La tragédie du 13 novembre, à Paris, marque une étape sinistre dans l’expansion des attaques revendiquées par l’Etat Islamiques (EI). Par leur ampleur, leur férocité et leur caractère aléatoire, les attentats de vendredi font davantage penser à Beyrouth ou Bagdad qu’à Londres ou Paris. Le Moyen-Orient est arrivé en Europe.
Même si l’exécution de ce plan macabre ne présentait pas de grande difficulté logistique, leurs auteurs ne sont pas des « loups solitaires ». Ces attentats nécessitaient une certaine organisation, de l’entrainement, des armes et des explosifs, la reconnaissance des cibles et le minutieux recrutement de soi-disant « martyrs », c’est-à-dire de jeunes fanatiques prêts à mourir. Ce n’est pas nouveau. C’était le modus operandi d’Al Qaïda au début des années 2000. L’objectif était de se faire une large publicité en tuant un maximum de personnes avec un minimum de moyens, comme lors des attentats de Madrid en 2004, qui avaient fait encore plus de victimes qu’à Paris.
Signe de faiblesse
Les attentats de ces dernières semaines (Turquie, avion de ligne russe, Beyrouth, Paris) donnent l’impression d’un ennemi puissant, confiant, disposant de forces nombreuses qui sommeillent dans de sombres recoins de la société – et peuvent frapper à tout moment. Les djihadistes font beaucoup de bruit ; ils maîtrisent l’art de la propagande, notamment via les médias sociaux. Mais en réalité, cette vague d’attentats est une manifestation, non de force, mais de faiblesse. L’Etat Islamique recule sur le terrain militaire syrien. Les attentats de vendredi soir ne sont pas une « déclaration de guerre », mais une déclaration de désespoir.
L’intervention militaire de la Russie a clairement transformé la situation. Elle a forcé les dirigeants américains (qui étaient et demeurent divisés sur cette question) à prendre des initiatives décisives contre l’EI. Cela a modifié la situation militaire, brisé l’équilibre instable et jeté l’EI sur la défensive. Jusqu’alors, l’EI se concentrait sur la conquête et la défense de territoires au Moyen-Orient. C’était la priorité de ses dirigeants à Raqqa et Mossoul. S’ils s’engagent désormais dans une vague terroriste, notamment en Europe, c’est parce qu’ils subissent un déluge de frappes aériennes, perdent de nombreux dirigeants et reculent face aux forces terrestres d’Assad appuyées par l’aviation et les missiles russes. Ils cherchent donc à diriger et inspirer des attentats en dehors de la Syrie, dans l’espoir de montrer qu’ils sont toujours une force sur laquelle il faut compter.
Récemment, des troupes appuyées par les Américains ont remporté d’importantes victoires au nord et au nord-est de la Syrie. Washington a également annoncé que des soldats américains opèrent sur le sol syrien. Il est significatif que cette annonce n’ait pas été faite par Obama lui-même, car en théorie cette intervention terrestre n’a pas été autorisée.
A présent, les dirigeants d’Europe et des Etats-Unis discutent avec Poutine en Turquie, dans le cadre du G20. Cela fait suite à 18 mois au cours desquels le dirigeant russe a été accusé de tous les crimes imaginables – et d’autres encore. Mais conformément à la bonne vieille tradition de la diplomatie bourgeoise, ces mêmes dirigeants, rompus à l’art du cynisme, vont désormais accueillir Poutine avec de larges sourires et de chaleureuses poignées de main.
Obama et Kerry poussent désormais à un accord avec les Russes et les Iraniens. Obama est apparu à la télévision en pleine conversation privée avec Poutine. Bien sûr, cela ne plaira pas aux dirigeants turcs et saoudiens, qui ont joué leur propre jeu sanglant en Syrie et veulent leur part du gâteau dans les négociations de « paix ».
Les dirigeants occidentaux vont devoir avaler quantité de couleuvres s’ils veulent que le président russe les aide à sortir de l’impasse dans laquelle ils se sont enfermés. Par exemple, la priorité de Poutine est le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad. Et si cela ne plait pas aux dirigeants turcs et saoudiens, ils devront faire avec. C’est désormais la Russie qui décide.
La question des réfugiés
Les attentats du 13 novembre ont déclenché une vague de panique et la recherche d’un bouc émissaire. Les réfugiés en constituent un de premier choix. Depuis le début de la guerre civile en Syrie, il y a quatre ans, plus de 250 000 personnes ont été tuées et des millions déplacées. Dans l’actuelle ambiance de peur et de paranoïa, il est facile de pointer un doigt accusateur sur les milliers de réfugiés affamés et épuisés qui bravent la mort et toutes sortes de dangers pour échapper à la guerre civile.
Un passeport syrien a été trouvé près du corps de l’un des terroristes. Immédiatement, l’extrême droite a triomphé. Mais depuis, une grande confusion règne sur l’origine et l’authenticité de ce passeport. Reste que la crise des réfugiés prend une nouvelle dimension. On le voit déjà en Pologne. Un ministre polonais a déclaré, sur cette question, que « nous avons été trop naïfs et idéalistes ». Le nouveau ministre polonais des affaires européennes, Konrad Szymanski, a déclaré : « nous n’accepterons des réfugiés que si la sécurité est garantie ».
Jean-Claude Juncker, le président de la commission européenne, a critiqué les « réactions basiques » aux attentats sur la question de l’accueil des réfugiés. Mais le chef des renseignements allemands, Hans-Georg Maassen, a déclaré : « on observe que des Islamistes approchent les réfugiés dans les centres de réception. Nous avons déjà relevé plus d’une centaine de cas ».
On ne peut évidemment pas exclure que l’EI ait infiltré des terroristes dans la masse des réfugiés. Les 1600 kilomètres de frontière entre la Turquie et la Syrie ne constituaient pas un obstacle sérieux pour les milliers d’aspirants djihadistes venus d’Europe pour intégrer les rangs de l’EI en Syrie. Dès lors, on pourrait penser que cette frontière ne représente pas davantage de difficulté dans l’autre sens. Cependant, cette explication est aussi fausse que superficielle. Même si elle est toujours poreuse en certains endroits, la frontière, du côté Syrien, est désormais contrôlée par l’YPG, une milice kurde qui lutte becs et ongles contre l’EI. La « fenêtre » par laquelle les djihadistes pourraient passer se ferme donc rapidement. L’Irak n’est pas davantage une voie de passage réaliste : la frontière jordanienne est fermée ; au Liban, les terroristes courent un risque important d’être arrêtés par les forces de sécurité.
Le fond de la question, c’est précisément que les recruteurs de l’EI ont été poussés à changer de tactique. Au lieu d’encourager leurs partisans à courir le risque d’un voyage en Syrie, ils leur conseillent de rester dans leurs pays et d’y organiser des attentats. A court terme, cela renforce la probabilité d’attaques terroristes en Europe – du type de celle perpétrée à Paris le 13 novembre.
Les accords de Schengen menacés
Le flux de réfugiés venus de Syrie, d’Afghanistan et d’autres pays ravagés par la guerre et la pauvreté a poussé de nombreux politiciens à demander davantage de contrôle aux frontières. Les attentats de Paris ont renforcé cette tendance.
Les accords de Schengen garantissent la liberté de mouvement en Europe. C’est l’une des clés de voute de l’UE, le « joyau de la couronne européenne ». Mais ce principe est désormais menacé. La France a réintroduit, « temporairement », le contrôle de ses frontières. Mais cette mesure pourrait bien ne pas être temporaire du tout.
D’autres pays, Allemagne comprise, ont également suspendu les accords de Schengen. Après avoir bruyamment proclamé sa volonté d’accueillir les demandeurs d’asile, Angela Merkel demande aux autorités turques de retenir les réfugiés et de prendre toutes les mesures nécessaires pour ralentir le flux de ceux qui aspirent à une nouvelle vie en Europe.
Le masque rieur des préoccupations humanitaires est tombé, révélant le hideux visage de l’hypocrisie impérialiste. Dans la mesure où la Turquie est un pays clé dans les calculs occidentaux, l’Europe est prête à trouver un accord avec le président Erdogan, quitte à passer sous silence ses tendances autoritaires, sa brutale répression des Kurdes et, surtout, sa notoire alliance de facto avec l’Etat Islamique.
Conséquences réactionnaires
La France est en état de choc collectif. Comme souvent en de telles circonstances, la vie politique a été temporairement suspendue. Il y a une effusion de tristesse et de colère. Mais dès les élections régionales de décembre, le Front National, qui multiplie les déclarations visant la communauté musulmane, pourrait bénéficier de la situation. Sa démagogie empoisonnée pourrait trouver davantage d’écho dans le contexte de peur créé par les attentats.
Comme toujours, le terrorisme fait le jeu de la réaction. Et dans le cas des attentats de Paris, c’est précisément ce que recherchent les terroristes. Ils veulent pousser la société française dans les bras des réactionnaires, de façon à créer une spirale d’actions et de réactions qui, espèrent-ils, leur permettrait de faire de nouvelles recrues prêtes à se faire exploser pour la Cause.
Le terrorisme mène toujours au renforcement des tendances réactionnaires dans la société – et au renforcement de l’appareil répressif d’Etat. Le bain de sang de vendredi sera suivi d’un accroissement des pouvoirs de l’Etat – et pas seulement en France.
Les attentats sont intervenus au début d’une phase d’intensification de la lutte des classes en France. La lutte des travailleurs d’Air France était au centre de l’attention. Il se peut que, désormais, l’attention soit temporairement détournée de la lutte des classes, en particulier si les dirigeants du mouvement ouvrier tombent dans le piège de « l’union nationale ». Mais cela ne pourra pas durer longtemps. Au fond, ce qui pousse des jeunes dans la folie djihadiste, ce sont les conditions de vie catastrophiques de millions de personnes dans les quartiers pauvres des banlieues de Paris et d’autres grandes villes du pays. Et c’est aussi, bien sûr, la politique impérialiste et les aventures militaires des pays tels que la France et la Grande-Bretagne.
Avant la Deuxième Guerre mondiale, Léon Trotsky prédisait que l’impérialisme américain en sortirait victorieux ; mais il ajoutait que les Etats-Unis auraient de la dynamite dans leurs fondations. Cette prédiction a été tragiquement confirmée par les attentats du 11 septembre 2001. A présent, la tragédie frappe la France. La même tragédie peut se répéter à tout moment dans les rues de n’importe quelle grande capitale européenne. Il y a de la dynamite dans les fondations de nos sociétés. Seule leur complète transformation pourra l’éliminer.