La présidentielle de 2017 ne sera pas une élection normale précédée d’une campagne normale. Ces dernières décennies, ce scrutin consistait en général en un duel annoncé entre le candidat du PS et un candidat de la droite traditionnelle. Cette norme, cependant, a connu une première exception le 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen éliminait Lionel Jospin (PS) dès le premier tour.
Ce qui faisait figure d’exception, à l’époque, est désormais signalé par de nombreux sondages comme une possibilité sérieuse : Marine Le Pen pourrait se qualifier au deuxième tour, éliminant au passage le candidat du PS. La direction du PS va tenter d’exploiter cette menace à son profit en appelant au « vote utile » pour faire barrage au FN. Mais cet argument est à bout de souffle. Face à la montée du FN, les dirigeants du PS ne sont pas la solution ; ils sont le problème. En menant une politique de contre-réformes sans précédent sous un gouvernement « de gauche », Hollande et Valls ont poussé de nombreux électeurs vers le Front National (ou l’abstention).
« Economie concentrée »
Lénine disait : « la politique est de l’économie concentrée ». En dernière analyse, ce que nous venons d’évoquer est la conséquence de la crise organique du système capitaliste, la plus grave depuis les années 30. Celle-ci entraîne inévitablement une crise du réformisme et une volatilité politique croissante. Une fois au pouvoir, les sociodémocrates passent à la contre-réforme, comme l’exige la classe dirigeante. Ce faisant, ils déçoivent leur base électorale et préparent le retour de la droite au pouvoir.
Ce mouvement, cependant, n’est pas unilatéral. La crise provoque une polarisation vers la droite et vers la gauche. En France, des millions de jeunes et de travailleurs seraient prêts à rallier une alternative de gauche au scénario qu’annoncent les sondages, pour 2017, et qui verrait la droite du PS, la droite classique (Les Républicains) et la droite extrême (le FN) dominer les débats.
Le potentiel électoral et militant d’une opposition de gauche à la politique actuelle du PS est très important. Rappelons qu’aux élections intermédiaires, depuis 2012, l’abstention s’élevait aux alentours de 50 %, et de 70 % chez les jeunes. Cette masse d’abstentionnistes constitue l’une des clés de la présidentielle. Ils peuvent être gagnés à une politique de rupture avec les politiques d’austérité et le capitalisme en crise.
La scission du Front de Gauche
Au premier tour de la présidentielle de 2012, le Front de Gauche avait réalisé 11 % des voix, au terme d’une campagne marquée par la radicalité du discours de son candidat, Jean-Luc Mélenchon, et par une réponse massive et enthousiaste à ce discours, dans les meetings. Mais depuis, le Front de Gauche a scissionné. Jean-Luc Mélenchon est candidat sur la base d’un nouveau mouvement politique, la France insoumise, pendant que la direction du PCF renvoie sa décision concrète, concernant 2017, au mois de novembre.
Comme nous l’avons expliqué ailleurs en détail [1], la direction du PCF est avant tout préoccupée par le maintien de ses liens d’appareils avec le PS – et les alliances électorales qui vont avec, que ce soit au Parlement ou dans les collectivités territoriales (mairies, départements, régions). Si Pierre Laurent (PCF) refuse son soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, cette fois-ci, c’est uniquement parce que ce dernier propose de rompre nettement avec le PS.
Bien sûr, Pierre Laurent ne dit pas les choses ainsi. Il dit qu’il y a un « trop-plein de candidats » à gauche. Il fait référence non seulement à Mélenchon, mais aussi à Montebourg (PS), Hamon (PS), Lienemann (PS), Filoche (PS) et Duflot (Les Verts). Alors, le secrétaire national du PCF veut « discuter » avec tous ces candidats et les « convaincre » d’aboutir à une candidature unique.
Abstraction faite de ses chances de succès, la démarche de Pierre Laurent présuppose de considérer que toutes ces candidatures se valent, sur les plans programmatique et stratégique, qu’il n’y a rien de décisif qui les distingue. Or ce n’est pas exact. Non seulement la ligne programmatique de Mélenchon est l’une des plus à gauche, sinon la plus à gauche (2), parmi les candidats que nous avons cités, mais la candidature de la France insoumise est aussi la seule qui s’accompagne d’une stratégie de rupture avec un PS discrédité et contrôlé par son aile droite. Enfin, à la différence des quatre candidats socialistes, Mélenchon rejette la stratégie d’une primaire avec François Hollande, Manuel Valls et compagnie.
Il n’y a pas de temps à perdre : il faut construire dès à présent une alternative de gauche au PS et aux politiques d’austérité. C’est ce que proposent de faire Jean-Luc Mélenchon et ses camarades de la France insoumise. Révolution soutient cette démarche et va s’y impliquer.
Nous comptons notamment apporter notre contribution sur l’élément central qui, au final, déterminera le succès – ou non – de la France insoumise : son programme. Ce programme doit être cohérent, combatif et à la hauteur de la situation, c’est-à-dire de la crise majeure dans laquelle s’embourbe le système capitaliste. Mi-octobre, une « Convention du programme » de la France insoumise se tiendra à Lille. Voici les premiers éléments que nous versons au débat, dès aujourd’hui.
Sur quelles classes faut-il s’appuyer ?
A qui doit s’adresser le programme de la France insoumise ? Au « peuple » ? Autant l’imprécision de ce terme n’est pas un problème dans son usage courant, autant il en devient un dès qu’il s’agit d’élaborer un programme de façon claire et scientifique. En effet, le peuple est composé de classes aux intérêts non seulement divergents, mais même irréconciliables. Dès lors, on ne peut avancer un programme pour tout le peuple. Il faut choisir. La droite a choisi. Elle défend sa classe, celle des grands capitalistes, des exploiteurs, des parasites géants qui possèdent les banques et les principaux moyens de production. Nous devons défendre notre classe, celle des salariés, des exploités, de ceux qui produisent toutes les richesses et, pourtant, voient leurs difficultés s’aggraver sans cesse.
Notre classe est, de très loin, la plus forte en nombre : en France, 90 % de la population active est salariée. Même si on en retranche la fine couche de salariés que leurs rémunérations très élevées et leurs positions hiérarchiques rapprochent plus des capitalistes que du travailleur moyen, cela ne change pratiquement rien au poids social écrasant de notre classe. C’est elle qui, par sa mobilisation révolutionnaire, peut transformer la société de fond en comble. Il nous faut donc un programme susceptible de la mettre en mouvement, un programme qui propose des solutions à ses problèmes les plus brûlants – mais aussi l’engage à « prendre le pouvoir », comme le disait le slogan de la campagne du Front de Gauche en 2012.
Et la classe moyenne ? Ne faut-il pas aussi s’adresser à elle ? Bien sûr, mais il faut d’abord savoir de quoi on parle. D’une part, contrairement à une idée courante, un salarié qui touche un salaire « correct » (par exemple 2500 euros) ne fait pas partie de la classe moyenne ; il fait partie du salariat, de la classe ouvrière. D’autre part, la classe moyenne n’est pas homogène. Ses couches supérieures – grands avocats, médecins, universitaires, etc. – penchent en général du côté des capitalistes. Ses couches inférieures – petits artisans, commerçants, paysans, etc. – penchent en général du côté des travailleurs. Cette section (la plus large) de la classe moyenne souffre beaucoup de la crise du capitalisme. Elle est étranglée par les banques, les multinationales et l’Etat, comme le montrent les crises récurrentes qui frappent les petits agriculteurs et éleveurs. Mais du fait de sa position dans les rapports de production, elle n’a pas et ne peut pas avoir de politique et de programme indépendants. Soit elle rallie le camp des travailleurs, soit elle rallie le camp des capitalistes.
Les partis réactionnaires cherchent à la gagner par toutes sortes de vieilles ficelles démagogiques (« contre les impôts », « contre la concurrence étrangère »). Nous devons la gagner, nous, en lui disant la vérité : pour s’en sortir, elle doit s’unir aux travailleurs dans une lutte commune contre les grands parasites de la finance, de l’industrie et de l’agroalimentaire. Nous devons lui expliquer qu’en prenant le contrôle des banques et les grandes multinationales, nous pourrons lui proposer des prix et des taux d’intérêt viables. Ployant sous le poids de la crise, elle est prête à entendre un discours radical. L’erreur serait de s’imaginer pouvoir la gagner par un discours vague et modéré. A ce jeu-là, non seulement on ne la gagnerait pas, mais au passage on perdrait le soutien de nombreux travailleurs.
Le « partage des richesses »
Mélenchon inscrit le « partage des richesses » au cœur de son programme. Sur le site de la France insoumise, il écrit : « Je crois que le gavage des riches, l’appauvrissement des classes moyennes et les misères du peuple n’ont rien de fatal. Notre pays n’a jamais été aussi riche. Il est donc temps de se donner les moyens de partager tout autrement les richesses que le travail de chacun produit. » Lors du meeting de Toulouse, le 28 août, il déclarait également : « Il y en a assez de ce grand transvasement qui s’est fait sous toutes les formes possibles, des poches et de l’énergie du travail, vers le capital. Presque 10 points de la richesse de la patrie ont été de cette manière transférés des uns aux autres. C’est cela qui est à l’ordre du jour : reprendre cette part qui revient au travail, à ceux qui produisent. »
Ce que décrit Mélenchon est exact et cruellement ressenti par des millions de travailleurs. La crise accélère ce processus : pour protéger ses marges de profits, la classe dirigeante exige sans cesse de nouveaux « allègements de charge » pour elle-même – et des coupes toujours plus larges dans les dépenses publiques. L’austérité salariale règne dans le privé comme dans le public.
Il faut donc s’attaquer à ce problème. Comment ? Il existe de nombreux moyens directs et indirects d’accroître la part des richesses qui reviennent aux travailleurs : augmenter les salaires, baisser la TVA, rendre gratuit l’accès à la santé et à l’éducation, réduire les tarifs des transports publics, imposer une baisse des loyers – entre autres. Le programme du Front de Gauche pour 2012, L’Humain d’abord, avançait toute une série de mesures progressistes de cet ordre. Il en faut également dans le programme de la France insoumise.
Cependant, comment financer toutes ces mesures ? En creusant davantage la dette publique ? En taxant davantage le capital ? Dans les deux cas, l’expérience nous enseigne que lorsqu’ils sont confrontés à un tel programme, les capitalistes utilisent tous leurs pouvoirs – à commencer par leur contrôle de l’économie – pour saboter les réformes et faire plier le gouvernement. N’est-ce pas ce qui s’est passé en Grèce en 2015 ? Alexis Tsipras n’avait pas même engagé les principales mesures de son programme que la « troïka » – et les grands capitalistes grecs – menaçait de plonger le pays dans le chaos. A la veille du référendum du 5 juillet 2015, la « troïka » plongeait le système bancaire grec dans le coma. Elle n’a relâché sa pression qu’après la capitulation de Tsipras, lorsqu’il s’est engagé à poursuivre la politique d’austérité.
Il n’en irait pas autrement en France. La classe dirigeante française réagirait à un authentique programme de réformes progressistes par une politique de sabotage économique systématique : grèves d’investissements, fuites des capitaux, menaces de plans sociaux ou de fermetures… Les grands capitalistes européens, eux aussi, conspireraient contre le gouvernement de gauche. Quelles solutions resterait-il à ce dernier ? Soit capituler, comme Tsipras en Grèce – soit passer à l’offensive : exproprier les banques et les grands moyens de production, placer l’économie sous le contrôle démocratique des salariés, mettre le socialisme à l’ordre du jour et appeler les travailleurs d’Europe à suivre cet exemple. Voilà ce qui devrait constituer l’axe central du programme de la France insoumise – et qui ne figurait pas dans L’Humain d’abord.
L’expropriation des grands capitalistes français et étrangers formera la base d’une planification rationnelle et démocratique de l’économie. Elle seule, à son tour, peut former le socle de ce que Mélenchon appelle la « planification écologique ». La course aux profits des multinationales est la principale source de pollution et autres dégâts environnementaux. Le chaos du marché capitaliste est incompatible, à terme (et peut-être à court terme), avec la survie de l’espèce humaine. Il est évident, par exemple, que les capitalistes ne prendront pas en charge les énormes investissements qu’il faudrait engager dans les énergies renouvelables. Ils ne le feraient que si c’était immédiatement profitable, et plus profitable que l’exploitation du gaz, du charbon et du pétrole. Tout ceci mène au désastre. Seule une planification de l’économie, sous le contrôle démocratique des salariés et des consommateurs, permettra de l’éviter.
L’Europe
La planification de l’économie ne devra pas se limiter à l’échelon national. Marx soulignait que la division du monde en Etats-nations constitue – avec la propriété privée des moyens de production – l’un des deux grands obstacles aux progrès de l’humanité. L’Union Européenne en fait la sinistre démonstration. Derrière les beaux discours sur « l’unité européenne », les différentes classes dirigeantes du continent luttent pour la domination du marché européen et ne s’entendent que sur un point : la nécessité d’imposer l’austérité aux travailleurs.
Les traités européens sont l’expression juridique du caractère réactionnaire de l’UE. Mélenchon a donc raison de vouloir « sortir » de ces traités. Mais pour cela, il faut sortir du système capitaliste lui-même, faute de quoi rien ne serait réglé. Le capitalisme est incapable d’unifier l’Europe, d’harmoniser ses colossales ressources humaines et productives. Le problème, c’est le système économique et social, en France comme en Europe. Seule une Fédération des Etats socialistes d’Europe permettra d’unifier le continent sur des bases progressistes, ouvrant la voie à une Fédération socialiste mondiale.
Cela peut sembler lointain et abstrait, mais c’est la seule voie, la seule perspective à la fois réaliste et conforme aux intérêts des masses. Une « Europe sociale » sur la base du capitalisme peut sembler plus accessible et plus raisonnable, à première vue. Mais c’est une chimère. Elle n’adviendra jamais. Quant à l’idée qu’une France capitaliste ayant rompu avec l’UE constituerait un progrès pour les travailleurs, c’est une autre chimère. Après le Brexit, les travailleurs britanniques seront bien placés pour nous le faire savoir.
La VIe République
La France insoumise place la fondation d’une VIe République en tête de ses priorités, comme le premier acte d’une « révolution citoyenne ». Il est clair qu’il faut proposer des réformes démocratiques. Par exemple, il faut fermer le Sénat, cette institution composée de notables élus par d’autres notables et dont le budget annuel s’élève au chiffre incroyable de 300 millions d’euros. Utilisons cet argent pour construire des écoles et des hôpitaux. Il faut également défendre le droit de vote des immigrés à toutes les élections et la régularisation de tous les travailleurs sans-papiers.
La Ve République est pourrie jusqu’à la moelle. Ses institutions sont gangrenées par les passe-droits et la corruption en tous genres. En dernière analyse, cependant, cette crise des institutions n’est que l’expression de la crise du système économique sur lequel elles reposent et qu’elles ont pour fonction de défendre : le capitalisme. C’est la racine du mal.
Dans la Ve République française comme dans tous les autres types de régimes en Europe, le véritable pouvoir ne réside ni dans les assemblées élues au suffrage universel, ni dans les conseils des ministres, ni même dans les palais présidentiels ou royaux. Il réside dans les conseils d’administration des banques et des multinationales. En France, une centaine de grandes familles capitalistes a une influence décisive sur la politique menée par les gouvernements successifs. Lénine caractérisait la démocratie bourgeoise comme « le masque temporaire de la dictature du Capital ». C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’à l’époque de Lénine, car la concentration du capital a acquis depuis des proportions colossales. Mélenchon souligne souvent les traits monarchiques de la fonction présidentielle, en France. Mais François Hollande est à genoux devant le grand Capital, véritable roi du monde contemporain.
Si la VIe République ne détrône pas ce monarque moderne, elle ne sera qu’une république bourgeoise de plus. La France insoumise doit donc lier la lutte pour des réformes progressistes à la nécessité d’en finir avec la domination de l’économie par une poignée de milliardaires qui ne s’intéressent qu’à leurs profits. La « révolution citoyenne » sera socialiste ou ne sera pas.
[1] Lire notamment : Le congrès du PCF et la crise du Front de Gauche