En Espagne, en début d’année, le parti de gauche Podemos se trouvait à la première place des sondages, totalisant environ 30 % des voix. Depuis, il a chuté à la troisième place, avec seulement 16 % d’intention de vote. Natalie Ziermann retrace les raisons de cette surprenante évolution.


Le 24 mai dernier se sont tenues en Espagne des élections communales et régionales (dans 13 des 17 régions du pays). Au niveau régional, Podemos est parvenu à entrer dans les 13 parlements, en obtenant entre 8 % (Estrémadure) et 20,5 % (Aragon) des voix. En Catalogne, lors du vote sur la question nationale, l’alliance « Catalunya Si » menée par Podemos a atteint 9 %.

Les résultats des élections communales, qui ont eu lieu en même temps, sont toutefois plus parlants : les alliances émergeant des luttes sociales ont largement dominé. Un exemple édifiant en est « Barcelona en Comú » (Barcelone en commun), une alliance organisée autour de la militante anti-expulsion Ada Colau. Les courants ou partis de gauche comme Podemos ou IU (Izquierda Unida, Gauche Unie) n’apparurent sur ces listes qu’en tant que soutiens. C’est ainsi que Madrid est passée du Parti Populaire (PP, conservateur) à « Ahora Madrid », Barcelone du CiU (nationalistes bourgeois catalans) à « Barcelona en Comú », Valence du PP à Compromís (Coalition engagement) et Saragosse du PSOE (social-démocratie) à « Zaragoza en Comú ». Les plus grandes villes espagnoles se trouvent donc désormais dirigées par des listes communales militantes.

La supériorité de ces alliances, forgées au cœur de la lutte des classes, sur les nouveaux et anciens partis de gauche est particulièrement flagrante à Madrid. « Ahora Madrid » a pu atteindre 31,85 % des voix aux élections communales, alors que dans le même temps Podemos ne totalisait à Madrid que 17,73 %, aux élections régionales. Ces résultats montrent que ni Podemos, ni IU ne peuvent parvenir seuls à proposer un choix électoral qui fédère le rejet radical des rapports sociaux actuels lors des prochaines élections législatives.

Débats au sein des partis de gauche

Les défenseurs d’une alliance électorale pour ces élections se font de plus en plus entendre. Le candidat principal de l’IU, Alberto Garzon, a le premier annoncé que l’IU ne se présenterait pas en son propre nom, mais plaiderait pour une plateforme commune (Unidad Popular, Unité Populaire). IU est une alliance de gauche qui fut formée dans les années 1980 autour du parti communiste espagnol (PCE). La radicalisation de la classe ouvrière espagnole à partir de 2010 lui est passée à côté, sans tambour ni trompette. La raison : IU est considérée comme une relique de l’« ancien régime », du règne des « castes », comme Pablo Iglesias appelle le système politico-économique. A cela se sont ajoutées des coalitions régionales avec les sociaux-démocrates, mais aussi avec le Parti Populaire, ainsi que l’implication des dirigeants madrilènes d’IU dans des affaires de corruption, qui ont fini par rendre IU absolument infréquentable pour les nouveaux militants. Le jeune parlementaire Alberto Garzon s’est fait le critique de cette situation et a été l’un des principaux acteurs de l’expulsion récemment réussie des dirigeants madrilènes du parti.

Pour le moment, le chef de Podemos, Pablo Iglesias, rejette l’idée d’une liste commune pour les élections générales. A la place, il propose aux différents acteurs en présence de se rassembler sous l’égide de Podemos, marque à laquelle il ne veut en aucun cas renoncer. Iglesias ne souhaite pas devenir une « bouée de sauvetage pour des partis à la dérive », avec lesquels il est impossible de gagner des élections, pointant ainsi clairement du doigt IU. IU et d’autres regroupements de gauche, dont les nouveaux maires des premières grandes villes gagnées par la gauche, ne veulent toutefois pas se joindre à Podemos, mais à une alliance semblable nommée « Unité Populaire ».

Ce qui ne laisse pas de marbre les dirigeants de Podemos. Son numéro 3, Juan Carlos Monedero, a ainsi proposé de fonder une plateforme selon l’exemple des alliances communales et de l’appeler « Ahora Podemos ». Un groupe proche du parlementaire européen Pablo Echenique a également soumis un manifeste pour ouvrir de nouveau les portes du parti : « Abriendo Podemos » (Ouvrir Podemos).

Ce débat aux multiples facettes se laisse difficilement saisir dans son ensemble. On peut dire que les directions d’IU et de Podemos tendent à placer les intérêts de l’appareil de leur parti devant ceux du mouvement. Mais comme on a pu le voir pour les listes électorales communales, la pression de la base vers l’unité est très forte, si bien que la perspective la plus réaliste pour les élections générales est celle d’une alliance militante.

Podemos, un an après son lancement

A l’automne 2014 a eu lieu le congrès de lancement de Podemos, avec la participation d’environ 8000 sympathisants. A Podemos, l’opinion se forge par la « participation », pas par la démocratie. Voici à quoi ceci ressemble : des centaines de contributions et de documents déposés ; l’ensemble du processus pré-congrès tenu en ligne. Même l’accord sur le congrès de lancement fut voté en ligne. Seuls les rares qui y consacrèrent beaucoup de temps purent participer au processus de prise de décision en toute connaissance de cause. Ce phénomène fut renforcé par la nomination par la direction du parti d’une « équipe technique », non soumise à un contrôle démocratique, chargée de réunir d’autres documents. La liste des candidat(e)s à la direction, la plupart inconnus au bataillon, était elle-même pléthorique jusqu’à la confusion. L’incroyable quantité de candidats, de programmes et de propositions a rendu possible l’élection d’Iglesias et de son programme, à une majorité écrasante, ne serait-ce que par un manque d’alternative dû… au trop-plein d’alternatives.

La participation active à Podemos a fortement chuté depuis ce congrès de lancement. Les membres locaux et régionaux n’ont aucune possibilité d’influencer la politique nationale de l’organisation. La plupart des groupes de base mènent donc une vie interne très limitée. Ceci est le résultat direct du manque de présence de l’organisation dans les combats sociaux menés au quotidien. Les idées qui circulent dans les groupes sont arbitraires et donc prédisposées à s’abstraire des thématiques portées par la société. En voici un exemple édifiant (vraisemblablement extrême) : une militante basque raconte que son groupe local Podemos a été paralysé par la domination d’une militante de l’aide aux chats de gouttière. Ceci est fortement lié à l’image renvoyée par Podemos : bien que l’opinion publique perçoive ce parti comme le plus à gauche de l’échiquier politique, Iglesias rejette tout positionnement politique clair à gauche ou à droite. Il s’est ainsi refusé à prendre position sur le thème « république ou monarchie ? » et s’est rangé à plusieurs reprises du côté de l’opposition contre-révolutionnaire du Venezuela. Mais, parallèlement, il s’agit d’un très bon orateur, qui parvient toujours à donner voix à la colère des masses. Le modèle qu’Iglesias a mis en œuvre est celui de la figure populaire du chef. Plutôt qu’une formation d’opinion démocratique, on assiste à l’expression de l’opinion d’individus, donc une méthode « participative ». Cette méthode laisse beaucoup de marge de manœuvre à la direction et empêche simultanément que des lignes de lutte collectives soient décidées à travers des processus démocratiques.

Podemos est donc avant tout un appareil à élections. Mais même à ce stade, cette machine s’épuise. Alors qu’en octobre de l’an dernier 100 000 personnes avaient élu la direction de Podemos, moins de 50 000 membres se sont exprimés en juillet lors du vote pour la nomination de Pablo Iglesias comme candidat au poste de Premier ministre. Et pourtant, l’organisation dénombre officiellement 50 % de sympathisants de plus qu’en 2014.

Une « syrizafication » de Podemos ?

La capitulation de Tsipras face au capital européen a jeté son ombre sur Podemos. Comme dans toute l’Europe, les centaines de milliers de militants espagnols ont compris qu’une majorité anti néolibérale est loin d’être synonyme de sortie de l’austérité. En janvier, à Madrid, des centaines de milliers de personnes étaient descendues dans les rues pour saluer l’arrivée du gouvernement Tsipras. Mais à l’inverse de la gauche de Podemos, Pablo Iglesias défend aujourd’hui les négociations de Tsipras en évoquant « un rapport de force défavorable au sein des institutions européennes ». Iglesias se montre prêt à capituler devant cette situation en diluant son programme électoral. Plutôt que d’effacer la dette et de renationaliser les banques, il souhaite réduire le programme électoral de Podemos à une réforme des impôts et à une résistance à la privatisation de l’éducation et du système de santé. Pendant ce temps, le parti conservateur dirigeant l’Espagne, le Parti Populaire, prend la Grèce comme exemple de ce qui arrive quand des « populistes de gauche » arrivent au pouvoir : encore plus d’austérité… L’arme parfaite contre Podemos.

Iglesias table de plus en plus sur un rapprochement avec la prétendue classe moyenne, oubliant ainsi les problèmes sociaux fondamentaux des quartiers ouvriers. Il critique la corruption en Espagne mais s’embourbe dans des platitudes sur la démocratie et la souveraineté. Manquent des mesures concrètes pour lutter contre le chômage, le travail précaire, les bas salaires ou encore les frais élevés de scolarité. Iglesias ignore ainsi le combustible social, carburant d’un mouvement de masse explosif, qui est depuis des années la caractéristique de l’Espagne plus que de n’importe quel autre pays d’Europe.

Ce fossé entre la conscience de classe et les programmes des partis est apparu très clairement dans un sondage d’opinion représentatif, mené en juin 2015 en Catalogne : interrogés sur les problèmes principaux de la Catalogne, 42 % des sondés pointent le chômage et la précarisation des conditions de travail ; 14,5 % indiquent « un mécontentement général envers la politique » ; 10 % désignent le système économique lui-même et 9,9 % les relations de la Catalogne à l’Espagne. A la question « quel parti pourrait le mieux résoudre ce problème ? » il fut répondu à 31 % « aucun parti seul », 14 % des sondés déclarèrent ne pas le savoir et Podemos — seul parti existant à être nommé — fut évoqué par 9,7 % d’entre eux.

A bas le gouvernement conservateur !

Podemos a l’opportunité de renverser le gouvernement réactionnaire conservateur espagnol. Pour y arriver, le parti a besoin d’un programme qui place en son centre les questions sociales et argumente sans compromis. Comme cela s’est vu pour les élections communales, le mouvement social peut aussi atteindre la majorité dans les urnes, s’il y trouve une liste digne de la crédibilité gagnée dans la rue et sur les lieux de travail.

La classe ouvrière représente aujourd’hui en Espagne l’écrasante majorité d’une société extrêmement polarisée. La reprise en chœur, par des centaines de milliers de personnes, de chants de la guerre civile espagnole a montré très clairement combien la conscience de classe est forte. Après des années de protestation de masse, comptant des dizaines de milliers de personnes, et des « vagues de protestation » de plusieurs millions, c’est maintenant aux dirigeants du récent Podemos et de l’historique IU de montrer s’ils sont, ou non, à la hauteur de leurs prochaines tâches historiques : ouvrir un nouveau chapitre du processus de la révolution en Europe.

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