Plus de quinze jour après le deuxième tour des élections législatives, les négociations internes au Nouveau Front Populaire (NFP) sont au point mort.
Résumons la situation. Le PS proposait de demander à Macron de nommer comme Première ministre Laurence Tubiana, qui elle-même proposait de « tendre la main aux autres acteurs du front républicain » – c’est-à-dire aux macronistes – « pour discuter d’un programme d’urgence républicaine », soit un tout autre programme, forcément, que celui du NFP. D’où le refus de la France insoumise (FI), qui dit vouloir s’en tenir au programme du NFP, « rien que le programme, mais tout le programme » – et, sur cette base, proposait le nom d’Huguette Bello, que le PS a catégoriquement rejeté. Moyennant quoi Bello et Tubiana ont officiellement renoncé à briguer Matignon.
Il s’agit d’une divergence réelle et clairement polarisée entre une gauche (FI) et une droite (PS), conformément aux positionnements relatifs de ces deux organisations depuis la création de la France insoumise, en 2016. Aussi, lorsque des dirigeants du PCF et des Verts, mais aussi François Ruffin, Sophie Binet et quelques autres, minimisent cette divergence politique et dénoncent des « querelles d’egos », ils cherchent surtout à masquer le fait qu’eux-mêmes penchent nettement vers la droite, c’est-à-dire vers la position défendue par la direction du PS : celle d’un renoncement au programme du NFP au profit d’un programme « négocié » avec les macronistes.
Quelle politique mènerait une majorité parlementaire constituée du NFP et des macronistes ? François Ruffin affirme avec enthousiasme que ce gouvernement pourrait mettre en œuvre une partie, tout au moins, des mesures progressistes du programme du NFP. Est-ce exact ? On ne peut pas totalement écarter l’hypothèse que certaines mesures du programme du NFP – les plus symboliques, les plus indolores pour la bourgeoisie – seraient appliquées par un tel gouvernement. Mais ce serait alors pour « faire passer » tout le reste, l’essentiel de la politique gouvernementale, qui serait réactionnaire et austéritaire. Dans un contexte de stagnation de l’économie française et de dérapage de ses comptes publics, les macronistes, qui prennent leurs ordres au Medef, ne seraient pas disposés à défaire ce qu’ils ont fait au cours des sept dernières années. En participant à ce genre de coalition gouvernementale, le NFP ne tarderait pas à se discréditer complètement auprès de ses propres électeurs.
En elle-même, cette perspective n’est pas de nature à dissuader les dirigeants du PS à s’engager dans cette voie. Après tout, le rôle fondamental de la social-démocratie, historiquement, est précisément de trahir les aspirations de la classe ouvrière en gouvernant pour le compte de la bourgeoisie. C’est ce qu’a fait François Hollande entre 2012 et 2017 ; c’est ce qu’ont fait avant lui Lionel Jospin et François Mitterrand. Quant aux dirigeants du PCF et des Verts, ils ont participé à plusieurs de ces gouvernements « de gauche » dont les trahisons et les renoncements ont joué un rôle central dans l’ascension électorale du RN. A en juger par leurs déclarations, ces dernières semaines, ils semblent disposés à réitérer l’expérience. Cependant, à ce stade, les dirigeants de la FI ne sont pas prêts à sacrifier la relative autorité qu’ils ont accumulée, depuis 2016, sur l’autel d’une coalition gouvernementale avec les macronistes. Mélenchon affirme que cette coalition ferait gagner « dix points d’un seul coup » à Marine Le Pen. C’est indiscutable ; et la FI perdrait les points que gagnerait le RN.
Le PS, les Verts et le PCF vont-ils se lancer seuls – sans la FI – dans des tractations ouvertes avec les macronistes en vue de former le prochain gouvernement ? C’est tout à fait possible, mais force est de constater qu’ils hésitent, à ce stade, à franchir ce Rubicon. Il y a de bonnes raisons à cela. D’une part, du simple point de vue de l’arithmétique parlementaire, les 72 députés de la FI qui manqueraient à l’appel devraient être remplacés par autant de députés de droite, de sorte que le PS, les Verts et le PCF seraient minoritaires au sein de la coalition gouvernementale. Ils seraient réduits au statut de « caution de gauche » d’un gouvernement macroniste – ce qui, peut-être, ne les enchante pas.
Mais par ailleurs on peut supposer qu’ils ont réfléchi sérieusement pendant deux ou trois minutes, et qu’après cet effort exceptionnel ils sont tombés sur l’évidence suivante : une aventure gouvernementale du PS, des Verts et du PCF avec les macronistes, sans la participation de la FI, aboutirait au renforcement du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, qui ferait alors figure de seule opposition de gauche. Voilà ce que les dirigeants du PS, des Verts et du PCF redoutent et veulent éviter – d’autant plus que de nouvelles élections législatives seront sans doute à l’ordre du jour rapidement, sans parler de la possibilité d’une élection présidentielle anticipée.
Comment tout ceci va-t-il évoluer au cours des prochaines semaines et des prochains mois ? Il est difficile de l’anticiper et nous ne spéculerons pas, ici, sur les différents scénarios possibles. On ne peut rien exclure – pas même une capitulation des dirigeants de la FI. De manière générale, la crise politique actuelle signifie que toutes sortes de combinaisons sont possibles. Mais la crise signifie aussi que toutes ces combinaisons seront plus fragiles les unes que les autres – et pourraient se succéder à un rythme inédit sous la Ve République.
Le 19 juillet, lors d’une interview pour BFM TV, Mélenchon a assez clairement formulé sa position : le NFP doit composer un gouvernement, réaffirmer son intention d’appliquer « tout le programme » et, dès lors, placer la droite et l’extrême droite devant la responsabilité de voter une motion de censure. Après quoi, poursuit Mélenchon, la censure frappera toute autre coalition gouvernementale, tôt ou tard, jusqu’à ce que Macron lui-même soit contraint de démissionner.
Cette position ne manque pas de clarté, surtout comparée aux bredouillages des dirigeants du PS, des Verts et du PCF. Par ailleurs, indépendamment de la formation (ou pas) d’un gouvernement du NFP, il est vrai que la crise actuelle pourrait déboucher sur une démission de Macron, même si ce n’est pas le seul scenario possible. Cependant, la position de Mélenchon se distingue surtout par sa passivité totale, dans la mesure où elle ne sort pas de l’enceinte de l’Assemblée nationale. Tout au long de cette interview de 30 minutes, à aucun moment Mélenchon n’appelle les organisations du mouvement ouvrier à préparer des luttes extra-parlementaires. C’est la carence majeure de sa position – et de la position des dirigeants de la FI en général.
Rappelons que si le NFP est arrivé en tête, le 7 juillet, c’est la droite et l’extrême droite – des macronistes au RN – qui dominent l’Assemblée nationale, numériquement. Or, sans surprise, ces partis bourgeois ont annoncé qu’ils n’avaient pas l’intention de laisser le NFP gouverner pour mettre en œuvre son programme. Ils l’ont aussi démontré en réélisant au « perchoir » la macroniste Yaël Braun-Pivet. Dès lors, la jeunesse et les travailleurs n’ont rien de bon à attendre de la nouvelle Assemblée nationale ; ils ne pourront compter que sur leurs propres forces. Seules de grandes mobilisations sociales, sous la forme de manifestations et de grèves massives, ouvriront la perspective d’arracher des améliorations sérieuses de nos conditions de vie, d’étude et de travail. L’axe de la lutte n’est plus sur le terrain parlementaire ; il est désormais dans la rue, dans les entreprises et dans les quartiers populaires.
Les dirigeants de la FI finiront peut-être, tôt ou tard, par reconnaître cet état de fait. Mais en attendant, ils se contentent de manœuvres parlementaires. Comme nous l’expliquions récemment, « on touche ici aux limites classiques – car mille fois constatées – des dirigeants de l’aile gauche du réformisme : précisément parce qu’ils sont réformistes, et non révolutionnaires, ils sont organiquement incapables de rompre avec l’aile droite du réformisme, qui elle-même n’a pas la moindre intention de rompre avec la bourgeoisie. » Si, au lieu de jouer à cache-cache avec Olivier Faure et consorts, les dirigeants de la FI appelaient la jeunesse et les travailleurs à préparer de grandes luttes sociales, cela précipiterait une scission du NFP. Or les dirigeants de la FI veulent éviter une telle rupture. Il en résulte une épaisse confusion, « à gauche », dont le principal bénéficiaire, une fois de plus, sera le Rassemblement National.
Dans ce contexte, la jeunesse et les travailleurs ne doivent pas attendre passivement de savoir à quelle sauce gouvernementale ils vont être mangés. Les militants syndicaux, en particulier, doivent faire pression sur leurs directions pour qu’elles élaborent un plan de bataille offensif et armé d’un programme radical. Quant aux militants de la FI, ils doivent exiger de leurs dirigeants qu’ils cessent les manœuvres parlementaires et se tournent vers le mouvement ouvrier pour construire un « front » de lutte. Enfin, nous appelons à nous rejoindre – et à construire, avec nous, un authentique Parti communiste – tous ceux qui comprennent la nécessité d’en finir avec le système capitaliste lui-même.