C’est à l’improviste que j’ai été invité à faire une nouvelle édition de l’Adresse du Conseil général de l’Internationale sur La Guerre civile en France et à y joindre une introduction. Aussi ne puis-je ici que mentionner brièvement les points les plus essentiels.

Je fais précéder cette étude plus considérable des deux Adresses plus courtes du Conseil général sur la guerre franco-allemande. D’abord, parce que dans La Guerre civileon se réfère à la seconde, qui n’est pas elle-même entièrement intelligible sans la première. Ensuite parce que ces Adresses, toutes deux rédigées par Marx, sont, tout autant que La Guerre civile, des exemples éminents du don merveilleux dont l’auteur a fait pour la première fois la preuve dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, et qui lui permet de saisir clairement le caractère, la portée et les conséquences nécessaires des grands événements historiques, au moment même où ces événements se produisent encore sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler. Et, enfin, parce que nous souffrons aujourd’hui encore en Allemagne des suites prédites par Marx, de ces événements.

Est-ce qu’on n’a pas vu se réaliser la prédiction de la première Adresse : si la guerre de défense de l’Allemagne contre Louis Bonaparte dégénère en guerre de conquête contre le peuple français, toutes les misères qui se sont abattues sur l’Allemagne après les guerres dites de libération renaîtront avec une intensité nouvelle [1] ? N’avons-nous pas eu encore vingt autres années de domination bismarckienne, et pour remplacer les persécutions contre les démagogues [2], la loi d’exception et la chasse aux socialistes, avec le même arbitraire policier, avec littéralement la même façon monstrueuse d’interpréter la loi ?

Et ne s’est-elle pas réalisée à la lettre la prédiction que l’annexion de l’Alsace-Lorraine « jetterait la France dans les bras de la Russie [3] » et qu’après cette annexion l’Allemagne ou bien deviendrait le valet servile de la Russie, ou bien serait obligée, après un court répit, de s’armer pour une nouvelle guerre, et, à vrai dire, « pour une guerre raciale contre les races latines et slaves, coalisées » ? Est-ce que l’annexion des provinces françaises n’a pas poussé la France dans les bras de la Russie ? Bismarck n’a-t-il pas vainement, pendant vingt années entières, brigué les bonnes grâces du tsar, s’abaissant à des services plus vils encore que ceux que la petite Prusse, avant qu’elle ne fût « la première puissance d’Europe », avait coutume de déposer aux pieds de la Sainte-Russie ? Et ne voit-on pas quotidiennement, suspendue au-dessus de notre tête, telle l’épée de Damoclès, la menace d’une guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d’alliance des princes s’en iront en fumée ? D’une guerre dont rien n’est sûr que l’absolue incertitude de son issue, d’une guerre raciale qui livrera toute l’Europe aux ravages de quinze à vingt millions d’hommes armés ; et si elle ne fait pas encore rage, c’est uniquement parce que le plus fort des grands États militaires est pris de peur devant l’imprévisibilité totale du résultat final.

Il est d’autant plus nécessaire de mettre à nouveau à la portée des ouvriers allemands ces preuves brillantes et à demi oubliées de la clairvoyance de la politique ouvrière internationale de 1870.

Ce qui est vrai de ces deux Adresses, l’est aussi de celle sur La Guerre civile en France. Le 28 mai, les derniers combattants de la Commune succombaient sous le nombre sur les pentes de Belleville, et deux jours après, le 30, Marx lisait déjà devant le Conseil général ce travail où la signification historique de la Commune de Paris est marquée en quelques traits vigoureux, mais si pénétrants, et surtout si vrais, qu’on en chercherait en vain l’équivalent dans l’ensemble de l’abondante littérature écrite sur ce sujet.

Le développement économique et politique de la France depuis 1789 a fait que, depuis cinquante ans, aucune révolution n’a pu éclater à Paris sans revêtir un caractère prolétarien, de sorte qu’après la victoire le prolétariat, qui l’avait payée de son sang, entrait en scène avec ses revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins fumeuses, et même confuses, selon le degré de maturité atteint par les ouvriers parisiens, mais, en définitive, elles visaient toutes à la suppression de l’antagonisme de classes entre capitalistes et ouvriers. Comment la chose devait se faire, à vrai dire on ne le savait pas. Mais à elle seule, si indéterminée qu’elle fût encore dans sa forme, la revendication contenait un danger pour l’ordre social établi ; les ouvriers, qui la posaient, étaient encore armés ; pour les bourgeois qui se trouvaient au pouvoir, le désarmement des ouvriers était donc le premier devoir. Aussi, après chaque révolution, acquise au prix du sang des ouvriers, éclate une nouvelle lutte, qui se termine par la défaite de ceux-ci. C’est en 1848 que la chose arriva pour la première fois. Les bourgeois libéraux de l’opposition parlementaire tinrent des banquets où ils réclamaient la réalisation de la réforme électorale, qui devait assurer la domination de leur parti. De plus en plus contraints, dans leur lutte contre le gouvernement, à faire appel au peuple, ils furent obligés de céder peu à peu le pas aux couches radicales et républicaines de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Mais, derrière elles, se tenaient les ouvriers révolutionnaires, et ceux-ci, depuis 1830, avaient acquis beaucoup plus d’indépendance politique que les bourgeois et même que les républicains n’en avaient idée. Quand la crise éclata entre le gouvernement et l’opposition, les ouvriers engagèrent le combat de rues. Louis-Philippe disparut, et avec lui la réforme électorale ; à sa place se dressa la république, la république « sociale », comme les ouvriers victorieux la qualifièrent eux-mêmes. Ce qu’il fallait entendre par république sociale, c’est ce que personne ne savait au juste, pas même les ouvriers. Mais maintenant ils avaient des armes et ils étaient une force dans l’État. Aussi, dès que les bourgeois républicains qui se trouvaient au pouvoir sentirent le sol se raffermir sous leurs pieds, leur premier objectif fut-il de désarmer les ouvriers. Voici comment cela se fit : en violant délibérément la parole donnée, en méprisant ouvertement les prolétaires, en tentant de bannir les sans-travail dans une province lointaine, on les précipita dans l’Insurrection de juin 1848. Et comme on avait pris soin de réunir les forces suffisantes, les ouvriers, après une lutte héroïque de cinq jours, furent écrasés. On fit alors un massacre parmi les prisonniers sans défense, comme on n’en avait pas vu de pareil depuis les jours des guerres civiles qui ont préparé la chute de la République romaine. Pour la première fois, la bourgeoisie montrait jusqu’à quelle folle cruauté dans la vengeance elle peut se hausser, sitôt que le prolétariat ose l’affronter, comme classe distincte, ayant ses propres intérêts et ses propres revendications. Et pourtant 1848 ne fut encore qu’un jeu d’enfant comparé à la rage de la bourgeoisie de 1871.

Le châtiment ne se fit pas attendre. Si le prolétariat ne pouvait pas gouverner la France encore, la bourgeoisie ne le pouvait déjà plus. Je veux dire du moins à cette époque où elle était encore en majorité de tendance monarchiste et se scindait en trois partis dynastiques [4] et en un quatrième républicain. Ce sont ces querelles intérieures qui permirent à l’aventurier Louis Bonaparte de s’emparer de tous les postes-clefs – armée police, appareil administratif – et de faire sauter, le 2 décembre 1851, la dernière forteresse de la bourgeoisie, l’Assemblée nationale. Le Second Empire commença, et avec lui l’exploitation de la France par une bande de flibustiers de la politique et de la finance : mais en même temps l’industrie prit aussi un essor tel que jamais le système mesquin et timoré de Louis-Philippe, avec sa domination exclusive d’une petite partie seulement de la grande bourgeoisie, n’aurait pu lui donner. Louis Bonaparte enleva aux capitalistes leur pouvoir politique, sous le prétexte de les protéger, eux, les bourgeois, contre les ouvriers, et de protéger à leur tour les ouvriers contre eux ; mais, par contre, sa domination favorisa la spéculation et l’activité industrielle, bref, l’essor et l’enrichissement de toute la bourgeoisie à un point dont on n’avait pas idée. C’est cependant à un degré bien plus élevé encore que se développèrent aussi la corruption et le vol en grand, qu’on les vit fleurir autour de la cour impériale et prélever sur cet enrichissement de copieux pourcentages.

Mais le Second Empire, c’était l’appel au chauvinisme français, c’était la revendication des frontières du premier Empire, perdues en 1814, ou tout au moins de celles de la première République. Un empire français dans les frontières de l’ancienne monarchie, que dis-je, dans les limites plus étriquées encore de 1815, c’était à la longue un non-sens. De là, la nécessité de guerres périodiques et d’extensions territoriales. Mais il n’était pas de conquête qui fascinât autant l’imagination des chauvins français que celle de la rive gauche allemande du Rhin. Une lieue carrée sur le Rhin leur disait plus que dix dans les Alpes ou n’importe où ailleurs. Une fois le Second Empire devenu un fait acquis, la revendication de la rive gauche du Rhin, en bloc ou par morceaux, n’était qu’une question de temps. Le temps en vint avec la guerre austro-prussienne de 1866 [5] ; frustré par Bismarck et par sa propre politique de tergiversations des « compensations territoriales » qu’il attendait, il ne resta plus alors à Bonaparte que la guerre, qui éclata en 1870, et le fit échouer à Sedan et, de là, à Wilhelmshoehe.

La suite nécessaire en fut la révolution parisienne du 4 septembre 1870. L’empire s’écroula comme un château de cartes, la république fut de nouveau proclamée. Mais l’ennemi était aux portes : les armées impériales étaient ou enfermées sans recours dans Metz, ou prisonnières en Allemagne. Dans cette extrémité, le peuple permit aux députés parisiens de l’ancien Corps législatif de se constituer en « gouvernement de la Défense nationale ». Il le permit d’autant plus volontiers qu’alors, afin d’assurer la défense, tous les Parisiens en état de porter les armes étaient entrés dans la garde nationale et s’étaient armés, de sorte que les ouvriers en constituaient maintenant la grande majorité. Mais l’opposition entre le gouvernement composé presque uniquement de bourgeois et le prolétariat armé ne tarda pas à éclater. Le 31 octobre, des bataillons d’ouvriers assaillirent l’Hôtel de ville et firent prisonniers une partie des membres du gouvernement ; la trahison, un véritable parjure de la part du gouvernement, et l’intervention de quelques bataillons de petits bourgeois, leur rendirent la liberté et, pour ne pas déchaîner la guerre civile à l’intérieur d’une ville assiégée par une armée étrangère, on laissa en fonction le même gouvernement.

Enfin, le 28 janvier 1871, Paris affamé capitulait. Mais avec des honneurs inconnus jusque-là dans l’histoire de la guerre. Les forts furent abandonnés, les fortifications désarmées, les armes de la ligne et de la garde mobile livrées, leurs soldats considérés comme prisonniers de guerre. Mais la garde nationale conserva ses armes et ses canons et ne se mit que sur un pied d’armistice avec les vainqueurs. Et ceux-ci même n’osèrent pas faire dans Paris une entrée triomphale. Ils ne se risquèrent à occuper qu’un petit coin de Paris, et encore un coin plein de parcs publics, et cela pour quelques jours seulement ! Et pendant ce temps, ces vainqueurs qui durant 131 jours avaient assiégé Paris, furent assiégés eux-mêmes par les ouvriers parisiens en armes qui veillaient avec soin à ce qu’aucun « Prussien » ne dépassât les étroites limites du coin abandonné à l’envahisseur. Tant était grand le respect qu’inspiraient les ouvriers parisiens à l’armée devant laquelle toutes les troupes de l’empire avaient déposé les armes ; et les Junkers prussiens, qui étaient venus assouvir leur vengeance au foyer de la révolution, durent s’arrêter avec déférence devant cette même révolution armée et lui présenter les armes !

Pendant la guerre, les ouvriers parisiens s’étaient bornés à exiger la continuation énergique de la lutte. Mais, maintenant qu’après la capitulation de Paris la paix allait se faire, Thiers, nouveau chef du gouvernement, était forcé de s’en rendre compte : la domination des classes possédantes – grands propriétaires fonciers et capitalistes – se trouverait constamment menacée tant que les ouvriers parisiens resteraient en armes. Son premier geste fut de tenter de les désarmer. Le 18 mars, il envoya des troupes de ligne avec l’ordre de voler l’artillerie appartenant à la garde nationale et fabriquée pendant le siège de Paris à la suite d’une souscription publique. La tentative échoua ; Paris se dressa comme un seul homme pour se défendre, et la guerre entre Paris et le gouvernement français qui siégeait à Versailles fut déclarée ; le 26 mars, la Commune était élue ; le 28, elle fut proclamée ; le Comité central de la garde nationale qui, jusqu’alors, avait exercé le pouvoir, le remit entre les mains de la Commune, après avoir aboli par décret la scandaleuse « police des mœurs » de Paris. Le 30, la Commune supprima la conscription et l’armée permanente et proclama la garde nationale, dont tous les citoyens valides devaient faire partie, comme la seule force armée ; elle remit jusqu’en avril tous les loyers d’octobre 1870, portant en compte pour l’échéance à venir les termes déjà paves, et suspendit toute vente d’objets engagés au mont-de-piété municipal. Le même jour, les étrangers élus à la Commune furent confirmés dans leurs fonctions, car « le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ». - Le 1er avril il fut décidé que le traitement le plus élevé d’un employé de la Commune, donc aussi de ses membres, ne pourrait dépasser 6.000 francs. Le lendemain furent décrétées la séparation de l’Église et de l’État et la suppression du budget des cultes, ainsi que la transformation de tous les biens ecclésiastiques en propriété nationale ; en conséquence, le 8 avril, on ordonna de bannir des écoles tous les symboles, images, prières, dogmes religieux, bref « tout ce qui relève de la conscience individuelle de chacun », ordre qui fut réalisé peu à peu. - Le 5, en présence des exécutions de combattants de la Commune prisonniers, auxquelles procédaient quotidiennement les troupes versaillaises, un décret fut promulgué, prévoyant l’arrestation d’otages, mais il ne fut jamais exécuté. - Le 6, le 137e bataillon de la garde nationale alla chercher la guillotine et la brûla publiquement, au milieu de la joie populaire. - Le 12, la Commune décida de renverser la colonne Vendôme, symbole du chauvinisme et de l’excitation des peuples à la discorde, que Napoléon avait fait couler, après la guerre de 1809, avec les canons conquis. Ce qui fut fait le 16 mai. - Le 16 avril, la Commune ordonna un recensement des ateliers fermés par les fabricants et l’élaboration de plans pour donner la gestion de ces entreprises aux ouvriers qui y travaillaient jusque-là et devaient être réunis en associations coopératives, ainsi que pour organiser ces associations en une seule grande fédération. - Le 20, elle abolit le travail de nuit des boulangers, ainsi que les bureaux de placement, monopolisés depuis le Second Empire par des individus choisis par la police et exploiteurs d’ouvriers, de premier ordre ; ces bureaux furent affectés aux mairies des vingt arrondissements de Paris. - Le 30 avril, elle ordonna la suppression des monts-de-piété, parce qu’ils constituaient une exploitation privée des ouvriers et étaient en contradiction avec le droit de ceux-ci à leurs instruments de travail et au crédit. - Le 5 mai, elle décida de faire raser la chapelle expiatoire élevée en réparation de l’exécution de Louis XVI.

Ainsi, à partir du 18 mars, apparut, très net et pur, le caractère de classe du mouvement parisien qu’avait jusqu’alors relégué à l’arrière-plan la lutte contre l’invasion étrangère. Dans la Commune ne siégeaient presque que des ouvriers ou des représentants reconnus des ouvriers ; ses décisions avaient de même un caractère nettement prolétarien. Ou bien elle décrétait des réformes, que la bourgeoisie républicaine avait négligées par pure lâcheté, mais qui constituaient pour la libre action de la classe ouvrière une base indispensable, comme la réalisation de ce principe que, en face de l’État, la religion n’est qu’une affaire privée ; ou bien elle promulguait des décisions prises directement dans l’intérêt de la classe ouvrière et qui, pour une part, faisaient de profondes entailles dans le vieil ordre social. Mais tout cela, dans une ville assiégée, ne pouvait avoir au plus qu’un commencement de réalisation. Et, dès les premiers jours de mai, la lutte contre les troupes toujours plus nombreuses du gouvernement de Versailles absorba toutes les énergies.

Le 7 avril, les Versaillais s’étaient emparés du passage de la Seine, à Neuilly, sur le front ouest de Paris ; par contre, le 11, sur le front sud, ils furent repoussés avec des pertes sanglantes par une attaque du général Eudes. Paris était bombardé sans arrêt, et cela par les mêmes gens qui avaient stigmatisé comme sacrilège le bombardement de cette ville par les Prussiens. Ces mêmes gens mendiaient maintenant, auprès du gouvernement prussien, le rapatriement accéléré des soldats français prisonniers de Sedan et de Metz, pour leur faire reconquérir Paris. L’arrivée graduelle de ces troupes donna aux Versaillais, à partir du début de mai, une supériorité décisive. Cela apparut dès le 23 avril, quand Thiers rompit les négociations entamées sur proposition de la Commune et visant à échanger l’archevêque de Paris et toute une série d’autres curés retenus comme otages, contre le seul Blanqui, deux fois élu à la Commune, mais prisonnier à Clairvaux. Et cela se fit sentir plus encore dans le changement de ton du langage de Thiers ; jusqu’à ce moment atermoyant et équivoque, il devint tout d’un coup insolent, menaçant, brutal. Sur le front sud, les Versaillais prirent, le 3 mai, la redoute du Moulin-Saquet, le 9, le fort d’Issy, totalement démoli à coups de canon, le 14, celui de Vanves. Sur le front ouest, ils s’avancèrent peu a peu jusqu’au rempart même, s’emparant de nombreux villages et bâtiments contigus aux fortifications. Le 21, ils réussirent à pénétrer dans la ville par trahison et du fait de la négligence du poste de la garde nationale. Les Prussiens qui occupaient les forts du Nord et de l’Est laissèrent les Versaillais s’avancer par le secteur du nord de la ville qui leur était interdit par l’armistice, leur permettant ainsi d’attaquer sur un large front que les Parisiens devaient croire protégé par la convention et n’avaient de ce fait que faiblement garni de troupes. Aussi n’y eut-il que peu de résistance dans la moitié ouest de Paris, dans la ville de luxe proprement dite. Elle se fit plus violente et tenace, à mesure que les troupes d’invasion approchaient de la moitié est, des quartiers proprement ouvriers. Ce n’est qu’après une lutte de huit jours que les derniers défenseurs de la Commune succombèrent sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant, et c’est alors que le massacre des hommes, des femmes et des enfants sans défense, qui avait fait rage toute la semaine, et n’avait cessé de croître, atteignit son point culminant. Le fusil ne tuait plus assez vite, c’est par centaines que les vaincus furent exécutés à la mitrailleuse. Le Mur des fédérés, au cimetière du Père-Lachaise, où s’accomplit le dernier massacre en masse, est aujourd’hui encore debout, témoin à la fois muet et éloquent de la furie dont la classe dirigeante est capable dès que le prolétariat ose se dresser pour son droit. Puis, lorsqu’il s’avéra impossible d’abattre tous les Communards, vinrent les arrestations en masse, l’exécution de victimes choisies arbitrairement dans les rangs des prisonniers, la relégation des autres dans de grands camps en attendant leur comparution devant les conseils de guerre. Les troupes prussiennes, qui campaient autour de la moitié nord de Paris, avaient l’ordre de ne laisser passer aucun fugitif, mais souvent les officiers fermèrent les yeux quand les soldats écoutaient plutôt la voix de l’humanité que celle de leur consigne ; et en particulier il faut rendre cet hommage au corps d’armée saxon qui s’est conduit d’une façon très humaine et laissa passer bien des gens, dont la qualité de combattant de la Commune était évidente.

***

Si, aujourd’hui, vingt ans après, nous jetons un regard en arrière sur l’activité et la signification historique de la Commune de Paris de 1871, il apparaît qu’il y a quelques additions à faire à la peinture qu’en a donnée La Guerre civile en France.

Les membres de la Commune se répartissaient en une majorité de blanquistes, qui avait déjà dominé dans le Comité central de la garde nationale et une minorité : les membres de l’Association internationale des travailleurs, se composant pour la plupart de socialistes proudhoniens. Dans l’ensemble, les blanquistes n’étaient alors socialistes que par instinct révolutionnaire, prolétarien ; seul un petit nombre d’entre eux était parvenu, grâce à Vaillant, qui connaissait le socialisme scientifique allemand, à une plus grande clarté de principes. Ainsi s’explique que, sur le plan économique, bien des choses aient été négligées, que, selon notre conception d’aujourd’hui, la Commune aurait dû faire. Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. Mais le plus merveilleux encore, c’est la quantité de choses justes qui furent tout de même faites par cette Commune composée de blanquistes et de proudhoniens. Il va sans dire que la responsabilité des décrets économiques de la Commune, de leurs côtés glorieux ou peu glorieux, incombe en première ligne aux proudhoniens, comme incombe aux blanquistes celle de ses actes et de ses carences politiques. Et dans les deux cas l’ironie de l’histoire a voulu – comme toujours quand des doctrinaires arrivent au pouvoir – que les uns comme les autres fissent le contraire de ce que leur prescrivait leur doctrine d’école.

Proudhon, le socialiste de la petite paysannerie et de l’artisanat, haïssait positivement l’association. Il disait d’elle qu’elle comportait plus d’inconvénients que d’avantages, qu’elle était stérile par nature, voire nuisible, parce que mettant entrave à la liberté du travailleur ; dogme pur et simple, improductif et encombrant, contredisant tout autant la liberté du travailleur que l’économie de travail, ses désavantages croissaient plus vite que ses avantages ; en face d’elle, la concurrence, la division du travail, la propriété privée restaient, selon lui, des forces économiques. Ce n’est que pour les cas d’exception – comme Proudhon les appelle – de la grande industrie et des grandes entreprises, par exemple les chemins de fer, que l’association des travailleurs ne pas déplacée (voir Idée générale de la révolution, 3e étude).

En 1871, même à Paris, ce centre de l’artisanat d’art, la grande industrie avait tellement cessé d’être une exception que le décret de loin le plus important de la Commune instituait une organisation de la grande industrie et même de la manufacture, qui devait non seulement reposer sur l’association des travailleurs dans chaque fabrique, mais aussi réunir toutes ces associations dans une grande fédération ; bref, une organisation qui, comme Marx le dit très justement dans La Guerre civile, devait aboutir finalement au communisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon. Et c’est aussi pourquoi la Commune fut le tombeau de l’école proudhonienne du socialisme. Cette école a aujourd’hui disparu des milieux ouvriers français ; c’est maintenant la théorie de Marx qui y règne sans conteste, chez les possibilistes pas moins que chez les « marxistes ». Ce n’est que dans la bourgeoisie « radicale » qu’on trouve encore des proudhoniens.

Les choses n’allèrent pas mieux pour les blanquistes. Élevés à l’école de la conspiration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée qu’un nombre relativement petit d’hommes résolus et bien organisés était capable, le moment venu, non seulement de s’emparer du pouvoir, mais aussi, en déployant une grande énergie et de l’audace, de s’y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la révolution et à la rassembler autour de la petite troupe directrice. Pour cela, il fallait avant toute autre chose la plus stricte centralisation dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolutionnaire. Et que fit la Commune qui, en majorité, se composait précisément de blanquistes ? Dans toutes ses proclamations aux Français de la province, elle les conviait à une libre fédération de toutes les communes françaises avec Paris, à une organisation nationale qui, pour la première fois, devait être effectivement créée par la nation elle-même. Quant à la force répressive du gouvernement naguère centralisé : l’armée, la police politique, la bureaucratie, créée par Napoléon en 1798, reprise depuis avec reconnaissance par chaque nouveau gouvernement et utilisée par lui contre ses adversaires, c’est justement cette force qui, selon les blanquistes, devait partout être renversée, comme elle l’avait déjà été à Paris.

La Commune dut reconnaître d’emblée que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne pouvait continuer à se servir de l’ancien appareil d’État ; pour ne pas perdre à nouveau la domination qu’elle venait à peine de conquérir, cette classe ouvrière devait, d’une part, éliminer le vieil appareil d’oppression jusqu’alors employé contre elle-même, mais, d’autre part, prendre des assurances contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les proclamant, en tout temps et sans exception, révocables. En quoi consistait, jusqu’ici, le caractère essentiel de l’État ? La société avait créé, par simple division du travail à l’origine, ses organes propres pour veiller à ses intérêts communs. Mais, avec le temps, ces organismes, dont le sommet était le pouvoir de l’État, s’étaient transformés, en servant leurs propres intérêts particuliers, de serviteurs de la société, en maîtres de celle-ci. On peut en voir des exemples, non seulement dans la monarchie héréditaire, mais également dans la république démocratique. Nulle part les « politiciens » ne forment dans la nation un clan plus isolé et plus puissant qu’en Amérique du Nord, précisément. Là, chacun des deux grands partis [6] de l’Union comme à celles des États, ou qui vivent de l’agitation pour leur parti et sont récompensés de sa victoire par des places. On sait assez combien les Américains cherchent depuis trente ans à secouer ce joug devenu insupportable, et comment, malgré tout, ils s’embourbent toujours plus profondément dans ce marécage de la corruption. C’est précisément en Amérique que nous pouvons le mieux voir comment le pouvoir d’État devient indépendant vis-à-vis de la société, dont, à l’origine, il ne devait être que le simple instrument. Là, n’existent ni dynastie, ni noblesse, ni armée permanente (à part la poignée de soldats commis à la surveillance des Indiens), ni bureaucratie avec postes fixes et droit à la retraite. Et pourtant nous avons là deux grandes bandes de politiciens spéculateurs, qui se relaient pour prendre possession du pouvoir de l’État et l’exploitent avec les moyens les plus corrompus et pour les fins les plus éhontées ; et la nation est impuissante en face de ces deux grands cartels de politiciens qui sont soi-disant à son service, mais, en réalité, la dominent et la pillent.

Pour éviter cette transformation, inévitable dans tous les régimes antérieurs, de l’État et des organes de l’État, à l’origine serviteurs de la société, en maîtres de celle-ci, la Commune employa deux moyens infaillibles. Premièrement, elle soumit toutes les places de l’administration, de la justice et de l’enseignement au choix des intéressés par élection au suffrage universel, et, bien entendu, à la révocation à tout moment par ces mêmes intéressés. Et, deuxièmement, elle ne rétribua tous les services, des plus bas aux plus élevés, que par le salaire que recevaient les autres ouvriers. Le plus haut traitement qu’elle payât était de 6 000 francs. Ainsi on mettait le holà à la chasse aux places et à l’arrivisme, sans parler de la décision supplémentaire d’imposer des mandats impératifs aux délégués aux corps représentatifs.

Cette destruction de la puissance de l’État tel qu’il était jusqu’ici et son remplacement par un pouvoir nouveau, vraiment démocratique, sont dépeints en détail dans la troisième partie de La Guerre civile. Mais il était nécessaire de revenir ici brièvement sur quelques-uns de ses traits, parce que, en Allemagne précisément, la superstition de l’État est passée de la philosophie dans la conscience commune de la bourgeoisie et même dans celle de beaucoup d’ouvriers. Dans la conception des philosophes, l’État est « la réalisation de l’Idée » ou le règne de Dieu sur terre traduit en langage philosophique, le domaine où la vérité et la justice éternelles se réalisent ou doivent se réaliser. De là cette vénération superstitieuse de l’État et de tout ce qui y touche, vénération qui s’installe d’autant plus facilement qu’on est, depuis le berceau, habitué à s’imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière ne sauraient être réglés que comme ils ont été réglés jusqu’ici, c’est-à-dire par l’État et ses autorités dûment établies. Et l’on croit déjà avoir fait un pas d’une hardiesse prodigieuse, quand on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu’on jure par la république démocratique. Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.

Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.

Londres, pour le 20e anniversaire de la Commune de Paris. 
18 mars 1891


[1] Guerres des États allemands, la Prusse en tête, contre Napoléon 1er, qui avait annexé à la France certaines parties de l’Allemagne et avait placé le reste sous sa dépendance (1813-1814).

[2] C’est de ce nom que les autorités gouvernementales désignaient les représentants des idées libérales et démocratiques de 1820 à 1840 environ. En 1819, une commission spéciale fut créée pour enquêter sur les « menées des démagogues » dans tous les États allemands.

[3] Citation tirée de la deuxième Adresse du Conseil général au sujet de la guerre franco-prussienne. Marx avait prévu qu’après l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, la France, assoiffée de revanche, chercherait des alliés, en premier lieu auprès de la Russie. Le 1er septembre 1870, Marx écrivait à Sorge : 
Ce que ces imbéciles prussiens ne voient pas, c’est que la guerre actuelle mènera tout aussi inévitablement à une guerre entre l’Allemagne et la Russie, comme la guerre de 1866 a mené à la guerre entre la Prusse et la France. C’est là le meilleur résultat que je puisse en attendre pour l’Allemagne. Le vrai « prussianisme » n’a jamais existé autrement et ne peut exister autrement qu’en alliance avec la Russie et dans une servile dépendance envers la Russie. En outre, cette guerre no 2 fera-t-elle office de sage-femme à l’égard de l’inévitable révolution sociale en Russie ?

[4] Légitimistes, bonapartistes et orléanistes.

[5] La guerre contre l’Autriche fut provoquée par Bismarck, grand chancelier de Prusse, dans l’intention d’écarter un ancien concurrent dans l’œuvre d’unification de l’Allemagne. La victoire sur l’Autriche lui permit d’entreprendre la réalisation de l’unité allemande. Napoléon III garda la neutralité pendant le conflit austro-prussien Bismarck lui ayant promis, à titre de récompense, une portion du territoire des États allemands. Bismarck ne tint pas parole, ce qui contribua à envenimer les rapports entre la France et la Prusse.

[6] qui se relaient au pouvoir, est lui-même dirigé par des gens qui font de la politique une affaire, spéculent sur les sièges aux assemblées législatives [Les partis républicain et démocrate. D’abord le parti démocrate représentait les intérêts des grands propriétaires terriens du Sud ; le parti républicain ceux du Nord industriel. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont les partis du capital financier.