Depuis une loi introduite du temps de Margaret Thatcher, les municipalités britanniques n’ont pas le droit de choisir si elle veulent ou non "externaliser" un service donné, par exemple celui du ramassage des ordures. Elles doivent obligatoirement faire un appel d’offre en direction des entreprises privées. Par conséquent, la majeure partie des salariés "municipaux" travaille en fait pour des entreprises capitalistes, soit directement, soit par l’intermédiaire d’une agence d’intérim. Donc, si les salariés font grève pour améliorer leurs conditions de travail, le risque existe que les autorités locales signent un contrat avec d’autres entreprises ou agences d’intérim, et que les grévistes se retrouvent sans emploi. Il est donc hautement significatif que ces travailleurs aient lancé un mouvement de grève d’une si grande ampleur.
Les grévistes ont arraché de sérieuses concessions, malgré la difficulté de leur situation, dans la mesure ou ils ont placé le gouvernement de Tony Blair au pied du mur. Officiellement, Blair prétend "laisser faire" les négociations, mais il est clair que, sous la pression des organisations syndicales, le gouvernement a dû intervenir pour que les grévistes obtiennent satisfaction, au moins sur leurs revendications en matière de salaire. Un vote aura lieu en septembre sur une proposition de l’ACAS (une commission "d’arbitrage et de conciliation"). La proposition est globalement en-dessous de ce que voulaient les grévistes, mais cède néanmoins aux salariés les plus mal payés une augmentation de salaire allant de 7,7% à 10,9%.
Cette grève a eu lieu au lendemain d’une série de victoires des candidats oppositionnels de gauche dans les élections des secrétaires généraux de plusieurs organisations syndicales. A chaque fois, les candidats appuyés par Blair ont été évincés. Cette radicalisation syndicale s’explique par la frustration accumulée chez les travailleurs face à la précarité de l’emploi et aux bas salaires. Ils reprochent aux anciennes directions syndicales leur complicité avec le patronat. Dans le secteur automobile, par exemple, l’arrivée massive des salariés intérimaires est en train de miner les salaires et les conditions de travail. En 1988, nous avons fait quinze jours de grève chez Ford, précisément sur cette question de l’utilisation abusive de travailleurs temporaires. La direction était à genoux, et a dû céder. Et puis, il y a trois ans, les responsables nationaux de notre syndicat, l’AEEU (Amalgamated Engineering and Electrical Union), sont revenus sur l’acquis de la grève en validant le recours aux agences intérimaires en contrepartie d’une modeste augmentation de salaire. L’impact que cette volte-face allait avoir sur les conditions de travail était à l’époque sous-estimé par les travailleurs. Mais aujourd’hui, la chose est claire.
Ce sont de telles capitulations, de la part des dirigeants syndicaux, qui ont préparé le terrain pour la percée de la gauche dans les syndicats, avec l’élection d’Andy Gilchrist dans le FBU (le syndicat des pompiers), de Bob Crow dans le RMT (syndicat des cheminots), du marxiste Jeremy Dear dans le NUJ (syndicat des journalistes) ou encore de Billy Hayes dans le CWU (télécommunications). Dans l’AEEU, la gauche l’a également emporté. Ces changements exercent une pression considérable sur le gouvernement de Tony Blair et sur l’ensemble de la direction travailliste, ce qui explique le comportement de Blair à propos de la grève. Dans le FBU, par exemple, la contribution financière du syndicat au Parti Travailliste n’a été votée que de justesse. C’est pour déjouer les pressions syndicales qui s’exercent sur le parti que la presse de droite réclame à cor et à cri le financement des partis politiques par l’État, ce qui couperait le Parti Travailliste de sa base syndicale, et à le ferait dépendre de l’État. Nous sommes bien évidemment contre cette mesure.
Ces événements montrent les limites de la politique pro-capitaliste de la direction du Parti Travailliste et indiquent le sens général des évolutions futures, tout d’abord dans les syndicats, et ensuite, inévitablement, dans le Parti Travailliste. Le processus n’en est pour l’instant qu’à ses débuts. Mais le fait que les travailleurs britanniques commencent à renouer avec leurs traditions militantes créera un élan qui poussera leurs organisations syndicales vers des prises de position plus fermes, plus radicales. A l’évidence, les dirigeants syndicaux qui sont trop discrédités ou qui s’avèrent incapables de s’adapter à ce mouvement seront écartés.
Cependant, les travailleurs britanniques n’ont ni la même histoire, ni les mêmes traditions que les travailleurs des pays latins, y compris la France. De manière générale, les travailleurs britanniques sont moins spontanés. Il n’empêche que quand ils décident d’agir, ils font preuve d’une ténacité et d’une détermination particulièrement fortes, comme l’a montré la grève des mineurs des années 80. Ils mettront du temps pour démarrer un mouvement de grande échelle, mais, le moment venu, cela débouchera certainement sur une mobilisation autrement plus puissante, plus durable, et plus organisée que celles qui se sont déroulées, dernièrement, en Europe continentale.
Le Parti Conservateur ne s’est pas encore remis de ses défaites électorales. Il est divisé en plusieurs tendances rivales, notamment à propos la question européenne. Par contre, la montée de l’extrême droite, et notamment du British National Party (BNP), est très inquiétante. Cela me rappelle les années 70, lorsque la politique pro-capitaliste des gouvernements travaillistes de Wilson, et puis de Callaghan, a favorisé la montée du National Front, dirigé par John Tyndall - un admirateur d’Adolphe Hitler qui figure aujourd’hui parmi les chefs du BNP. Les organisations racistes comme le BNP représentent un danger qu’il ne faut pas sous-estimer. Cependant, si le mouvement syndical montre qu’il est capable d’agir massivement pour la défense des acquis sociaux et dans la lutte contre le capitalisme, les racistes perdront du terrain.