On parle souvent d’Henry Ford comme du modèle de « capitaliste populaire ». Cet homme, dit-on, payait suffisamment ses ouvriers pour qu’ils achètent la voiture bon marché qu’ils fabriquaient. Rien n’est plus loin de la vérité ! La grande leçon des rapports sociaux au sein de l’entreprise Ford depuis sa fondation, c’est que chaque amélioration, pour les ouvriers, a été gagnée par une lutte implacable.
Henry Ford fut l’un des premiers à appliquer aux voitures les techniques modernes de production en série -autrement dit, à faire connaître la misère du travail à la chaîne à des centaines de milliers d’ouvriers. En 1913, les conditions de travail étaient si mauvaises, à Detroit, que l’usine a connu un renouvellement de la main-d’œuvre de 400% en l’espace d’un an.
En même temps qu’il produisait massivement le Modèle T, Henry Ford a produit un « modèle de travail » de masse. Il a doublé les salaires, les portant à $5 par jour, mais il a agi comme si, ce faisant, il avait acheté le corps et l’âme des salariés. Pour obtenir les $5 de salaire, il fallait être l’ouvrier parfait.
La productivité a augmenté rapidement. Mais les salaires ont traîné pendant 30 ans. Les ouvriers étaient espionnés par une armée de fouineurs qui scrutaient leurs vies privées pour voir s’ils dépensaient ces $5 à bon escient. Par exemple, on conseillait fortement aux ouvriers de ne pas fumer, non seulement à l’usine, mais également à la maison. « Si vous étudiez l’histoire de la plupart des criminels, vous constaterez qu’ils étaient des fumeurs invétérés. » Ainsi pensait le directeur Henry Ford. La boisson, le jeu et le billard étaient strictement interdits.
Grâce à l’augmentation des salaires, Ford avait tous les hommes dont il avait besoin pour accroître la production. Et lorsque 10 000 chômeurs se présentèrent devant les portes de l’usine, notre « ami du travailleur » a ordonné d’utiliser les lances à incendie pour dissiper les affamés.
En 1927, Ford a décidé que le Modèle T avait fait son temps. Il a alors simplement fermé l’usine de Dearborn, laissant 60 000 ouvriers sur le carreau. La nouvelle usine, à Red River, employait moins d’ouvriers. En 1932, 3000 chômeurs exigeant du travail ont marché vers la nouvelle usine. Henry Ford les a accueillis avec des balles. La police et les gorilles de Ford ont ouvert le feu avec des mitrailleuses. Quatre hommes ont été tués et vingt ont été blessés.
Alors que la dépression frappait l’économie, Henry Ford a accéléré la ligne de production à un rythme insupportable. Les hommes avaient des ulcères et des tremblements. Ils devenaient sourds. On disait alors que cinq ans de travail chez Ford vous transformait en vieillard. Henry Ford admettait publiquement qu’il régnait par la crainte. Il disait que les « organisations syndicales sont la plus mauvaise chose qui n’ait jamais frappé la terre. » Il a utilisé 3 500 de ses hommes de main pour empêcher les syndicats d’entrer dans l’usine. Le maire de Detroit relevait qu’« Henry Ford emploie certains des pires bandits de notre ville. »
La terreur régnait dans les usines Ford. Personne ne parlait sur la ligne de production ou à la cantine, de peur des mouchards. Les cadres n’étaient pas à l’abri. L’un d’entre eux a trouvé son bureau coupé en deux par une hache ! De toute évidence, Henry Ford jugeait son travail insatisfaisant. Les hommes pouvaient être licenciés pour avoir simplement souri.En 1937, Walter Reuther, futur président de l’UAW (Union des Travailleurs de l’Automobile), fut tabassé, à Red River, pour avoir distribué des tracts syndicaux. Il avait obtenu l’autorisation de la mairie, mais pas celle d’Henry Ford - le vrai chef de Detroit. En 1938, Hitler décora Henry Ford de la médaille des Aigles Nazis Allemands, en guise de reconnaissance pour la propagande nazie dont le grand patron remplissait la presse américaine.
Finalement, avec l’entrée des Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale, le règne de la terreur de Ford a été balayé par le retour du plein emploi. Mais à force de stagnation, les salaires des travailleurs de Ford avaient fini par devenir très inférieurs à ceux des autres usines automobiles, et les syndicats n’obtenaient toujours aucun droit. Les hommes qui se sont sentis assez confiants pour montrer leur engagement syndical ont été chassés de l’usine.
Puis il y eut le tournant d’avril 1941. Huit ouvriers qui avaient été transférés dans la section des laminoirs - le « bloc punitif », où les conditions de travail étaient à la limite du supportable - ont marché de service en service, défiant les « gorilles » et chantant Solidarity Forever (Solidarité pour toujours). Section après section, toute l’usine a été paralysée.
- Pas une âme n’a pu entrer dans l’usine. Les jours suivants, 36 hommes ont été blessés. Mais l’issue victorieuse de la grève ne faisait aucun doute. L’UAW contrôlait une surface d’usine de 20 kilomètres carrés. Ford a dû en venir aux négociations avec le syndicat. L’usine Ford est même devenue la première de l’industrie automobile qui n’embauchait que des travailleurs syndiqués.
Lors de la guerre, pour inciter les responsables syndicaux à agir comme recruteurs, Roosevelt n’a accordé de contrats militaires qu’aux sociétés où des syndicats existaient. Du coup, Ford a bénéficié d’énormes contrats, qui ont remis la société à flot pour les quatre années suivantes