Encore aujourd’hui, beaucoup d’anarchistes considèrent Nestor Makhno (1888-1934) comme le véritable champion des travailleurs et des paysans de Russie après la révolution de 1917. Ils louent les idées et l’action de ce « communisme libertaire » ukrainien, qu’ils opposent à la « dictature du parti » de Lénine et des bolcheviks en général.
Quelle est la réalité derrière le mythe du « makhnovisme » ? Autrement dit : quels sont les faits ?
L’armée que dirigeait Makhno était essentiellement constituée de paysans, ce qui avait une conséquence directe sur sa nature. La base de classe de ce mouvement était la paysannerie petite-bourgeoise. Cela se reflétait dans le caractère très instable de sa ligne politique, qui oscillait sans cesse entre la révolution et la contre-révolution. Pendant la guerre civile en Russie, la paysannerie pouvait passer des Rouges aux Blancs – et inversement – selon les circonstances.
À l’époque de l’occupation de l’Ukraine par l’armée allemande (1918), les forces insurgées de Makhno étaient en guerre contre les envahisseurs et leurs marionnettes ukrainiennes locales, qui poursuivaient une politique de pillage systématique des paysans ukrainiens. Une fois les forces allemandes repoussées, le principal ennemi devint le général blanc Dénikine, qui luttait pour le retour des propriétaires terriens. À ce moment précis, Makhno dirigeait la plus puissante armée d’Ukraine et combattait efficacement les « Blancs » (réactionnaires).
Sa force reposait principalement sur le fait que les paysans défendaient leurs propriétés terriennes et n’avaient à ce moment-là qu’un seul ennemi : Dénikine. À cette époque, les paysans pauvres formaient les trois quarts de l’armée makhnoviste. Et dans la situation militaire concrète qui était la sienne, Makhno n’avait pas d’autre choix que de combattre aux côtés de l’Armée Rouge des bolcheviks. C’était la seule façon, pour lui, de conserver son influence sur les paysans ukrainiens.
Cependant, cela changea avec la destruction des forces de Dénikine. Une fois écartée la menace du retour des grands propriétaires terriens, les divisions de classe au sein des villages vinrent au premier plan. Les divergences d’intérêts entre les koulaks (paysans riches) et les paysans pauvres commencèrent à émerger, provoquant des conflits dans les villages. En 1920, l’armée de Makhno perdit une large partie de sa base et, graduellement, se transforma en une armée de koulaks.
Les koulaks avaient surtout intérêt à la libre concurrence sur le marché des céréales. De ce point de vue, ils considéraient les bolcheviks comme leurs principaux ennemis. À l’inverse, les pauvres des villages comprenaient que leurs intérêts n’étaient pas représentés par Makhno, qui – intentionnellement ou pas, peu importe – défendait les intérêts des koulaks. Il affirmait qu’il n’y avait aucune différence fondamentale entre la lutte contre les Rouges et la lutte contre les Blancs.
Par ailleurs, il est permis de douter de l’attachement réel des makhnovistes aux principes de « Liberté et d’Anarchie ». L’anarchiste P. Arshinov [1] affirme que les paysans contrôlaient l’armée insurrectionnelle. Mais en réalité, seuls les commandants des échelons inférieurs étaient élus. Les plus hauts gradés étaient directement désignés par Makhno lui-même.
Les makhnovistes imposaient des taxes dans les villes qu’ils occupaient. Après la conquête de Iekaterinoslav, par exemple, ils lui imposèrent un prélèvement de 50 millions de roubles.
Les tendances dictatoriales de Makhno apparurent notamment lors de l’affaire de l’exécution de M. L. Polonsky, le commandant bolchevik du 13e régiment de Crimée. Les makhnovistes accusèrent Polonsky d’avoir tenté d’empoisonner Makhno – et, sur cette base, le fusillèrent, en même temps que sa femme, sans même organiser un semblant de procès. Quand les communistes de Iekaterinoslav demandèrent que Polonsky fût jugé en public, Makhno – malgré toute sa rhétorique sur la liberté et la démocratie – refusa catégoriquement. Plus tard, il menaça d’exécuter les travailleurs de Iekaterinoslav, qui demandaient la libération des bolcheviks emprisonnés. En général, l’attitude des travailleurs envers Makhno était très négative.
Au Congrès des paysans et des travailleurs d’Aleksandrovsk, Makhno lança de lourdes attaques contre les travailleurs, les traitant de porcs, de bandits, de parasites et d’hommes de main de la bourgeoisie. Il ajouta que plus tôt ils quitteraient le congrès, mieux ce serait. Ce faisant, il tentait de se mettre dans les bonnes grâces de la majorité de l’armée, alors constituée de paysans arriérés qui considéraient tous les citadins comme leurs ennemis.
Nous l’avons souligné : au début de l’année 1920, le nombre de makhnovistes commença à décliner significativement. Le danger posé par Dénikine avait disparu. Après sa défaite, les terres que Dénikine avait conquises et données aux propriétaires terriens ont été restituées, une fois de plus, aux paysans. Dès lors, ceux qui continuaient de soutenir Makhno étaient surtout des koulaks, qui s’opposaient farouchement au pouvoir des Soviets. Le retrait de la paysannerie la plus pauvre de son armée plongea Makhno dans une colère noire. En mai 1920, après le refus des paysans du village de Rozhdesvtensk de rejoindre son armée, Makhno ordonna à ses hommes de brûler le village et d’ouvrir le feu sur ses habitants, à la mitrailleuse.
À ce stade, Makhno lutta ouvertement contre les travailleurs du Parti bolchevik et les militants des Soviets. Cependant, la menace constituée par le général blanc Wrangel donna une nouvelle occasion à Makhno d’unifier sous sa bannière de plus larges couches de la paysannerie, car de nouveau les paysans pauvres craignaient le retour des propriétaires terriens. En cette période difficile, le pouvoir des Soviets avait besoin de conclure une trêve avec les makhnovistes. Mais après la défaite de Wrangel, le destin des armées makhnovistes fut scellé.
Les makhnovistes eux-mêmes comprirent l’impasse d’une opposition au pouvoir des Soviets. Le chef d’état-major de Makhno, Belash, reconnut que les armées makhnovistes ne furent sauvées de la désintégration que par peur des représailles. Sans cela, elles se seraient immédiatement effondrées après la liquidation de Wrangel. Le déclin des makhnovistes était irréversible. L’armée de Makhno dégénéra en un groupe de bandits.
L’introduction de la Nouvelle Politique Économique [2] enterra définitivement les derniers espoirs d’un regain du makhnovisme. Et l’amnistie décrétée par le pouvoir des Soviets priva Makhno de la majorité de son armée.
Le soi-disant anarchisme de Makhno soulève de nombreuses questions. C’était déjà le cas à l’époque. Certains idéologues anarchistes le critiquaient sévèrement, dont le célèbre anarchiste Baron, membre du secrétariat de « Nabat » [3]. À la Conférence panukrainienne de « Nabat », les délégués reconnurent que Makhno avait cessé d’être un anarchiste.
Au fond, Makhno était le représentant des intérêts de la paysannerie riche – et agissait en conséquence. Pour ne pas perdre son influence sur ce groupe social, il se rangea derrière toutes ses errances. Les koulaks étaient surtout intéressés par « un gouvernement bon marché », par la libre concurrence et l’abolition des taxes. L’anarchisme, avec sa négation de l’État, était donc la meilleure couverture idéologique pour la création d’une armée de volontaires koulaks. Ce n’est pas un hasard si le mouvement makhnoviste est apparu et a prospéré dans les régions du sud de l’Ukraine, où les koulaks représentaient 20 % de l’économie. En dehors de cette région, Makhno n’a jamais réussi à établir une base stable.
Isolé et vaincu par les bolcheviks, Makhno se réfugia en Roumanie en août 1921 et mourut à Paris en 1934. Trois ans plus tard, en 1937, Léon Trotsky résumait ainsi le rôle de Makhno : « En lui-même, c’était un mélange de fanatique et d’aventurier. (…) La cavalerie est, de façon générale, la partie la plus réactionnaire de l’armée. Le cavalier méprise le piéton. Makhno a créé une cavalerie avec des paysans qui fournissaient leurs propres chevaux. Ce n’étaient pas les paysans pauvres écrasés que la révolution d’Octobre éveilla pour la première fois, mais les paysans aisés et repus qui avaient peur de perdre ce qu’ils avaient. Les idées anarchistes de Makhno (négation de l’État, mépris du pouvoir central) correspondaient on ne peut mieux à l’esprit de cette cavalerie koulak. (…) Tandis que nous soutenions contre Denikine et Wrangel une lutte à mort, les makhnovistes, confondant les deux camps, essayaient d’avoir une politique indépendante. Le petit-bourgeois (koulak), qui avait pris le mors aux dents, pensait qu’il pouvait dicter ses conceptions contradictoires d’une part aux capitalistes et de l’autre aux ouvriers. Ce koulak était armé. Il fallait le désarmer. C’est précisément ce que nous avons fait. »
[1] 1887-1937, communiste libertaire russe, opposé aux bolcheviks et exilé en France, il se rapprochera du pouvoir stalinien et retournera en URSS en 1930, où il sera fusillé en 1937.
[2] La NEP, politique économique mise en œuvre en Russie en 1921, qui introduisait une libéralisation économique partielle.
[3] Mouvement synthésiste anarchiste ukrainien, rassemblement des mouvements libertaires individualiste, anarcho-syndicaliste et socialiste-communiste.