Préface de Léon Trotsky à l’édition de 1936

Cette brochure est formée d’articles écrits à des moments divers des deux dernières années et demie. Pour parler plus précisément : de l’offensive de la coalition fasciste-bonapartiste-royaliste du 6 février 1934 à la grandiose grève de masse de fin mai-début juin 1936. Quelle grandiose amplitude politique ! Les chefs du Front populaire sont, assurément, enclins à attribuer le mérite du déplacement qui s’est produit vers la gauche à la clairvoyance et à la sagesse de leur politique. Mais il n’en est rien. Le cartel tripartite s’est révélé être un facteur de troisième ordre dans la marche de la crise politique. Communistes, socialistes et radicaux n’ont rien prévu ni rien dirigé : Ils ont subi les événements. Le coup, inattendu pour eux, du 6 février 1934 les força, à l’encontre de leurs mots d’ordre et de leurs doctrines de la veille, à chercher leur salut dans l’alliance de l’un avec l’autre. La grève de mi-juin 1936, aussi inattendue, porte à ce rassemblement parlementaire un coup mortel. Ce qui à un coup d’œil superficiel peut sembler être l’apogée du Front populaire est en réalité son agonie.

Comme les différentes parties de cette brochure datent de divers moments, reflétant les diverses étapes de la crise que traverse la France, le lecteur trouvera dans ces pages d’inévitables répétitions. Les supprimer aurait signifié détruire complètement la construction de chacune des parties et, ce qui est beaucoup plus important, enlever à tout le travail sa dynamique, qui reflète la dynamique des événements eux-mêmes. L’auteur a préféré conserver les répétitions. Elles peuvent même ne pas être sans utilité pour le lecteur. Nous vivons à une époque de liquidation générale du marxisme dans les sommets officiels du mouvement ouvrier. Les préjugés les plus vulgaires servent actuellement de doctrine officielle aux chefs politiques et syndicaux de la classe ouvrière française. Au contraire, la voix du réalisme révolutionnaire résonne dans cette acoustique artificielle comme la voix du « sectarisme ». Avec d’autant plus d’insistance faut-il répéter et répéter les vérités fondamentales de la politique marxiste devant l’auditoire des ouvriers avancés.

Dans telles ou telles affirmations particulières de l’auteur, le lecteur trouvera, peut-être, certaines contradictions. Nous ne les avons pas écartées. En fait ces prétendues « contradictions » viennent seulement du fait qu’ont été soulignés divers côtés d’un seul et même phénomène à diverses étapes du processus. Dans l’ensemble, la brochure, nous semble-t-il, a supporté l’épreuve des événements et, peut-être, se trouvera capable de faciliter leur compréhension.

Les journées de grande grève auront, sans aucun doute, le mérite de renouveler l’atmosphère stagnante, putride des organisations ouvrières, en la purifiant des miasmes du réformisme et du patriotisme, des genres « socialiste », « communiste » et « syndicaliste ». Bien entendu cela ne se produira pas d’un seul coup ni de soi-même. Nous allons au-devant d’une opiniâtre lutte idéologique sur la base d’une âpre lutte des classes. Mais la marche à venir de la crise montrera que seul le marxisme permet de se retrouver à temps dans la texture des événements et de prévoir leur développement futur.

Les journées de février 1934 ont marqué la première offensive sérieuse de la contre-révolution unie. Les journées de mi-juin 1936 sont le signe de la première vague puissante de la révolution prolétarienne. Ces deux jalons marquent deux voies possibles : l’italienne et la russe. La démocratie parlementaire, au nom de laquelle agit le gouvernement Blum sera réduite en poudre entre deux puissantes meules. Quels que soient les prochaines étapes, les combinaisons et les regroupements transitoires, les flux et les reflux momentanés, les épisodes tactiques, dès maintenant il n’y a plus à choisir qu’entre le fascisme et la révolution prolétarienne. Tel est le sens du présent travail.

Léon Trotsky
Le 10 juin 1936


L’effondrement de la démocratie bourgeoise

Après la guerre se produisirent plusieurs révolutions qui remportèrent de brillantes victoires : en Russie, en Allemagne, en Autriche-Hongrie et, plus tard, en Espagne. Mais c’est seulement en Russie que le prolétariat a pris complètement le pouvoir, qu’il a exproprié ses exploiteurs et grâce à ces mesures, a su créer et maintenir un État ouvrier. Ailleurs, le prolétariat, malgré sa victoire, s’est arrêté à mi-chemin par la faute de la direction. Le résultat fut que le pouvoir lui échappa et passant de gauche à droite, devint la proie du fascisme. Ailleurs encore, le pouvoir est tombé aux mains de dictatures militaires. Nulle part le Parlement n’a eu la force de concilier les contradictions de classe et d’assurer une évolution pacifique. Partout le conflit s’est résolu les armes à la main.

En France, certes, on s’est longtemps bercé de l’idée que le fascisme n’avait rien à voir avec ce pays. Car la France est une république, où toutes les questions sont tranchées par le peuple souverain au moyen du suffrage universel. Mais, le 6 février, quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs, ont imposé au pays le réactionnaire gouvernement Doumergue, sous la protection duquel les bandes fascistes continuent à grandir et à s’armer. Que nous prépare demain ?

En France, certes, comme dans d’autres pays d’Europe – l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse, les pays scandinaves –, il existe encore un Parlement, des élections, des libertés démocratiques ou tout au moins leurs débris. Mais dans tous ces pays, la lutte des classes s’exacerbe dans le même sens qu’auparavant en Allemagne et en Italie. Celui qui se console avec l’affirmation que « la France n’est pas l’Allemagne » est un imbécile sans espoir. Dans tous les pays agissent aujourd’hui des lois identiques, celles de la décadence du capitalisme. Si les moyens de production demeurent entre les mains d’un petit nombre de capitalistes, il n’existe pas de salut pour la société qui est condamnée à aller de crise en crise, de misère en misère, de mal en pis. Selon les pays, les conséquences de la décrépitude et de la décadence du capitalisme s’expriment sous des formes diverses et se développent à des rythmes inégaux. Mais le fond du processus est partout le même. La bourgeoisie a conduit sa société à la faillite. Elle n’est capable d’assurer au peuple ni le pain ni la paix. C’est précisément pourquoi elle ne peut plus désormais supporter l’ordre démocratique. Elle est contrainte d’écraser les ouvriers par la violence physique. Or il est impossible de venir à bout du mécontentement des ouvriers et des paysans au moyen de la seule police ; il est trop souvent impossible de faire marcher l’armée contre le peuple, car elle commence à se décomposer et cela se termine par le passage d’une grande partie des soldats du côté du peuple. C’est pour ces raisons que le grand capital est contraint de constituer des bandes armées spécialisées, dressées à la lutte contre les ouvriers, comme certaines races de chiens contre le gibier. La signification historique du fascisme est qu’il doit écraser la classe ouvrière, détruire ses organisations, étouffer la liberté politique, et cela précisément au moment où les capitalistes sont incapables de continuer à dominer et à diriger par l’intermédiaire du mécanisme démocratique.

Son matériel humain, le fascisme le recrute surtout au sein de la petite bourgeoisie. Celle-ci est finalement ruinée par le grand capital et il n’existe pas pour elle d’issue dans la structure sociale actuelle : mais elle n’en connaît pas d’autre. Son mécontentement, sa révolte, son désespoir, les fascistes les détournent du grand capital pour les diriger contre les ouvriers : On peut dire du fascisme qu’il est une opération de « luxation » des cerveaux de la petite bourgeoisie dans l’intérêt de ses pires ennemis. Ainsi, le grand capital ruine d’abord les classes moyennes puis, à l’aide de ses mercenaires, les démagogues fascistes, il tourne contre le prolétariat la petite bourgeoisie sombrant dans le désespoir. Ce n’est que par de tels procédés de brigand que le régime bourgeois parvient encore à se maintenir. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il soit renversé par la révolution prolétarienne.

Le commencement du bonapartisme en France

En France, le mouvement de la démocratie au fascisme n’en est encore qu’à la première étape. Le Parlement existe toujours, mais il n’a plus ses pouvoirs d’autrefois et ne les recouvrera jamais. Morte de peur, la majorité des députés, après le 6 février, a appelé au pouvoir Doumergue, le sauveur, l’arbitre. Son gouvernement se tient au-dessus du Parlement : il s’appuie non sur la majorité « démocratiquement » élue, mais directement et immédiatement sur l’appareil bureaucratique, sur la police et sur l’armée. C’est précisément pourquoi Doumergue ne peut souffrir aucune liberté pour les fonctionnaires et pour les serviteurs de l’Etat en général. Il lui faut un appareil bureaucratique docile et discipliné, au sommet duquel il puisse se tenir sans danger. La majorité des députés est contrainte de s’incliner devant Doumergue parce qu’elle a peur des fascistes et du « front commun ». On écrit beaucoup actuellement sur la « réforme » prochaine de la Constitution, sur le droit de dissoudre la Chambre, etc. Ces questions n’ont qu’un intérêt juridique car, politiquement, la question est déjà résolue. La réforme s’est accomplie sans voyage à Versailles. L’apparition sur l’arène des bandes fascistes armées a donné aux agents du grand capital la possibilité de s’élever au-dessus du Parlement. C’est en cela que consiste maintenant l’essence de la Constitution française, tout le reste n’est qu’illusions, phrases ou tromperie consciente.

Le rôle de Doumergue actuellement – ou de ses éventuels successeurs, comme le maréchal Pétain ou Tardieu – ne constitue pas un phénomène nouveau. Dans d’autres conditions, Napoléon 1er et Napoléon III jouèrent un rôle analogue. L’essence du bonapartisme consiste en ce que s’appuyant sur la lutte de deux camps, il « sauve » la « nation » par une dictature bureaucratico-militaire. Napoléon 1er représente le bonapartisme de la jeunesse impétueuse de la société bourgeoise. Le bonapartisme de Napoléon III est celui de l’époque où la calvitie apparaît déjà sur le crâne de la bourgeoisie. En la personne de Doumergue, nous avons le bonapartisme sénile de l’époque du déclin capitaliste. Le gouvernement Doumergue est le premier degré du passage du parlementarisme au bonapartisme. Pour maintenir son équilibre, il lui faut à sa droite les bandes fascistes et autres qui l’ont porté au pouvoir. Réclamer de lui qu’il dissolve – non sur le papier, mais dans la réalité – les Jeunesses patriotes, les Croix de feu, les Camelots du roi et autres, c’est réclamer qu’il coupe la branche sur laquelle il se tient. Des oscillations temporaires d’un côté ou de l’autre restent, bien entendu, possibles. Ainsi une offensive prématurée du fascisme pourrait provoquer dans les sommets gouvernementaux un écart « à gauche » : Doumergue ferait place, pour un temps, non à Tardieu, mais à Herriot. Mais il n’est d’abord pas dit que les fascistes feront une tentative prématurée, et ensuite un écart temporaire à gauche dont les sommets ne modifierait pas la direction générale du développement, et hâterait plutôt le dénouement. Il n’existe aucune voie pour retourner à la démocratie pacifique. Le développement conduit inévitablement, infailliblement, à un conflit entre le prolétariat et le fascisme.

Le bonapartisme sera-t-il de longue durée ?

Combien de temps l’actuel régime bonapartiste de transition peut-il se maintenir ? En d’autres termes, combien de temps reste-t-il au prolétariat pour se préparer au combat décisif ? Il est naturellement impossible de répondre avec précision à cette question. On peut cependant établir quelques données qui permettent d’évaluer la vitesse du développement du processus d’ensemble. L’élément le plus important pour cette estimation est le sort à venir du parti radical.

Le bonapartisme actuel, nous l’avons dit, est apparu dans les conditions du début d’une guerre civile entre les camps politiques extrêmes. Son principal appui matériel, il le trouve dans la police et dans l’armée. Mais il a aussi un appui à gauche : le parti radical-socialiste. La base de masse de ce parti est constituée par la petite bourgeoisie des villes et des campagnes. Les sommets en sont formés par les agents « démocratiques » de la grande bourgeoisie qui, de loin en loin, ont donné au peuple de petites réformes et le plus souvent des phrases démocratiques, l’ont sauvé chaque jour – en paroles – de la réaction et du cléricalisme, mais, dans toutes les questions importantes, ont fait la politique du grand capital. Sous la menace du fascisme, et plus encore du prolétariat, les radicaux-socialistes ont été contraints de passer du camp de la « démocratie » parlementaire dans celui du bonapartisme. Comme le chameau sous le fouet du chamelier le radicalisme s’est mis sur ses quatre genoux, afin de permettre à la réaction capitaliste de s’asseoir entre ses bosses. Sans le soutien politique des radicaux, le gouvernement Doumergue serait actuellement impossible.

Si l’on compare l’évolution politique de la France à celle de l’Allemagne, le gouvernement Doumergue et ses successeurs éventuels correspondent aux gouvernements Brüning, Von Papen, Von Schleicher, qui comblèrent l’intervalle entre la démocratie de Weimar et Hitler. Il y a pourtant une différence qui, politiquement, peut revêtir une énorme importance. Le bonapartisme allemand est entré en scène au moment où les partis démocratiques avaient fondu, alors que les nazis grandissaient avec une force prodigieuse. Les trois gouvernements « bonapartistes » d’Allemagne, du fait de la faiblesse de leurs bases politiques propres, se trouvaient en équilibre sur une corde raide tendue au-dessus de l’abîme qui séparait les deux camps hostiles du prolétariat et du fascisme. Ils tombèrent tous trois très vite. Le camp du prolétariat était alors divisé, non préparé à la lutte, désorienté et trahi par ses chefs. Les nazis purent prendre le pouvoir pratiquement sans combat.

Le fascisme français ne représente pas encore aujourd’hui une force de masse. En revanche, le bonapartisme a un appui, certes pas très sûr ni très stable, mais un appui de masse dans la personne des radicaux. Entre ces deux faits existe un lien interne. Par le caractère social de sa base, le radicalisme est un parti de la petite bourgeoisie. Or le fascisme ne peut devenir une force de masse qu’en conquérant la petite bourgeoisie. En d’autres termes : en France, le fascisme peut se développer avant tout aux dépens des radicaux. Ce processus est déjà en train de se produire, mais il n’en est encore qu’à son début.

Le rôle du parti radical

Les dernières élections cantonales ont donné les résultats qu’on pouvait et devait en attendre : les flancs, c’est-à-dire les réactionnaires et le bloc ouvrier, ont gagné, et le centre, c’est-à-dire les radicaux, a perdu. Mais gains et pertes sont encore infimes. S’il s’était agi d’élections législatives, ces phénomènes auraient pris, à n’en pas douter, une plus grande ampleur. Les déplacements qui se sont marqués n’ont pas pour nous d’importance en eux-mêmes, mais comme symptômes des changements qui se produisent dans la conscience des masses. Ils montrent que le centre petit-bourgeois a déjà commencé à fondre au profit des deux extrêmes. Cela signifie que ce qui subsiste du régime parlementaire va être de plus en plus rongé : les extrêmes vont grandir et les heurts entre eux approchent. Il n’est pas difficile de comprendre que c’est là un processus inévitable.

Le parti radical est le parti à l’aide duquel la grande bourgeoisie entretenait les espoirs de la petite bourgeoisie en une amélioration progressive et pacifique de sa situation. Les radicaux n’ont pu jouer ce rôle qu’aussi longtemps que la situation économique de la petite bourgeoisie restait supportable, qu’elle n’était pas véritablement ruinée, qu’elle gardait espoir en l’avenir. Le programme des radicaux a toujours été, certes, un simple chiffon de papier. Ils n’ont accompli et ne pouvaient accomplir aucune réforme sociale sérieuse en faveur des travailleurs : la grande bourgeoisie qui détient tous les véritables leviers du pouvoir, les banques et la Bourse, la grande presse, les hauts fonctionnaires, la diplomatie, l’État-major, ne le leur eût pas permis. Mais ils obtenaient de temps à autre, en faveur de leur clientèle, surtout en province, quelques petites aumônes et entretenaient par là les illusions des masses populaires. Ainsi en allait-il jusqu’à la dernière crise. Actuellement, il devient clair, même pour le paysan le plus arriéré, qu’il ne s’agit pas d’une crise ordinaire passagère comme il y en eut un certain nombre avant la guerre, mais d’une crise de l’ensemble du système social. Il faut des mesures hardies et décisives. Lesquelles ? Le paysan ne le sait pas. Personne ne le lui a dit comme il eût fallu le lui dire.

Le capitalisme a porté les moyens de production à un niveau tel qu’ils se sont trouvés paralysés par la misère des masses populaires qu’il a ruinées. De ce fait, tout le système est entré dans une période de décadence, de décomposition, de pourriture. Non seulement le capitalisme ne peut pas donner aux travailleurs de nouvelles réformes sociales, ni même de simples petites aumônes, mais encore il est contraint de reprendre même les anciennes. Toute l’Europe est entrée aujourd’hui dans l’ère de « contre-réformes » économiques et politiques. La politique de spoliation d’étouffement des masses n’est pas le fruit des caprices de la réaction mais résulte de la décomposition du système capitaliste. C’est là le fait fondamental et tout ouvrier doit le comprendre s’il ne veut pas être dupé par des phrases creuses. C’est précisément pourquoi les partis démocratiques se décomposent et perdent l’un après l’autre leurs forces, dans l’Europe entière. Le même sort attend les radicaux français. Seuls des gens sans cervelle peuvent penser que la capitulation de Daladier ou la servilité d’Herriot devant la pire réaction résultent de causes fortuites ou temporaires ou du manque de caractère de ces deux lamentables chefs. Non ! Les grands phénomènes politiques ont toujours de profondes racines sociales La décadence des partis démocratiques est un phénomène universel dont les causes sont dans la décadence du capitalisme lui-même. La grande bourgeoisie dit aux radicaux : « Maintenant, ce n’est plus le moment plaisanter ! Si vous ne cessez pas de faire des coquetteries aux socialistes et de flirter avec le peuple en lui promettant monts et merveilles, alors j’appelle les fascistes. Comprenez bien que le 6 février ne fut qu’un premier avertissement ! » Après quoi, le chameau radical se met sur ses quatre genoux : il ne lui reste rien d’autre à faire.

Mais le radicalisme ne se sauvera pas sur cette voie. Liant son sort aux yeux de tout le peuple, à celui de la réaction, il abrège inévitablement sa carrière. La perte de voix et de mandats qu’il a subie aux cantonal n’est qu’un commencement. Le processus d’effondrement du parti radical s’accélérera de plus en plus. Toute la question est de savoir en faveur de qui, de la révolution prolétarienne ou du fascisme, se fera cet effondrement inévitable.

Qui présentera le premier, le plus largement, le plus hardiment, aux classes moyennes, le programme le plus convaincant et – c’est là le plus important – saura conquérir leur confiance en leur montrant en paroles et en faits qu’il est capable de briser tous les obstacles sur la voie d’un avenir meilleur le socialisme révolutionnaire ou la réaction fasciste ? De cette question dépend le sort de la France, pour de nombreuses années. Non seulement de la France, mais de toute l’Europe. Non seulement de l’Europe mais du monde entier.

Les « classes moyennes », le parti radical et le fascisme

Depuis la victoire des nazis en Allemagne, on fait dans les partis et les groupes de « gauche » beaucoup de discours sur la nécessité d’être proches des « classes moyennes » afin de barrer la route au fascisme. La fraction Renaudel et Cie s’est séparée du parti socialiste avec cet objectif particulier de se rapprocher des radicaux.

Il ne faut pas en conclure que la classe ouvrière doive tourner le dos à la petite bourgeoisie et la laisser à son malheur. Non, se rapprocher des paysans et des petites gens des villes, les attirer de notre côté, c’est la condition nécessaire du succès de la lutte contre le fascisme, pour ne pas parler de la conquête du pouvoir. Il faut seulement poser correctement le problème. Mais, pour cela, il faut comprendre clairement la nature des « classes moyennes ». Rien n’est plus dangereux en politique, surtout dans une période critique, que de répéter des formules générales sans examiner le contenu social qu’elles recouvrent.

La société contemporaine se compose de trois classes : la grande bourgeoisie, le prolétariat et les classes moyennes, ou petite bourgeoisie. Les relations entre ces trois classes déterminent en fin de compte la situation politique. Les classes fondamentales sont la grande bourgeoisie et le prolétariat. Seules ces deux classes peuvent avoir une politique indépendante, claire et conséquente. La petite bourgeoisie est caractérisée par sa dépendance économique et son hétérogénéité sociale. Sa couche supérieure touche directement la grande bourgeoisie. Sa couche inférieure se fond avec le prolétariat et tombe même dans le lumpenprolétariat. Conformément à sa situation économique, la petite bourgeoisie ne peut avoir de politique indépendante. Elle oscille constamment entre les capitalistes et les ouvriers. Sa propre couche supérieure la pousse à droite ; ses couches inférieures, opprimées et exploitées sont capables, dans certaines conditions, de tourner brusquement à gauche. Ce sont ces relations contradictoires entre les différentes couches des classes moyennes qui ont toujours déterminé la politique confuse et inconsistante des radicaux, leurs hésitations entre le Cartel et les socialistes, pour calmer la base, et le Bloc national avec la réaction capitaliste, pour sauver la bourgeoisie. La décomposition définitive du radicalisme commence au moment où la grande bourgeoisie, qui est elle-même dans l’impasse, ne lui permet plus d’osciller la petite bourgeoisie, incarnée par les masses ruinées des villes et des campagnes, commence à perdre patience. Elle prend une attitude de plus en plus hostile à sa propre couche supérieure : elle se convainc en fait de l’inconsistance et de la perfidie de sa direction politique. Le paysan pauvre, l’artisan, le petit commerçant se convainquent qu’un abîme les sépare de tous ces maires, ces avocats, ces arrivistes politiques du genre Herriot, Daladier, Chautemps, qui, par leur mode de vie et leurs conceptions, sont de grands bourgeois. C’est précisément cette désillusion de la petite bourgeoisie, son impatience et son désespoir que le fascisme exploite. Ses agitateurs stigmatisent et maudissent la démocratie parlementaire qui épaule les carriéristes et les staviskrates, mais ne donne rien aux petits travailleurs. Ces démagogues brandissent le poing contre les banquiers, les gros commerçants, les capitalistes. Ces paroles et ces gestes répondent pleinement aux sentiments des petits propriétaires qui se sentent dans l’impasse. Les fascistes montrent de l’audace, descendent dans la rue, s’attaquent à la police, tentent de chasser le Parlement par la force. Cela en impose au petit bourgeois qui sombrait dans le désespoir. Il se dit : « Les radicaux, parmi lesquels il y a trop de coquins, se sont vendus définitivement aux banquiers ; les socialistes promettent depuis longtemps d’anéantir l’exploitation, mais ils ne passent jamais des paroles aux actes ; les communistes, on n’y peut rien comprendre ; aujourd’hui c’est une chose, demain c’en est une autre ; il faut voir si les fascistes ne peuvent pas apporter le salut. »

Le passage des classes moyennes dans le camp du fascisme est-il inévitable ?

Renaudel, Frossard et leurs semblables s’imaginent que la petite bourgeoisie est avant tout attachée à la démocratie, et que c’est précisément pourquoi il faut s’allier aux radicaux ! Quelle monstrueuse aberration ! La démocratie n’est qu’une forme politique. La petite bourgeoisie ne se soucie pas de la coquille, mais du fruit. Que la démocratie se révèle impuissante, et au diable la démocratie ! Ainsi raisonne ou réagit chaque petit bourgeois. C’est dans la révolte grandissante des couches inférieures de la petite bourgeoisie contre ses couches supérieures, « instruites », municipales, cantonales, parlementaires, que se trouve la source politique et socialiste principale du fascisme. Il faut y ajouter la haine de la jeunesse intellectuelle, écrasée par la crise, pour les avocats, les professeurs, les députés et les ministres parvenus : les intellectuels petit-bourgeois inférieurs se rebellent eux aussi contre leurs supérieurs. Cela signifie-t-il que le passage de la petite bourgeoisie sur la voie du fascisme soit inéluctable ? Non, une telle conclusion relèverait d’un honteux fatalisme. Ce qui est réellement inéluctable, c’est la fin du radicalisme et de tous les groupements politiques qui lient leur sort au sien. Dans les conditions de la décadence capitaliste, il ne reste plus de place pour un parti de réformes démocratiques et de progrès « pacifique ». Quelle que soit la voie par laquelle doive passer le développement à venir de la France, le radicalisme disparaîtra de toute façon de la scène, rejeté et honni par la petite bourgeoisie qu’il a définitivement trahie. Que notre prédiction réponde à la réalité, tout ouvrier conscient s’en convaincra dès maintenant sur la base des faits et de l’expérience quotidienne. De nouvelles élections apporteront aux radicaux de nouvelles défaites. Les unes après les autres, des couches vont se séparer d’eux, les masses populaires en bas, les groupes de carriéristes effrayés en haut. Des départs, des scissions, des trahisons vont se succéder sans interruption. Aucune manœuvre et aucun bloc ne pourront sauver le parti radical. Il entraînera avec lui dans l’abîme le « parti » de Renaudel, Déat et Cie. La fin du parti radical est le résultat inévitable du fait que la société bourgeoise ne peut plus résoudre ses difficultés par les méthodes prétendues démocratiques. La scission entre la base de la petite bourgeoisie et ses sommets est inévitable.

Mais cela ne signifie pas du tout que les masses qui suivent le radicalisme doivent inévitablement reporter leurs espoirs sur le fascisme. Certes, la partie la plus démoralisée, la plus déclassée et la plus avide de la jeunesse des classes moyennes a déjà fixe son choix dans cette direction. C’est dans ce réservoir que puisent surtout les bandes fascistes. Mais les lourdes masses petite-bourgeoises des villes et des campagnes n’ont pas encore choisi. Elles hésitent devant une grave décision. C’est précisément parce qu’elles hésitent qu’elles continuent encore, mais déjà sans avoir confiance, à voter pour les radicaux. Ces hésitations, cette irrésolution ne dureront pourtant pas des années, mais seulement des mois. Le développement politique va prendre, dans la période qui vient, un rythme fébrile. La petite bourgeoisie ne repoussera la démagogie du fascisme que si elle a foi dans une autre voie. L’autre voie, c’est la révolution prolétarienne.

Est-il vrai que la petite bourgeoisie craigne la révolution ?

Les routiniers du Parlement, qui croient bien connaître le peuple, aiment à répéter : « il ne faut pas effrayer les classes moyennes avec la révolution, car elles n’aiment pas les extrêmes ». Sous cette forme générale, cette affirmation est absolument fausse. Naturellement, le petit propriétaire tient à l’ordre tant que ses affaires vont bien et aussi longtemps qu’il espère qu’elles iront encore mieux le lendemain. Mais quand cet espoir est perdu, Il se met facilement en rage, prêt à se livrer aux moyens les plus extrêmes. Sinon, comment aurait-on pu renverser l’État démocratique et amener le fascisme au pouvoir en Italie et en Allemagne ? Les petites gens désespérées voient avant tout dans le fascisme une force qui combat contre le grand capital et croient qu’à la différence des partis ouvriers qui travaillent seulement de la langue, le fascisme, lui, se servira de ses poings pour établir plus de « justice ». Le paysan et l’artisan sont à leur manière des réalistes : ils comprennent qu’on ne pourra pas se passer des poings. Il est faux, trois fois faux, d’affirmer que la petite bourgeoisie actuelle ne se tourne pas vers les partis ouvriers parce qu’elle craint les « mesures extrêmes ». Bien au contraire. La couche inférieure de la petite bourgeoisie, ses grandes masses ne croient pas à la force des partis ouvriers, ne les croient pas capables de lutter, ni prêts cette fois à mener la bataille jusqu’au bout. S’il en est ainsi, vaut-il la peine de remplacer le radicalisme par ses confrères parlementaires de gauche ? Voilà comment raisonne ou réagit le propriétaire à demi exproprié, ruiné et révolté. Faute de comprendre cette psychologie des paysans, des artisans, des employés, des petits fonctionnaires – psychologie qui découle de la crise sociale –, il est impossible d’élaborer une politique juste.

La petite bourgeoisie est économiquement dépendante et politiquement morcelée. C’est pourquoi elle ne peut avoir une politique propre. Elle a besoin d’un « chef » qui lui inspire confiance. Ce chef, individuel ou collectif, individu ou parti, peut lui être donné par l’une ou l’autre des deux classes fondamentales, soit par la grande bourgeoisie, soit par le prolétariat. Le fascisme unit et arme les masses disséminées ; d’une « poussière humaine » – selon notre expression – il fait des détachements de combat. Il donne ainsi à la petite bourgeoisie l’illusion d’être une force indépendante. Elle commence à s’imaginer qu’elle commandera réellement à l’État. Rien d’étonnant à ce que ces espoirs et ces illusions lui montent à la tête.

Mais la petite bourgeoisie peut aussi trouver son chef dans la personne du prolétariat. Elle l’a trouvé en Russie, partiellement en Espagne. Elle y tendit en Italie, en Allemagne et en Autriche. Malheureusement les partis du prolétariat ne s’y montrèrent pas à la hauteur de leur tâche historique. Pour gagner la petite bourgeoisie, le prolétariat doit conquérir sa confiance. Il faut pour cela qu’il ait lui-même confiance en sa propre force. Il lui faut un programme d’action clair et une détermination à lutter pour le pouvoir par tous les moyens. Soudé par son parti révolutionnaire, pour une lutte décisive et impitoyable, le prolétariat dit aux paysans et aux petites gens des villes : « Je lutte pour le pouvoir. Voici mon programme : je suis prêt à m’entendre avec vous pour en modifier tel ou tel point. Je n’emploierai la force que contre le grand capital et ses laquais ; avec vous, travailleurs, je veux conclure une alliance sur la base d’un programme donné. » Un tel langage, le paysan le comprendra. Il suffit qu’il ait confiance dans la capacité du prolétariat de s’emparer du pouvoir. Mais il faut pour cela épurer le Front unique de toute équivoque, de toute indécision, de toutes les phrases creuses : il faut comprendre la situation et se mettre sérieusement sur la voie de la lutte révolutionnaire.

Une alliance avec les radicaux serait une alliance contre les classes moyennes

Renaudel, Frossard et leurs semblables s’imaginent sérieusement qu’une alliance avec les radicaux est une alliance avec les classes moyennes et, par conséquent, une barrière contre le fascisme. Ces gens ne voient que les ombres parlementaires. Ils ignorent l’évolution réelle des masses et se tournent vers le parti radical qui se survit, alors que celui-ci leur a entre-temps tourné le dos. Ils pensent qu’à une époque de grande crise sociale une alliance des classes mises en mouvement peut être remplacée par un bloc avec une clique parlementaire compromise et vouée à sa perte. Une véritable alliance du prolétariat et des classes moyennes n’est pas une question de statique parlementaire, mais de dynamique révolutionnaire. Cette alliance, il faut la créer, la forger dans la lutte.

Le fond de la situation politique actuelle réside dans le fait que la petite bourgeoisie désespérée commence à se débarrasser du joug de la discipline parlementaire et de la tutelle de la clique « radicale » conservatrice, qui a toujours trompé le peuple et l’a maintenant définitivement trahi. Se lier aux radicaux dans une telle situation signifie se vouer au mépris des masses et pousser la petite bourgeoisie dans les bras du fascisme en qui elle verra son unique sauveur.

Le parti ouvrier ne doit pas s’occuper d’une tentative sans espoir pour sauver le parti des faillis ; il doit au contraire accélérer de toutes ses forces le processus par lequel les masses s’affranchissent de l’emprise radicale. Plus il mettra dans ce travail de zèle et de hardiesse, plus vite il préparera la véritable alliance de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. Il faut prendre les classes dans leur mouvement, se régler sur leur tête et non sur leur queue. Malheur à qui reste sur place !

Quand Frossard dénie au parti socialiste le droit de démasquer, d’affaiblir, de décomposer le parti radical, il agit en radical conservateur, non en socialiste. Seul a le droit d’exister historiquement le parti qui croit en son programme et s’efforce de rassembler sous son drapeau le peuple entier. Sinon, il ne peut être un parti historique, mais une simple coterie parlementaire, une clique de carriéristes. C’est non seulement le droit, mais le devoir élémentaire du prolétariat que d’affranchir les masses travailleuses de la funeste influence de la bourgeoisie. Cette tâche historique revêt actuellement une particulière importance, car les radicaux s’efforcent plus que jamais de couvrir le travail de la réaction, endorment et trompent le peuple, et préparent ainsi la victoire du fascisme. Les radicaux de gauche ? Mais ils capitulent aussi fatalement devant Herriot qu’Herriot devant Tardieu.

Frossard veut espérer que l’alliance des socialistes avec les radicaux aboutira à un gouvernement « de gauche », qui dissoudra les organisations fascistes et sauvera la République. Il est difficile d’imaginer amalgame plus monstrueux d’illusions démocratiques et de cynisme policier. Quand nous disons qu’il faut une milice du peuple, Frossard et ses semblables objectent : « Contre le fascisme, il faut lutter non avec des moyens physiques, mais sur le plan idéologique. » Quand nous disons : seule une mobilisation révolutionnaire hardie des masses, qui n’est possible que par une lutte contre le radicalisme, est capable de miner le terrain sous les pieds du fascisme, les mêmes nous répliquent : « Non, seule peut nous sauver la police du gouvernement Daladier-Frossard. »

Pitoyable bredouillement ! Les radicaux ont détenu le pouvoir et, s’ils ont consenti à le céder à Doumergue, ce n’est pas parce qu’il leur manquait l’aide de Frossard, mais parce qu’ils craignaient le fascisme, parce qu’ils craignaient la grande bourgeoisie qui les menaçait de rasoirs royalistes, parce qu’ils craignaient plus encore le prolétariat qui commençait à se dresser contre le fascisme. Pour comble de scandale, c’est Frossard lui-même qui, effrayé de l’effroi des radicaux, conseilla à Daladier de capituler ! Si l’on admet un instant – hypothèse manifestement invraisemblable – que les radicaux aient consenti à rompre l’alliance avec Doumergue pour s’allier avec Frossard, les bandes fascistes, en collaboration directe cette fois avec la police, seraient descendues trois fois plus nombreuses dans la rue, et les radicaux, avec Frossard, se seraient fourrés sous les tables ou dans les réduits les plus secrets de leurs ministères.

Faisons pourtant une autre hypothèse, non moins fantastique : imaginons que la police de Daladier-Frossard « désarme » les fascistes. La question est-elle résolue ? Qui désarmera la même police qui, de la main droite rendrait aux fascistes ce qu’elle leur aurait pris de la gauche ? La comédie du désarmement par la police n’aurait fait qu’accroître l’autorité des fascistes qui auraient fait figure de véritables combattants contre l’État capitaliste. On ne peut porter de coups réels aux bandes fascistes que dans la mesure où elles sont, en même temps, politiquement isolées. Un éventuel gouvernement Daladier-Frossard ne donnerait rien, ni aux ouvriers, ni aux masses petite-bourgeoises, car il ne pourrait attenter aux fondements de la propriété privée. Et sans expropriation des banques, des grandes entreprises commerciales, des industries clés, des transports, sans monopole du commerce extérieur et sans une série d’autres mesures profondes, il n’est nullement possible de venir en aide au paysan, à l’artisan, au petit commerçant. Par sa passivité, son impuissance, ses mensonges, le gouvernement Daladier-Frossard provoquerait une tempête de révolte dans la petite bourgeoisie et la pousserait définitivement dans la voie du fascisme si... si ce gouvernement était possible.

Il faut pourtant reconnaître que Frossard n’est pas seul. Le même 24 octobre où le modéré Zyromski intervenait dans le Populaire contre la tentative de Frossard de faire revivre le Cartel, Cachin intervenait dans l’Humanité pour défendre l’idée d’un bloc avec les radicaux-socialistes ! Lui, Cachin, saluait avec enthousiasme le fait que les radicaux s’étaient prononcés pour le « désarmement » des fascistes. Certes, les radicaux se sont prononcés pour le désarmement de tous, organisations ouvrières comprises. Certes, dans les mains de l’État bonapartiste, une telle mesure serait surtout dirigée contre les ouvriers. Certes, les fascistes « désarmés » recevraient le lendemain, et non sans l’aide de la police, deux fois plus d’armes. Mais à quoi bon se faire du souci par de sombres réflexions ? Tout homme a besoin d’espoir. Et voilà Cachin qui s’en va sur les traces de Wels et d’Otto Bauer, lesquels attendirent, eux aussi, en leur temps, le salut d’un désarmement effectué par les polices de Brüning et de Dollfuss. Opérant un tournant à 180 degrés, Cachin identifie les radicaux aux classes moyennes. Les paysans opprimés ? Il ne les voit qu’à travers le prisme du radicalisme. L’alliance avec les petits propriétaires travailleurs ? Il ne se la représente que sous la forme d’un bloc avec les affairistes parlementaires qui commencent enfin à perdre la confiance des petits propriétaires. Au lieu de nourrir et d’attiser la révolte naissante du paysan et de l’artisan contre les exploiteurs « démocratiques » et de la diriger sur la voie d’une alliance avec le prolétariat, Cachin s’apprête à soutenir les banqueroutiers radicaux de l’autorité du « front commun » et à pousser ainsi dans la voie du fascisme la révolte des couches inférieures de la petite bourgeoisie.

En matière de politique révolutionnaire, la nonchalance théorique se paie toujours cruellement. L’« antifascisme » comme le « fascisme » ne sont pas pour les staliniens des conceptions concrètes, mais seulement des sacs vides dans lesquels ils fourrent tout ce qui leur tombe sous la main. Doumergue, pour eux, est un fasciste, comme l’était auparavant Daladier. En fait, Doumergue exploite pour les capitalistes l’aile fascisante de la petite bourgeoisie radicale. Les deux systèmes se combinent actuellement dans le régime bonapartiste. Doumergue est aussi, à sa manière, un « antifasciste », car il préfère une dictature « paisible », militaire et policière, du grand capital à une guerre civile à l’issue toujours incertaine. Par frayeur devant le fascisme et plus encore devant le prolétariat, l’« antifasciste » Daladier s’est allié à Doumergue. Mais le régime de Doumergue ne se conçoit pas sans l’existence des bandes fascistes. L’analyse marxiste élémentaire démontre ainsi la complète inconsistance de l’idée de l’alliance avec les radicaux contre le fascisme ! Les radicaux eux-mêmes prennent soin de souligner combien fantastiques et réactionnaires sont les chimères politiques de Frossard et de Cachin.

L’armement du prolétariat

On ne peut concevoir une grève sans propagande et sans agitation. On ne peut non plus la concevoir sans piquets de grève qui, quand ils le peuvent, agissent par la persuasion mais, quand ils y sont contraints, recourent à la force physique. La grève est en effet la forme la plus élémentaire de la lutte de classes, qui combine toujours, selon des proportions diverses, les procédés « idéologiques » et les procédés physiques. La lutte contre le fascisme est, dans son essence, une lutte politique, qui a pourtant besoin de milice comme la grève a besoin de piquets. Au fond, le piquet est l’embryon de la milice ouvrière. Celui qui pense qu’il faut renoncer à la lutte physique doit renoncer tout simplement à la lutte, car l’esprit ne vit pas sans la chair.

Suivant la magnifique expression du théoricien militaire Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Cette définition convient également pleinement à la guerre civile. La lutte physique n’est qu’un « autre moyen » de la lutte politique. Il est impossible de les opposer l’une à l’autre, car il est impossible d’arrêter à volonté la lutte politique lorsque, sous le poids des nécessités internes, elle se transforme en lutte physique. Le devoir d’un parti révolutionnaire est de prévoir l’inéluctabilité de la transformation de la lutte politique en conflit armé déclaré et de se préparer de toutes ses forces pour ce moment, comme s’y préparent les classes dominantes.

Les détachements de la milice pour la défense contre le fascisme sont les premiers pas sur la voie de l’armement du prolétariat, et non le dernier. Notre mot d’ordre est : Armement du prolétariat et des paysans révolutionnaires ! La milice du peuple doit, en fin de compte, embrasser tous les leurs. On ne pourra remplir complètement ce programme que dans le cadre de l’État ouvrier, entre les mains de qui passeront tous les moyens de production, et par conséquent aussi tous les moyens de destruction, tous les armements et les usines qui les produisent.

Il est pourtant impossible de parvenir à l’État ouvrier les mains vides. D’une voie pacifique, constitutionnelle vers le socialisme, ne peuvent parler aujourd’hui que des invalides politiques dans le genre de Renaudel. La voie constitutionnelle est coupée par les tranchées qu’occupent les bandes fascistes. Elles sont nombreuses devant nous. La bourgeoisie ne reculera pas devant une douzaine de coups d’état, avec l’aide de la police et de l’armée, pour empêcher le prolétariat de s’emparer du pouvoir. Un État ouvrier socialiste ne peut être créé autrement que par une révolution victorieuse. Toute révolution est préparée par la marche du développement économique et politique, mais se décide toujours en fin de compte par des conflits armés et déclarés entre les classes hostiles. Une victoire révolutionnaire n’est possible qu’à la suite d’une longue agitation politique, d’un long travail d’éducation, d’une organisation des masses. Mais le conflit armé lui-même doit également être préparé longtemps à l’avance. Les ouvriers doivent savoir qu’il leur faudra se battre dans une lutte à mort. Ils doivent vouloir des armes, comme gage de leur affranchissement. Dans une époque aussi critique que l’époque actuelle le parti de la révolution doit prêcher inlassablement aux ouvriers la nécessité de s’armer, et il doit tout faire pour assurer l’armement d’au moins l’avant garde prolétarienne. Sans cette condition, il n’est pas de victoire possible.

« Mais où donc prendrez-vous des armes pour tout le prolétariat ? » objectent de nouveau les sceptiques qui prennent leur propre inconsistance pour une impossibilité objective. Ils oublient que la même question s’est posée, tout au long de l’histoire, à toutes les révolutions. Et pourtant, les révolutions victorieuses jalonnent d’importantes étapes dans le développement de l’humanité.

Le prolétariat produit les armes, les transporte, construit dépôts et casernes où elles sont entreposées, les défend contre lui-même, sert dans l’armée et produit tout son équipement. Ce ne sont ni des serrures ni des murs qui séparent les armes du prolétariat, mais l’habitude de la soumission, l’hypnose de la domination de classe, le poison du nationalisme. Il suffit de détruire ces murs psychologiques et aucun mur de pierre ne résistera. Il suffit que le prolétariat veuille des armes, et il les trouvera. La tâche du parti révolutionnaire est d’éveiller en lui cette volonté et de faciliter sa réalisation.

Mais voilà que Frossard et des centaines de parlementaires, de journalistes et de fonctionnaires syndicaux apeurés lancent leur dernier argument, le plus pesant : « Des gens sérieux peuvent ils de façon générale placer leurs espoirs dans les succès de la lutte physique, après les tragiques expériences récentes d’Autriche et d’Espagne ? Songez à la technique actuelle : des tanks ! des gaz ! des avions ! » Cet argument démontre seulement que des « gens sérieux » non seulement ne veulent rien apprendre, mais que la peur leur fait oublier jusqu’au peu qu’ils ont autrefois appris. L’histoire de ces vingt dernières années démontre très clairement que les problèmes fondamentaux, dans les relations entre les classes, se résolvent par la force. Les pacifiques ont longtemps espéré que les progrès de la technique militaire rendraient la guerre impossible. Les philistins, depuis des dizaines d’années, ont répété que les progrès de la technique militaire rendraient la révolution impossible. Pourtant, les guerres et les révolutions vont leur train. Jamais il n’y a eu autant de révolutions, y compris victorieuses, que depuis la dernière guerre où précisément est apparue la puissance de la technique militaire.

En fait de nouveautés, Frossard et Cie présentent de vieux clichés : simplement, au lieu des fusils à répétition et des mitrailleuses, ils évoquent les tanks et les bombardiers. Nous répondons que derrière chaque machine il y a des hommes et que ces hommes ne sont pas seulement des instruments techniques, mais qu’ils ont aussi des liens sociaux et politiques. Quand le développement historique pose devant la société, comme une question de vie ou de mort, une tâche révolutionnaire inéluctable, quand il existe une classe progressive, à la victoire de laquelle est lié le salut de la société, la marche même de la lutte politique lui ouvre les possibilités les plus diverses : tantôt paralyser la force militaire de l’ennemi, tantôt s’en emparer, au moins partiellement. Pour la conscience d’un philistin, ce sont toujours des succès fortuits, dus au hasard, et qui ne se répéteront plus jamais. En fait, au cours de combinaisons les plus inattendues, mais au fond parfaitement naturelles, des possibilités de toute sorte s’ouvrent dans toute grande révolution véritablement populaire. La victoire, malgré tout, ne vient pas toute seule. Pour pouvoir utiliser des possibilités favorables, il faut une volonté révolutionnaire, une ferme résolution de vaincre, une direction hardie et perspicace.

L’Humanité admet en paroles le mot d’ordre de l’« armement du prolétariat », mais seulement pour y renoncer en fait. Actuellement, dans la période présente, selon ce journal, il est inadmissible de lancer un mot d’ordre qui n’est opportun qu’« en pleine crise révolutionnaire ». Il est dangereux de charger son fusil, dit le chasseur trop « prudent », tant que le gibier ne s’est pas montré. Mais quand le gibier se montre, il est un peu tard pour charger le fusil. Les stratèges de l’Humanité pensent-ils qu’« en pleine crise révolutionnaire » ils pourront sans préparation mobiliser et armer le prolétariat ? Pour se procurer beaucoup d’armes, il en faut au moins une certaine quantité. Il faut des cadres militaires. Il faut le désir invincible des masses de s’emparer d’armes. Il faut un travail préparatoire ininterrompu, non seulement dans les salles de gymnastique, mais en liaison indissoluble avec la lutte quotidienne des masses. Cela veut dire : il faut immédiatement construire la milice et en même temps mener une propagande en faveur de l’armement général des ouvriers et des paysans révolutionnaires.

Mais les défaites d’Autriche et d’Espagne…

L’impuissance du parlementarisme dans les conditions de la crise de tout le système social du capitalisme est si évidente que les démocrates vulgaires, à l’intérieur du camp ouvrier, Renaudel, Frossard et leurs émules ne trouvent pas un seul argument pour défendre leurs préjugés pétrifiés. Ils brandissent donc d’autant plus volontiers tous les échecs et toutes les défaites subis sur la voie révolutionnaire. Leur démarche de pensée est la suivante : si le parlementarisme pur n’ouvre pas d’issue, il ne sort rien non plus de meilleur de la lutte armée. Les défaites des insurrections prolétariennes d’Autriche et d’Espagne sont bien entendu devenues maintenant pour eux des arguments de choix. En fait, l’inconsistance théorique et politique de ces démocrates vulgaires apparaît encore plus clairement dans leur critique de la méthode révolutionnaire que dans leur défense des méthodes de la démocratie bourgeoise en train de pourrir.

Personne n’a dit que la méthode révolutionnaire assurait automatiquement la victoire. Ce qui décide, ce n’est pas la méthode en soi, mais sa juste application, l’orientation marxiste dans les événements, une puissante organisation, la confiance des masses conquises par une longue expérience, une direction perspicace et hardie. L’issue de tout combat dépend du moment et des conditions du conflit, du rapport de forces. Le marxisme est bien loin de penser que le conflit armé soit la seule méthode révolutionnaire, une sorte de panacée valable dans n’importe quelles conditions. Le marxisme en général ne connaît pas de fétiches, qu’ils soient parlement ou insurrection. Tout vient en son temps et à sa place. Mais ce que l’on peut affirmer pour commencer c’est que le prolétariat socialiste n’a nulle part ni jamais encore conquis le pouvoir par la voie parlementaire, et ne s’en est même jamais approché par cette méthode. Les gouvernements des Scheidemann, Hermann Müller, MacDonald n’avaient rien de commun avec le socialisme. La bourgeoisie n’a laissé venir au pouvoir les social-démocrates et les travaillistes qu’à la condition qu’ils défendent le capitalisme contre ses ennemis. Et ils ont scrupuleusement rempli cette condition. Le socialisme purement parlementaire, antirévolutionnaire, n’a nulle part ni jamais abouti a un gouvernement socialiste ; en revanche, il a réussi à former de méprisables renégats qui exploitèrent le parti ouvrier pour faire une carrière ministérielle : les Millerand, Briand, Viviani, Laval, Paul-Boncout, Marquet.

L’expérience historique montre, d’autre part, que la méthode révolutionnaire peut mener à la conquête du pouvoir par le prolétariat : en Russie en 1917, en Allemagne et en Autriche en 1918, en Espagne en 1930. En Russie, il y avait un puissant parti bolchevique qui prépara la révolution pendant de longues années et sut s’emparer solidement du pouvoir. Les partis réformistes d’Allemagne, d’Autriche et d’Espagne ne préparèrent ni ne dirigèrent la révolution : ils la subirent. Effrayés par le pouvoir qui était tombé entre leurs mains contre leur gré, ils le passèrent bénévolement à la bourgeoisie. Ainsi ils minèrent la confiance du prolétariat en lui même, et plus encore la confiance de la petite bourgeoisie dans le prolétariat. Ils préparèrent les conditions de la croissance de la réaction fasciste dont ils tombèrent finalement victimes.

La guerre civile, avons-nous dit après Clausewitz, est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens. Cela signifie que le résultat de la guerre civile ne dépend que pour un quart, pour ne pas dire un dixième, de la marche de la guerre civile elle-même, de ses moyens techniques, de la direction purement militaire, et pour les trois quarts, sinon pour les neuf dixièmes, de sa préparation politique. En quoi consiste cette préparation ? Dans la cohésion révolutionnaire des masses, dans leur affranchissement des serviles espoirs en la clémence, la générosité, la loyauté des esclavagistes « démocratiques », dans l’éducation de cadres révolutionnaires sachant braver l’opinion publique officielle et capables de montrer à l’égard de la bourgeoisie ne fût-ce que le dixième de l’implacabilité que la bourgeoisie montre à l’égard des travailleurs. Sans cette trempe, la guerre civile, lorsque les conditions l’imposeront – et elles finissent toujours par l’imposer –, se déroulera dans les conditions les plus défavorables pour le prolétariat, dépendra de beaucoup de hasards et, même en cas de victoire militaire, le pouvoir risquera d’échapper des mains du prolétariat. Qui ne voit pas que la lutte des classes conduit inéluctablement à un conflit armé est un aveugle. Mais n’est pas moins aveugle celui qui, derrière le conflit armé et son issue, ne voit pas toute la politique antérieure des classes en lutte.

En Autriche, ce n’est pas la méthode de l’insurrection qui a été défaite, mais l’austro-marxisme ; en Espagne, le réformisme parlementaire sans principes. En 1918, la social-démocratie autrichienne transmit à la bourgeoisie, derrière le dos du prolétariat, le pouvoir qu’il avait conquis. En 1927, non seulement elle se détourna lâchement de l’insurrection prolétarienne qui avait toutes les chances de vaincre, mais elle dirigea le Schutzbund ouvrier contre les masses insurgées. Par là elle prépara la victoire de Dollfuss. Bauer et Cie disaient : « Nous voulons une évolution paisible ; mais si l’ennemi perd la tête et nous attaque, alors... » Cette formule semble très « sage » et très « réaliste ». C’est sur ce modèle austro-marxiste que Marceau Pivert construit également ses raisonnements : « Si... alors... ». Cette formule constitue en fait un piège pour les ouvriers : elle les tranquillise, les endort, les trompe. « Si » signifie que les formes de la lutte dépendent de la bonne volonté de la bourgeoisie et non du caractère absolument inconciliable des intérêts de classes. « Si » signifie : si nous sommes paisibles, prudents, conciliants, la bourgeoisie sera loyale, et tout se passera paisiblement. Courant après le fantôme « si », Otto Bauer et les autres chefs de la social-démocratie autrichienne reculèrent passivement devant la réaction, lui cédèrent une position après l’autre, démoralisèrent les masses, reculèrent de nouveau, jusqu’au moment où ils se trouvèrent définitivement acculés dans l’impasse ; là, dans l’ultime redoute, ils acceptèrent la bataille et... la perdirent.

En Espagne, les événements passèrent par une autre voie, mais les causes de la défaite sont au fond les mêmes. Le parti socialiste, comme les socialistes-révolutionnaires, et les mencheviks russes, partagea le pouvoir avec la bourgeoisie républicaine pour empêcher les ouvriers de mener la révolution jusqu’au bout. Durant deux années, les socialistes au pouvoir aidèrent la bourgeoisie à se débarrasser des masses par des miettes de réformes agraires, sociales et nationales. Contre les couches les plus révolutionnaires du peuple, les socialistes employèrent la répression. Le résultat fut double. L’anarcho-syndicalisme, qui, avec une juste politique du parti ouvrier, aurait fondu comme cire dans le feu de la révolution, se renforça en fait et souda autour de lui les couches combatives du prolétariat. A l’autre pôle, la démagogie social-catholique exploitait habilement le mécontentement des masses contre le gouvernement bourgeois-socialiste. Quand le parti socialiste fut suffisamment compromis, la bourgeoisie le chassa du pouvoir et passa à l’offensive sur l’ensemble du front. Le parti socialiste dut se défendre dans les conditions extrêmement défavorables qu’il avait lui-même préparées par sa politique antérieure. La bourgeoisie avait déjà un appui de masse à droite. Les chefs anarcho-syndicalistes, qui commirent, au cours de la révolution, toutes les fautes qui passaient à portée de leurs mains de confusionnistes professionnels, refusèrent de soutenir une insurrection que dirigeaient les « politiciens » traîtres. Le mouvement, loin d’être général, ne fut que sporadique. Le gouvernement put porter ses coups sur toutes les cases de l’échiquier. La guerre civile, ainsi imposée par la réaction, se termina par la défaite du prolétariat.

Il n’est pas difficile de conclure, à partir de l’expérience espagnole, contre la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois. La conclusion est indiscutable en soi, mais absolument insuffisante. Le prétendu « radicalisme » austro-marxiste ne vaut pas mieux que le ministérialisme espagnol. La différence entre eux est technique et non politique. L’un comme l’autre attendaient que la bourgeoisie leur rende « loyauté pour loyauté ». Et tous deux ont mené le prolétariat à la catastrophe. En Espagne comme en Autriche, ce ne sont pas les méthodes de la révolution qui ont fait faillite mais les méthodes opportunistes employées dans une situation révolutionnaire. Ce n’est pas la même chose !

Nous ne nous arrêterons pas ici sur la politique de l’Internationale communiste en Autriche et en Espagne ; et nous renvoyons le lecteur aux collections de La Vérité des dernières années et à une série de brochures.

Dans une situation politique exceptionnellement favorable, les partis communistes autrichien et espagnol, accablés par la théorie de la « la troisième période », du « social-fascisme », etc., se vouèrent à un complet isolement. Compromettant les méthodes de la révolution par l’autorité de « Moscou », ils barrèrent ainsi la voie à une véritable politique marxiste, une véritable politique bolchevique. Le propre de la révolution est de soumettre à un examen rapide et impitoyable toutes les doctrines et toutes les méthodes. Le châtiment suit presque immédiatement le crime. La responsabilité de l’Internationale communiste dans les défaites du prolétariat en Allemagne, en Autriche, en Espagne, est incommensurable. Il ne suffit pas de mener une politique « révolutionnaire » en paroles. Il faut une politique juste. Personne n’a encore trouvé d’autre secret pour la victoire.

Le Front unique et la lutte pour le pouvoir

Nous l’avons déjà dit : le Front unique des partis socialiste et communiste renferme en soi des possibilités grandioses. Si seulement il le veut sérieusement, il deviendra demain le maître de la France. Mais il doit le vouloir.

Le fait que Jouhaux et, de façon générale, la bureaucratie de la C.G.T. se tiennent en dehors du Front unique et conservent leur « indépendance » semble contredire ce que nous avançons. Mais seulement à première vue. A une époque de grandes tâches et d’immenses dangers, où les masses se dressent, les cloisons disparaissent en effet entre organisations politiques et syndicales du prolétariat. Les ouvriers veulent savoir comment se sauver du chômage et du fascisme, comment conquérir leur indépendance envers le capital, et ils ne se soucient guère de l’« indépendance » de Jouhaux à l’égard de la politique prolétarienne (car Jouhaux, hélas, est fort dépendant de la politique bourgeoise). Si l’avant-garde prolétarienne incarnée dans ce Front unique trace correctement la voie de la lutte, toutes les bornes placées par la bureaucratie syndicale seront renversées par le torrent vivant du prolétariat. La clé de la situation est maintenant entre les mains de ce Front unique des deux partis. S’il ne s’en sert pas, il jouera le rôle lamentable qu’aurait inévitablement joué en Russie le front unique des mencheviks et des « socialistes-révolutionnaires » en 1917 si... si les bolcheviks ne les en avaient empêchés.

Nous ne traitons pas séparément des partis socialiste et communiste parce que tous deux ont politiquement renoncé à leur indépendance en faveur Front unique. Dès que les deux partis ouvriers qui dans le passé se concurrençaient vivement ont renoncé à se critiquer mutuellement et à se prendre l’un à l’autre des adhérents, ils ont par là cessé d’exister en tant que partis distincts. Invoquer les « divergences de principe » qui demeurent ne change rien à l’affaire. Dès que les divergences principielles ne se manifestent pas ouvertement et activement, en un moment si lourd de responsabilité qu’aujourd’hui, elles cessent par là d’exister politiquement ; elles sont comme les trésors qui dorment au fond des océans. Le travail commun aboutira-t-il ou non à la fusion ? Nous ne voulons pas le prédire. Mais, dans la période actuelle, décisive pour les destinées de la France, ce Front unique des deux partis se comporte comme un parti inachevé qui serait construit sur le principe fédéraliste.

Quels sont les objectifs de ce Front unique ? Jusqu’à maintenant il ne l’a pas dit aux masses. La lutte contre le fascisme ? Mais jusqu’à maintenant, il n’a même pas expliqué comment il pense lutter contre lui. D’ailleurs le bloc défensif contre le fascisme ne pourrait être suffisant que si, pour tout le reste, les deux partis conservaient une complète indépendance. Mais non : nous avons un Front unique qui embrasse presque toute l’activité politique des deux partis et exclut la lutte entre eux pour conquérir la majorité du prolétariat. Il faut dire toutes les conséquences de cette situation. La première et la plus importante est qu’il faut lutter pour le pouvoir. Le but du Front unique des partis socialiste et communiste ne peut être qu’un gouvernement de ce Front, c’est-à-dire un gouvernement socialiste-communiste, un ministère Blum-Cachin. Il faut le dire ouvertement. Si ce Front unique se prend au sérieux – et c’est à cette seule condition que les masses populaires le prendront au sérieux –, il ne peut se dérober devant le mot d’ordre de conquête du pouvoir. Par quels moyens ? Par tous ceux qui mènent au but. Le Front unique ne renonce pas à la lutte parlementaire. Mais il se sert du Parlement avant tout pour démontrer son impuissance et expliquer au peuple que le gouvernement bourgeois actuel a sa base en dehors du Parlement et qu’on ne peut le renverser que par un puissant mouvement des masses. La lutte pour le pouvoir signifie l’utilisation de toutes les possibilités qu’offre le régime bonapartiste semi-parlementaire pour le renverser lui-même par une poussée révolutionnaire et remplacer l’État bourgeois par un État ouvrier.

Les dernières élections cantonales ont donné une augmentation des voix socialistes et surtout des voix communistes. En lui-même, ce fait ne règle rien. A la veille de son effondrement, le parti communiste allemand a connu un afflux de voix incomparablement plus impétueux. De nouvelles larges couches d’opprimés sont poussées à gauche par l’ensemble de la situation, indépendamment même de la politique des partis extrêmes. Le parti communiste français est celui qui a gagné le plus de voix, car il demeure, traditionnellement, et malgré sa politique conservatrice d’aujourd’hui, l’« extrême gauche ». Les masses ont manifesté par là leur tendance à donner une impulsion à gauche aux partis ouvriers, car elles sont beaucoup plus à gauche qu’eux. De cela témoigne également l’état d’esprit révolutionnaire de la Jeunesse socialiste. Il ne faut pas oublier que la jeunesse représente le baromètre sensible de toute la classe et de son avant-garde ! Si le front unique ne sort pas de sa passivité ou, pis encore, s’il entreprend un indigne roman avec les radicaux, on verra se renforcer à gauche du Front unique des deux partis les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et d’autres groupements de désagrégation politique. En même temps se renforcera l’indifférence, précurseur de la catastrophe. En revanche, si le Front unique socialiste-communiste, en assurant ses arrières et ses flancs contre les bandes fascistes, déclenche une large offensive politique sous le mot d’ordre de conquête du pouvoir, il rencontrera un écho si puissant qu’il dépassera les attentes les plus optimistes. Pour ne pas pouvoir le comprendre, il n’y a que des bavards, pour qui les grands mouvements de masses resteront toujours le livre aux sept sceaux.

Pas un programme de passivité, mais un programme de révolution

La lutte pour le pouvoir doit partir de l’idée fondamentale que si une opposition contre l’aggravation de la situation des masses dans le cadre du capitalisme est encore possible, aucune amélioration réelle de leur situation n’est concevable sans incursion révolutionnaire dans le droit de propriété capitaliste. La campagne du Front unique doit s’appuyer sur un programme de transition bien élaboré, c’est-à-dire sur un système de mesures qui – avec un gouvernement ouvrier et paysan – doivent assurer la transition du capitalisme au socialisme.

Or, s’il faut un programme, ce n’est pas afin de tranquilliser sa propre conscience, mais pour mener une action révolutionnaire. Que vaut un programme qui reste lettre morte ? Le parti ouvrier belge a adopté, par exemple, l’ambitieux plan De Man, avec toutes les « nationalisations ». Mais quel sens cela a-t-il, s’il n’est pas prêt à lever même le petit doigt pour le réaliser ? Les programmes du fascisme sont fantastiques, mensongers, démagogiques. Mais le fascisme mène une lutte enragée pour le pouvoir. Le socialisme peut lancer le programme le plus savant, sa valeur sera nulle si l’avant-garde du prolétariat ne déploie pas une lutte hardie pour s’emparer de l’Etat. La crise sociale, dans son expression politique, est la crise du pouvoir. Le vieux maître a fait faillite. Il en faut un nouveau. Si le prolétariat révolutionnaire ne s’empare pas du pouvoir, c’est le fascisme qui le prendra, inévitablement !

Un programme de revendications transitoires pour les « classes moyennes » peut naturellement revêtir une grande importance s’il répond, d’une part, à leurs besoins réels, et de l’autre aux exigences de la marche vers le socialisme. Mais, encore une fois, le centre de gravité ne se trouve pas actuellement dans tel ou tel programme particulier. Les classes moyennes ont vu et entendu bien des programmes. Ce qu’il leur faut, c’est la confiance que ce programme sera bien réalisé. Quand le paysan se dira : « Cette fois, il semble bien que le parti ouvrier ne reculera pas », la cause du socialisme sera gagnée. Mais, pour y arriver, il faut d’abord démontrer par des actes que nous sommes fermement prêts à briser sur notre route tous les obstacles.

Il n’est pas besoin d’inventer des moyens de lutte, car ces derniers nous sont donnés par toute l’histoire du mouvement ouvrier mondial : une campagne de la presse ouvrière, orchestrée, frappant sur le même clou ; des discours authentiquement socialistes à la Chambre, non de députés apprivoisés, mais de chefs du peuple ; l’utilisation pour la propagande révolutionnaire de toutes les campagnes électorales ; des meetings répétés, où les masses ne viennent pas simplement pour entendre les orateurs, mais pour recevoir les mots d’ordre et directives de l’heure ; la création et le renforcement de la milice ouvrière ; des manifestations bien organisées, balayant de la rue les bandes réactionnaires ; des grèves de protestation ; une campagne ouverte pour l’unification et l’élargissement des rangs des syndicats sous le signe d’une lutte de classes résolue ; des actions opiniâtres et bien calculées pour gagner l’armée à la cause du peuple ; des grèves plus larges ; des manifestations plus puissantes ; la grève générale des travailleurs des villes et des champs ; une offensive générale contre le gouvernement bonapartiste, pour le pouvoir des ouvriers et des paysans.

Pour préparer la victoire, il est encore temps. Le fascisme n’est pas encore devenu un mouvement de masse. L’inévitable décomposition du capitalisme signifiera, pourtant, le rétrécissement de la base du bonapartisme, la croissance des camps extrêmes et l’approche du dénouement. Il ne s’agit pas d’années, mais de mois. Ce délai n’est assurément inscrit nulle part. Il dépend de la lutte des forces vives, au premier chef de la politique du prolétariat et de son Front unique. Les forces potentielles de la révolution dépassent de beaucoup les forces du fascisme et, en général, celles de toute la réaction réunie. Les sceptiques qui pensent que tout est perdu doivent être impitoyablement chassés des rangs ouvriers. Les couches les plus profondes vibrent, en écho à chaque parole hardie, à chaque mot d’ordre véritablement révolutionnaire. Les masses profondes veulent la lutte.

L’unique facteur progressif de l’histoire aujourd’hui n’est pas l’esprit de combinaison des députés et des journalistes : c’est la haine légitime créatrice des opprimés contre les oppresseurs. Il faut se tourner vers les masses, vers leurs couches les plus profondes. Il faut faire appel à leur raison et à leur passion. Il faut rejeter cette mensongère « prudence » qui sert de pseudonyme à la couardise et qui, dans les grands tournants historiques, équivaut à la trahison. Le Front unique doit prendre pour devise la formule de Danton : « De l’audace, toujours de l’audace, et encore de l’audace ».

Bien comprendre la situation et en tirer toutes les conclusions pratiques – hardiment, sans peur, jusqu’au bout – c’est assurer la victoire du socialisme.

Domène, octobre 1934

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