Lénine écrivait qu’en Grande-Bretagne, « plus qu’ailleurs, la bourgeoisie possède l’habitude et l’art de gouverner. » [1] S’il était vivant, il éclaterait de rire à la vue du gouvernement conservateur de Rishi Sunak, qui roule de crise en crise. Depuis la démission forcée de Liz Truss en octobre dernier, les difficultés économiques n’ont pas été résolues, les grèves et manifestations massives se poursuivent, le parti conservateur accumule les scandales et les divisions internes.
Les temps ont bien changé depuis l’époque de Lénine. La Grande-Bretagne était alors une puissance mondiale de premier plan. Aujourd’hui, elle ressemble à « un marché émergent qui se transforme en un marché submergé », selon la formule de Larry Summers, ex-secrétaire au Trésor américain. Ces dernières années, le déclin du capitalisme britannique s’est accéléré d’une façon impressionnante.
Poussés par la recherche de profits à court terme, les capitalistes britanniques ont préféré spéculer plutôt que d’investir dans la production industrielle. La classe dirigeante fonce vers le désastre – et entraîne avec elle le reste de la population.
Inégalités vertigineuses
Les plus riches s’enrichissent encore. Les compagnies énergétiques annoncent des profits inouïs : 32 milliards de livres pour Shell en 2022 (le double de 2021, et un record en 115 ans d’existence) ; 23 milliards pour BP. Les gros actionnaires de magnats de l’énergie se gavent de dividendes sans bouger leurs petits doigts.
Pendant ce temps, des millions de travailleurs se débattent pour payer leurs factures : infirmiers, ambulanciers, personnels de ménage et du soin, éboueurs – et bien d’autres encore.
Des récits poignants circulent, dans les médias, qui révèlent les effets de la crise sur la classe ouvrière britannique, et en particulier sur sa santé. Nombre de ces histoires sont reprises par la presse internationale, qui est choquée par l’effondrement du niveau de vie en Grande-Bretagne.
Voici ce qu’on pouvait lire dans un article du New York Times, le 30 janvier : « Quand ses deux fils lui demandent des friandises qu’elle n’a plus les moyens de leur offrir, Aislinn Corey, enseignante de maternelle à Londres, étend une couverture sur le sol et joue au “jeu du pique-nique”. Elle prend une orange ou une pomme, rapportée de la banque alimentaire de son école, et découpe trois tranches qu’elle partage. “On fait ça comme une activité”, dit-elle, “pour qu’ils ne sachent pas que Maman est en difficulté.” Elle dit que les dîners se réduisent souvent à des pâtes, et qu’elle doit parfois sauter un repas pour que ses enfants mangent à leur faim. »
Voilà comment vivent des millions de familles de travailleurs britanniques. Et les choses empirent avec la hausse continue des prix. En avril, les factures d’énergie vont encore augmenter très nettement, pendant que les géants des énergies fossiles continueront d’encaisser des profits colossaux.
Classes moyennes et crise de régime
La crise frappe aussi les classes moyennes. Un vieux politicien conservateur, Lord Andrew Tyrie, déplorait récemment « une insatisfaction publique généralisée vis-à-vis du capitalisme. » Il poursuivait : « Les gens se sentent aliénés. Ils ont le sentiment de vivre dans une économie déloyale, gérée pour les autres et non pour eux. Ce sentiment est profondément ancré dans les classes moyennes, qui sont les nouveaux vulnérables. » Intéressant aveu d’un représentant de l’establishment !
Les classes moyennes étaient autrefois un pilier du capitalisme britannique et du parti conservateur. Aujourd’hui, elles courent à la ruine. Dans le même temps, des secteurs du salariat peu habitués à la lutte – infirmiers, avocats, directeurs des écoles – se mobilisent. C’est lourd d’implications révolutionnaires.
Comme l’expliquait Lénine, la révolution est à l’ordre du jour lorsque la société est dans une impasse, c’est-à-dire lorsque la classe ouvrière ne peut plus vivre comme avant – et que la classe dirigeante ne peut plus gouverner comme avant.
Au plus bas dans les sondages, le gouvernement conservateur vit sous la menace constante d’une fronde de son aile populiste et pro-Brexit. Tôt ou tard, la classe dirigeante britannique devra s’en remettre à son équipe de rechange : Keir Starmer et les autres dirigeants de l’aile droite du parti travailliste.
Starmer et sa clique sont entièrement dévoués aux intérêts du capital. Le dirigeant du parti travailliste se déclare « contre l’austérité », mais a déjà annoncé son intention de respecter la « discipline fiscale » – c’est-à-dire de mener des politiques austéritaires. Il fera donc payer la crise à la classe ouvrière.
Au vu de la colère croissante des travailleurs et de la gravité de la situation économique, le prochain gouvernement travailliste sera en crise dès le premier jour. Les capitalistes se préparent donc à faire un cadeau empoisonné à Starmer. Quant aux travailleurs, ils y puiseront une précieuse leçon sur la nature du réformisme. Dans les conditions actuelles, le capitalisme ne peut plus se permettre d’accorder des réformes significatives qui améliorent durablement la situation des travailleurs. Ce système a besoin de contre-réformes. La question de son renversement se posera chaque jour de façon plus aiguë.
[1] « Le pacifisme anglais et l’aversion anglaise pour la théorie ». Œuvres complètes, tome 21.