Le 25 octobre dernier, 1 million de jeunes et de travailleurs a manifesté à Rome contre le « Jobs act » – la contre-réforme du marché du travail, pierre angulaire de la politique du gouvernement Renzi pour sauver le capitalisme italien en déclin. Le même projet visant à faciliter les licenciements est réclamé par le Medef en France, le gouvernement Valls lui prêtant une oreille attentive.
Il s’agit d’une des plus grandes mobilisations de la classe ouvrière italienne de ces dernières années, après une période de démoralisation sous l’effet de la crise. L’apparente solidité du gouvernement de « centre gauche » de Matteo Renzi, véritable modèle pour les gouvernements européens au service du Capital, commence à se fissurer (comme nous l’annoncions dans un précédent article : Le gouvernement Renzi, en Italie : un « modèle » pour la gauche française – ou pour le patronat ?). La lutte des classes est désormais incarnée par une opposition aux contours plus distincts : d’un côté, le gouvernement Renzi et ses soutiens, l’ensemble du patronat italien, la quasi-totalité du Parlement, de la droite berlusconienne à la majorité du parti démocrate de Renzi, sans oublier les médias bourgeois et les institutions financières européennes et mondiales ; de l’autre coté, les jeunes et travailleurs organisés autour du principal syndicat italien, la CGIL. Il ne s’agit que du début d’un mouvement de résistance aux politiques d’austérité, qui pourrait déboucher à terme sur un conflit généralisé remettant en cause l’ensemble du système.
Nos camarades du journal marxiste FalceMartello sont intervenus avec succès lors de la manifestation à Rome. Ils ont organisé leur propre cortège, autour de leur mouvement « Gauche, Classe, Révolution », créé en 2013 suite à l’effacement des partis de gauche traditionnels en Italie, afin de défendre auprès des travailleurs italiens la nécessité d’organiser un parti représentant leurs seuls intérêts de classe et de se doter d’un programme proposant une alternative révolutionnaire au système capitaliste en crise. Nos camarades ont vendu plus de 600 copies de FalceMartello, récolté plusieurs milliers d’euros de fonds de lutte et également diffusé Radio Fabbrica — « Radio Usine » —, le bulletin de leurs camarades organisés dans le mouvement ouvrier. Nous vous proposons ci-dessous une traduction de l’éditorial du dernier numéro de Radio Fabbrica, qui explique les raisons du conflit autour du « Jobs act » et trace les perspectives d’une lutte victorieuse pour le mouvement ouvrier italien.
La rédaction
L’éditorial de Radio Fabbrica d’octobre 2014 :
« Renzi dévoile ses cartes contre les travailleurs »
Le gouvernement italien dirigé par Matteo Renzi a récemment dévoilé ses cartes et révélé sa nature profondément anti-ouvrière. Son projet de loi sur les nouvelles règles du marché du travail, le « Jobs Act », envisage entre autres choses la suppression de l’article 18 du Statut des travailleurs, c’est-à-dire l’abolition définitive du peu de protection qui restait aux salariés italiens [cet article 18 oblige les patrons à justifier tout licenciement ; il est donc l’objet depuis une dizaine d’années d’attaques constantes du patronat et des gouvernements italiens successifs et, en conséquence, à l’origine des plus grandes mobilisations de la classe ouvrière italienne ces dernières années – NDT]. L’attaque sur les droits élémentaires des salariés par le biais du Jobs Act se manifeste également par d’autres dispositions inadmissibles, comme le contrôle à distance des travailleurs dans l’entreprise ou le droit des patrons de dégrader, selon leur bon vouloir, les qualifications de leurs employés.
Précarité pour tous : dernier acte
Tout cela serait bien sûr mis en place au nom de la reprise économique, pour donner à chacun, jeune et moins jeune, un travail convenable. La thèse est la même depuis trente ans : il est impossible de relancer l’économie à cause des syndicats « conservateurs », qui défendent leurs appareils bureaucratiques et les privilèges d’une minorité de travailleurs seulement. Le système juridique du travail est cloisonné, les entreprises ne peuvent pas s’étendre, les multinationales ne veulent pas investir.
Accusé par la secrétaire de la CGIL [l’équivalent italien de la CGT, NDT] et le secrétaire de la FIOM [la puissante fédération de la métallurgie de la CGIL, NDT] de promouvoir les pires politiques anti-ouvrières depuis les années quatre-vingt, le chef du gouvernement, Renzi, s’est défendu en renouvelant ses attaques contre les dirigeants syndicaux. A cette fin, il a diffusé un spot publicitaire de deux minutes pour illustrer sa thèse. Dans ce spot, Renzi évoque une jeune mère précaire, contrainte de survivre à l’aide d’aides sociales, et un ouvrier de cinquante ans expulsé du cycle de production sous l’effet de la crise. Ainsi Renzi, par son Jobs Act, ne souhaiterait rien moins que mettre fin au scandale de la précarité en Italie !
La réalité est évidemment tout autre. Derrière l’énième attaque contre le statut des travailleurs, derrière le slogan des « droits progressifs », un objectif plus important se cache : il ne s’agit en aucun cas de donner à chacun les mêmes droits, mais au contraire d’étendre l’absence de toute loi à l’ensemble des travailleurs. Ainsi, tous doivent souffrir de la même exploitation, du chantage et de la peur.
Renzi se sent assez fort pour tenter de lancer une attaque contre le Statut des travailleurs, que Berlusconi lui-même n’avait pas réussi il y a dix ans. Plus récemment, en 2012, le gouvernement Monti avait réussi en grande partie à entamer ce Statut, mais pas de façon définitive. Renzi croit donc que les conditions lui sont assez favorables pour abolir définitivement le fameux article 18 du Statut des travailleurs, fort du soutien de tout le patronat ainsi que des institutions européennes et mondiales.
Les responsabilités des directions syndicales
Mais cela ne lui suffit pas. Renzi a également besoin du soutien – ou du moins de la passivité – de la majorité des travailleurs, des jeunes et des chômeurs dans le pays. Renzi mise tout sur le discrédit des syndicats, car ces dernières années leurs dirigeants n’ont tout simplement rien fait. Dans une certaine mesure, ceux-ci sont devenus en partie responsables de la situation actuelle. Ce jugement ne concerne pas seulement les syndicats « conciliants », comme la CISL [la CFDT italienne, NDT] et l’UIL, qui ont toujours dit oui à la direction de Fiat, à Berlusconi et à Monti. Les responsabilités en incombent au moins autant au principal syndicat italien, historiquement le plus combattif d’entre eux, la CGIL.
Cela fait 20 ans que la précarisation du travail avance inexorablement ; il existe désormais près de cinquante types de contrats temporaires disponibles pour les employeurs ; les patrons peuvent faire ce qu’ils veulent. Qu’a fait la CGIL dans les deux dernières décennies pour lutter réellement contre cette précarité ? Peu, voire rien, même lorsque les conditions étaient favorables.
Par exemple en 2003, lorsque la CGIL avait mobilisé des millions de personnes contre le projet du gouvernement Berlusconi qui s’attaquait déjà à l’article 18, il n’y avait pas seulement dans les manifestations des travailleurs « protégés », mais aussi des milliers de travailleurs précaires qui ont vu à travers cette lutte une lueur d’espoir pour obtenir enfin un contrat décent. Un espoir de courte durée : dès que Berlusconi a été contraint de retirer son projet, la CGIL a démobilisé. N’était-ce pas l’occasion pour étendre ce droit – et d’autres droits – à tous les travailleurs ?
Cette pusillanimité a caractérisé également des secteurs traditionnellement plus combattifs de la CGIL. Ce constat fut particulièrement vrai lors des grandes mobilisations de 2010, faisant suite au référendum au sein de l’usine Fiat de Pomigliano, près de Naples [un chantage exercé par la direction de Fiat sur ses ouvriers, qui devaient accepter une dégradation de leurs conditions de travail contre la promesse du maintien de l’emploi – NDT]. La FIOM, fédération métallurgique de la CGIL, avait réussi à capter le mécontentement général, autour du soutien aux travailleurs de Pomigliano, et avait fait descendre dans les rues de Rome des dizaines de milliers de jeunes et de travailleurs d’autres catégories, malgré l’obstruction du sommet de la CGIL [sur la grande mobilisation de 2010, lire ce précédent article : Les travailleurs italiens relèvent la tête ! ; et sur la lutte des travailleurs de Pomigliano : Solidarité avec les travailleurs de FIAT Pomigliano - Pour la défense de syndicats de classe, NDT]. Mais là encore, alors que des millions de personnes regardaient la FIOM avec espoir, sa direction finit par renvoyer tout le monde à la maison.
Enfin, la CGIL est restée spectatrice de la détérioration profonde de l’article 18, mise en œuvre par le gouvernement Monti en 2012. Il faut souligner, en outre, que ce gouvernement n’avait pas seulement aggravé le statut des travailleurs, mais qu’il avait aussi mis en œuvre la pire réforme des retraites de l’Histoire italienne – sans rencontrer de résistance sérieuse.
C’est grâce à la passivité des syndicats de ces dernières années que Renzi se sent capable de donner le coup fatal. Il est convaincu que les travailleurs ne le gêneront pas. C’est là le fond du problème.
Comment gagner ?
Après des mois d’hésitation, de débats inutiles et épuisants, la CGIL essaie finalement de reprendre l’initiative. Deux manifestations ont été organisées séparément, dans un premier temps : le samedi 18 octobre par la FIOM, le 8 novembre par les travailleurs de la Fonction publique et de l’Éducation, qui sont mobilisés pour le renouvellement de contrats bloqués depuis des années [entre temps, une grande manifestation de toute la CGIL a rassemblé, contre le Jobs Act, 1 million de personnes à Rome, le 25 octobre dernier – NDT]. Nous serons présents à ces manifestations et nous les soutiendrons toujours avec conviction, mais nous savons que ni les marches du samedi ni les menaces d’une grève générale ne convaincront Renzi de renoncer à son attaque. Le rôle du syndicat devrait être notamment de proposer et d’exiger du gouvernement l’abolition des contrats temporaires et l’extension du Statut des travailleurs à tout le monde.
Une vraie mobilisation nécessite une stratégie à la hauteur de la bataille à mener : une réelle implication des travailleurs dans l’organisation et une discussion sur des actions de lutte réellement efficaces à entreprendre. Les travailleurs doivent être convaincus que la bataille à venir est une bataille juste. Pour cela, il n’est pas suffisant de dire qu’on ne doit pas toucher à l’Article18.
C’est en répondant aux questions légitimes des travailleurs avec un programme à la hauteur des enjeux que l’on pourra gagner :
• Refus catégorique de la loi « Jobs act » et des contrats « aux droits tutélaires progressifs » ;
• Défense et extension du Statut des travailleurs à tous ;
• Suppression des réformes du gouvernement Monti sur les retraites et les prestations sociales ;
• Renouvellement du contrat de la Fonction publique et des contrats nationaux qui doivent défendre réellement les intérêts des travailleurs.
De nombreux responsables syndicaux nous accusent d’être « des rêveurs qui veulent l’impossible ». Mais quelle est l’alternative ? Nous sommes aujourd’hui dans cette situation désastreuse en raison de l’impasse où nous ont conduit les bureaucraties syndicales, celles-là mêmes qui nous reprochent de confondre les rêves avec la réalité.
Nous faisons donc appel à tous ceux qui veulent lutter pour promouvoir la nécessité d’une mobilisation efficace, à même d’imposer une véritable grève générale. La CGIL a ce potentiel, mais ce sont les travailleurs qui doivent l’imposer. Nous devons être conscients que la réussite de cette bataille, aujourd’hui comme par le passé, réside dans la mobilisation générale des travailleurs et dans leur capacité à organiser le conflit dans les lieux de travail.