En France, le monde de l’édition n’a jamais été aussi concentré. S’il existe 10 000 maisons d’édition, dont 20 disposant de plus de 5000 titres chacune, le secteur est dominé par les groupes Hachette, Editis, Madrigall et Médias-Participations, qui ensemble contrôlent 75 % du marché.

En l’espace de vingt ans, des maisons d’édition très réputées ont été progressivement absorbées par ces groupes. Par exemple, Hachette s’est emparé de Grasset, Fayard et Stock. Quant à Nathan, Plon​, La Découverte et Robert Laffont, ils ont été intégrés à Editis, tandis que Madrigall regroupe des maisons d’édition prestigieuses telles que Gallimard et Flammarion. Elles y ont perdu une partie de leur contrôle sur leur contenu éditorial et leur stratégie financière ou de distribution.

Le cas Bolloré

En 2021, le multi-milliardaire Vincent Bolloré annonçait son intention de créer un nouveau géant de l’édition en fusionnant Editis, dont il était propriétaire de longue date, et Hachette, dont il venait de prendre le contrôle.

Si ce projet avait abouti, ce monopole aurait contrôlé la moitié du marché. Cependant, les autorités « antitrust » de la Commission européenne ont contraint Bolloré à céder Editis au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky – qui contrôle notamment Marianne, Elle et Télé 7 Jours. Ce type de marchandage entre monopoles confirme ce que Léon Trotsky expliquait en 1939 : « Aucun gouvernement n’est en mesure de lutter contre les monopoles en général, c’est-à-dire contre la classe par la volonté de laquelle il gouverne. Lorsqu’il attaque certains monopoles, il est obligé de chercher des alliés chez d’autres monopoles. » [1]

Offensive idéologique

A l’occasion de ce projet de fusion avorté, des voix se sont élevées, parmi les auteurs et les éditeurs, pour souligner les implications idéologiques de la concentration de ce secteur. A cet égard, la production de livres n’est pas la même chose que la production de dentifrice ou de puces électroniques. Dans l’édition, la prédation économique se double d’une offensive idéologique via le contenu des ouvrages publiés. Les transformations en cours dans le monde de l’édition sont le prolongement de processus politiques qui sont déjà flagrants dans le champ médiatique, sur fond de crise du capitalisme. L’évolution de CNews en témoigne assez.

Vincent Bolloré est connu pour ses idées archi-réactionnaires. Catholique intégriste, il reconnaît se servir de ses médias pour mener un « combat civilisationnel ». Par exemple, il a récemment nommé Lise Boëll – l’éditrice d’Eric Zemmour et Philippe de Villiers – à la tête de Fayard. Ceci dit, Bolloré n’est que la face émergée de l’iceberg. Tous les grands patrons de l’édition ont à cœur de défendre, d’une façon ou d’une autre, la « civilisation » capitaliste et impérialiste.

Quantité et qualité

Sous la pression de la course aux profits, le secteur de l’édition a eu tendance à produire en quantités toujours plus grandes. Le nombre de livres édités a augmenté de 300 % depuis 1980. On estime d’ailleurs à 142 millions le nombre d’exemplaires invendus en France, chaque année, ce qui représente 25 % de la production totale.

Cette profusion quantitative se double d’une certaine uniformisation – ou « standardisation » – de la production littéraire. C’est du moins ce que déplorent régulièrement des écrivains et des critiques. Dans Le Monde Diplomatique d’avril 2023, par exemple, Hélène Ling et Inès Sol Salas écrivaient : « Ce qu’on nomme désormais la «fiction» opère l’intégration du roman, du récit et du long-métrage à l’industrie de l’information et du divertissement. Elle pourra se décliner successivement en films, en séries et en jeux. Dans la chaîne de production de «contenus» multisupports, le livre n’est plus qu’un élément. Réduite à une «histoire», souvent inspirée de «faits vrais», musclée par des émotions fortes et le plus souvent pourvoyeuse de happy end, la fiction est destinée à être adaptée sur Netflix, ou une autre plate-forme, source majeure de notoriété et de ventes. »

C’est exact, mais il ne faut pas oublier que le capitalisme et sa course permanente aux profits ont toujours affecté la qualité de la production littéraire globale. C’était déjà l’un des thèmes centraux d’un chef d’œuvre de Balzac, Les illusions perdues, publié entre 1837 et 1843. Mais le génie de Balzac, justement, échappait à la fabrique de la médiocrité qu’il dénonçait. Or il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement aujourd’hui : aucune pression économique, aucune course au succès facile et artificiel ne peut empêcher la bonne littérature d’exister, fut-ce aux marges de la vaste « machine » éditoriale.

Ni les réseaux sociaux, ni Netflix, ni Bolloré, ni personne n’empêchera des écrivains d’être fidèles – avec talent – à ce que rappelait le révolutionnaire Victor Serge : « L’écrivain se doit de dire la vérité, de révéler les réalités cachées par les puissants. La littérature authentique ne peut être que subversive, car elle dévoile ce que l’ordre établi veut dissimuler. Elle est le reflet de la société dans ses contradictions et ses luttes. » Oui, et de nos jours, ce ne sont pas les contradictions et les luttes qui manquent !


[1Le marxisme et notre époque (1939).

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