Chirac et ses acolytes n’hésitent pas à se réclamer de la “tradition gaulliste” pour se distinguer de la menace “autoritaire” du Front National. Cependant, il faut dire que les agissements et les objectifs qui ont caractérisé le mouvement gaulliste au cours de son histoire ne sont pas assez connus de nos jours. L’organisation animée par de Gaulle au lendemain de la deuxième guerre mondiale n’avait rien à envier aux desseins ultra-réactionnaires de l’actuel Front National, pas plus que le Service d’Action Civique (SAC), créé par de Gaulle dès son arrivée au pouvoir, en 1958.
Le SAC était une organisation paramilitaire spécialisée dans l’assassinat, le chantage, la corruption, le trafic d’armes et de drogue, le blanchiment d’argent “sale”, bref, la criminalité sous toutes ses formes, et par ailleurs dévouée corps et âme au Général de Gaulle. Son existence remonte au lendemain du coup d’État de 1958 et de la Cinquième République. Cependant, les réseaux qui en formaient le noyau existaient dès la fin de la deuxième guerre mondiale dans le cadre du “Service d’Ordre” du RPF, le parti gaulliste de l’époque. Partisan d’un régime fort, “au dessus des partis”, puisque fondé essentiellement sur l’appareil répressif de l’armée et de la police, de Gaulle avait mis en place, sous la couverture légale du RPF, une organisation paramilitaire de quelque 16 000 hommes recrutés dans les milieux criminels - ainsi en était-il du proxénète Jules Orsini - et dans les réseaux de l’extrême-droite et des anciens collaborateurs de l’occupation hitlérienne, comme Simon Sabiani et Gérard Gerekens. Sous l’occupation, ce dernier dirigeait à l’intérieur du PPF, le parti fasciste de Jacques Doriot, les groupes de choc spécialisés dans la chasse aux Juifs, aux communistes, aux socialistes et aux syndicalistes. Un tel curriculum vitæ était parfaitement adapté aux finalités du RPF.
Cependant, dans les conditions de l’après-guerre, l’établissement d’un régime autoritaire était impossible. Contrairement à ce que prétendent les gaullistes, la capitale n’a pas été libérée par la 2e Division Blindée, mais par une insurrection de la jeunesse et des travailleurs. L’horreur indicible de la guerre et de l’Occupation avait complètement discrédité le capitalisme et le fascisme. Ce discrédit touchait avant tout le patronat et l’État français, qui avaient largement collaboré avec l’occupant nazi. Par contre, le PCF jouissait d’un immense prestige, et comptait plus de 800 000 adhérents, cependant que la CGT voyait ses effectifs augmenter massivement. Les élections de 1945 ont été marquées par une très forte progression des partis de gauche, et notamment du Parti Communiste. Malheureusement, les dirigeants du PCF et de la SFIO (l’ancienne dénomination du PS) sont entrés dans un gouvernement de coalition avec la droite. C’est ce même gouvernement qui a ordonné les massacres et les bombardements des populations de Madagascar et d’Indochine, ainsi que la répression sanglante en Algérie. L’appareil du PCF s’est opposé aux mouvements de grève, sous prétexte de vouloir préserver “l’union nationale”. Finalement, en 1947, jugeant que, avec le déclin du danger révolutionnaire, la collaboration du PCF n’était plus nécessaire, Ramadier a éjecté les ministres communistes.
Dès le mois de janvier 1946, de Gaulle, marginalisé, a quitté le pouvoir. Il espère alors que la situation va prochainement se retourner en sa faveur, et se présente comme le “recours” du capitalisme français face au mouvement ouvrier. En 1947, il crée le RPF. Pour se faire une idée des objectifs politiques de ce parti, ce petit extrait d’une de ses brochures de formation interne, intitulée La lutte pour le pouvoir, devrait suffire : “Nous voulons considérer que le PCF, danger national, doit être détruit. Nous voulons l’éclatement de son appareil, de ses moyens et, le cas échéant, de ses chefs”. La brochure en question a été rédigée par un certain Jean Dides, membre du RPF depuis 1947, et qui, pendant l’Occupation, était le principal collaborateur du directeur des Renseignements Généraux, un dénommé Rotee, fusillé pour collaboration à la Libération.
Le financement de ce “recours” putschiste provient d’un nombre important de grandes entreprises françaises et étrangères : Rhône-Poulenc, Esso-Standard, le Crédit Lyonnais, Simca, Dassault, pour n’en citer que quelques unes. Jacques Foccart et d’autres acolytes du général ont mis en place une constellation de sociétés d’import-export, telles que la Safiex, dont la fonction est de fournir une couverture “commerciale” à l’activité des agents de renseignement gaullistes, d’alimenter les caisses noires de l’organisation et de financer les campagnes électorales des candidats gaullistes. Le Service d’Ordre du RPF est particulièrement actif à Marseille, pendant et après les élections municipales de 1947, où le RPF obtient environ 40% des voix : les réunions publiques organisées par le PCF ou la SFIO sont dispersées à coups de matraque, et plusieurs personnes sont assassinées, des dizaines blessées.
Cependant, à ce moment là, le mouvement ouvrier est beaucoup trop puissant pour que les desseins gaullistes aient une chance sérieuse de se réaliser ; d’autre part, les capitalistes s’éloignent de l’option d’un “État fort”. A quoi bon, pensent-ils, dans le contexte d’une reprise économique, soutenir un aventurier putschiste, qui pourrait plonger la France dans une guerre civile dont l’issue serait plus qu’incertaine ? Dès 1950, les effectifs et les soutiens financiers du général commencent à s’amenuiser, et ceci malgré le score relativement important réalisé par le RPF aux législatives de 1951. En 1953, de Gaulle annonce la “mise en sommeil” du RPF.
Les réseaux du général de Gaulle ont été les principaux instigateurs du coup d’État manqué qui s’est produit le 13 mai 1958. Ce jour là, à Alger un Comité de Salut Public est mis en place, sous la présidence du Général Massu. Lui et le général Raoul Salan, qui commande alors l’armée en Algérie, en appellent à la prise du pouvoir en France par de Gaulle, avec lequel ils sont en étroite liaison. Quelques jours plus tard, le 24 mai, des parachutistes français occupent la Corse et menacent de débarquer en France métropolitaine. À partir de Rambouillet, des chars s’apprêtent à se diriger vers la capitale. À Marseille, une équipe d’hommes armés sous l’autorité de Charles Pasqua passe plusieurs jours dans les sous-sols de la place Félix-Baret, dans l’attente d’un “feu vert” pour la prise d’assaut de la Préfecture. Le général Massu, interviewé à l’époque par le journal britannique Evening Standard, exposait ainsi les objectifs du coup d’État gaulliste : “L’armée française a essuyé une série de défaites depuis 20 ans, et ce sont les politiciens qui en sont responsables, puisqu’ils n’ont pas laissé les mains libres aux généraux”. Les auteurs du coup voyaient dans le régime parlementaire, et dans les droits démocratiques dont jouissait le mouvement ouvrier, un obstacle à la poursuite de leurs objectifs réactionnaires.
La tentative de coup d’État s’est soldée par un échec. Massu et Salan ont dû se raviser, expliquant d’un air embarrassé qu’ils avaient été contraints d’en appeler au renversement du gouvernement par la force des circonstances à Alger. Devant l’échec du putsch militaire, de Gaulle s’est dissocié de Massu et Salan. Il s’est prononcé pour la poursuite de la guerre d’Algérie afin de rallier les colons d’Alger. L’échec du coup d’État, le délitement irréparable de la Quatrième République, ainsi que la passivité de la direction du PCF, ont créé un vide politique. Le “sauveur” de Gaulle en a profité pour prendre le pouvoir.
Le Service d’Action Civique, sous la direction de Jacques Foccart, Charles Pasqua, Roger Frey, Paul Comiti, Alexandre Sanguinetti, Dominique Ponchardier et Jean Bozzi, est mis en place peu après l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle. L’inscription au verso de la carte d’adhérent déclare que le titulaire “s’engage sur l’honneur à apporter inconditionnellement son soutien à la poursuite des objectifs définis par le général de Gaulle.” Le SAC est reconnu “association à but non lucratif”, mais sous cette appellation innocente se cache une bien plus sinistre machine.
A peine constitué, le SAC se lance dans une campagne d’infiltration et d’assassinat contre le FLN. Pour ses “sales coups”, Pasqua et les chefs du SAC recrutent dans les prisons, notamment parmi les truands incarcérés pour des attaques à main armée. Comme à l’époque du RPF, les gaullistes travaillent à travers de nombreuses entreprises (la Barracuda, la Frimotex etc.), qui, tout en ayant une existence légale, sont entre les mains de membres ou d’anciens membres des services secrets et s’engagent dans un trafic d’armes particulièrement lucratif - de chars, de mitrailleuses, de munitions et d’explosifs - en direction de l’Afrique Noire, des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Dans toutes les basses œuvres de la France en Afrique - coups d’État, assassinats, corruption, détournement de fonds, élimination d’opposants - les hommes du SAC sont de la partie, autour de Jacques Foccart, surnommé le “Monsieur Afrique” du camp gaulliste.
En France métropolitaine, le SAC mène des opérations contre les forces de gauche, et en particulier contre la CGT, le PCF et l’UNEF. Il s’agit d’agressions, de menaces de mort et d’autres procédés d’intimidation, ainsi que de la constitution de fichiers de renseignement sur les militants. Un fascicule de formation interne du SAC, rédigé en 1964, et cité dans le livre d’un ancien membre du SAC, B comme Barbouzes, préconise “une offensive permanente, une action constante, suivie, intelligente” contre la CGT, visant à “l’éclatement de cette centrale syndicale”. Le document conclut : “Ce n’est pas la réduction de l’influence de la CGT que nous visons mais son élimination pure et simple.”
En 1968, le SAC a reçu une dotation importante d’armes (de fabrication américaine, afin de brouiller les pistes) qui provenait des stocks de la Légion Etrangère. Pendant la puissante grève générale de cette année-là, de Gaulle projetait une grande rafle des délégués syndicaux, des militants communistes et d’extrême gauche, qui devaient ensuite être enfermés dans des stades, à la manière des rafles de 1942 ou encore de l’opération menée à bien, cinq ans plus tard, et avec les conséquences sanglantes que nous connaissons, par le général Pinochet au Chili.
Le 25 février 1974, quelques mois après le coup chilien, le quotidien Libération a publié un document daté du 24 mai 1968 faisant état du modus operandi de ce coup de force à Marseille. Le document comportait une liste, fournie par la DST, de noms et d’adresses de militants marseillais “à regrouper” dans le Stade de l’Huveaune et dans le Stade Vélodrome “sur ordre de Paris”. Commentant l’affaire en mars 1974, le Nouvel Observateur a déclaré que les preuves présentées “confirment que, en mai 1968, des dispositions avaient été prises par les polices officielles et parallèles pour s’emparer de certaines personnes, dans le cas où la situation aurait évolué dans un sens défavorable pour le pouvoir. À la fin de la semaine dernière, aucun service n’avait contesté l’authenticité de ce document.”
D’après les journalistes qui ont pu examiner les listes, “l’opération stades” concernait au moins 41 villes et prévoyait une première vague d’internements de 52400 personnes, soit connues pour leurs activités politiques ou syndicales, soit simplement abonnées à des revues “mal pensantes”. L’opération a été annulée à la dernière minute, par la crainte parfaitement justifiée qu’au lendemain de la grande rafle, la découverte des agissements nocturnes du régime, loin d’affaiblir la grève générale, la transforme en insurrection.
Le SAC a finalement été dissout par une ordonnance du Conseil des Ministres, le 3 août 1982, à la suite de la “tuerie d’Auriol”, dans laquelle l’un des responsables de l’organisation, l’inspecteur Massié, sa femme, ses enfants et d’autres membres de sa famille ont été sauvagement massacrés par un commando du SAC. À partir de 1984, l’organisation a été remplacée par une nouvelle structure paramilitaire, à laquelle fut confié certaines activités inavouables de l’État français à l’étranger, et notamment en Afrique. C’est là une autre histoire, qui appartient à l’héritage de François Mitterrand plutôt qu’à celui du général de Gaulle. Nous y reviendrons prochainement.