’analphabètes ». Au mois d’août dernier, l’« affaire Médine » fut un nouvel exemple d’instrumentalisation d’une polémique pour attaquer le rap engagé, la gauche et les musulmans.
Dès la deuxième moitié des années 1990, l’écriture s’est encore perfectionnée. Les allitérations, assonances, rimes multi-syllabiques vinrent nourrir les textes et servir le message politique. Par exemple, le morceau Premier matin de novembre (2002) du groupe La Rumeur, sur la guerre d’Algérie, met la poésie au service d’une critique acerbe du colonialisme français : « A bout de bras vous avez déterré les braises et au creux de vos mains traversées de longs sillages. Les semences du feu ont accouché l’antithèse de 130 obscures années d’esclavage. Du haut des massifs jusqu’aux plaines pillées, des cités suppliciées aux villages craquelés, voilà l’histoire prise au cou par vos visages couleur d’ambre, quand enfin retentit ce premier matin de novembre ».
Pour un rap révolutionnaire indépendant
Depuis les années 2000, le rap s’est nourri des avancées de la musique assistée par ordinateur (MAO), qui modifie constamment ses sonorités. L’écriture s’est complexifiée, privilégiant bien souvent la forme, le style, au détriment du fond. Le rap s’est intégré au paysage musical mainstream, se mélangeant souvent avec la pop et la variété.
La bourgeoisie a besoin de conformer la production artistique pour qu’elle reproduise les valeurs et les idées qui l’aident à garantir sa domination – en particulier en période de profonde crise du système, comme aujourd’hui. Présents dans de nombreux textes, l’ego-trip, la réussite personnelle, le culte de l’argent et le sexisme reflètent ces pressions de la bourgeoisie sur le rap.
Pour beaucoup de jeunes rappeurs, leur art représente l’espoir d’une vie meilleure. Ils doivent alors accommoder leurs textes à ce que la bourgeoisie – qui détient les moyens de production musicale – est prête à diffuser. En retour, l’éducation musicale de la population est en partie forgée par la diffusion de masse.
Il ne peut pas y avoir de rap totalement indépendant sous le capitalisme. Marx disait de l’écrivain qu’il « doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent... ». C’est vrai de toute forme d’art. Les artistes ont un rôle historique à jouer pour libérer leur art des entraves imposées par la société capitaliste.
Seule la suppression de la propriété privée sur la production et la diffusion de la musique permettra l’émergence d’un rap réellement indépendant. Dans une société débarrassée de la course aux profits, les artistes pourront développer l’alliance de la poésie, du verbe et de la musique à des niveaux inédits. Les rappeurs devraient revendiquer leur héritage radical et leurs racines militantes pour participer, à leur manière, à la lutte révolutionnaire – à l’instar de 2 Bal et Mystik dans leur classique La Sédition (1997) : « Faisons partie d’un parti d’avant-garde guidé par des principes visant à renverser la société. Juste pour le plaisir, je répète : ma cité va craquer, une révolution complète ! »