La grève des salariés de la SNCM n’est pas la seule grève en cours à l’heure actuelle. Au contraire, dans les services publics et dans le privé - y compris plusieurs secteurs industriels - de nombreuses grèves ont éclaté dont les médias ne parlent pratiquement jamais. On pourrait en citer des dizaines d’exemples - comme celui des travailleurs de la raffinerie Total, en Normandie, qui luttent depuis plus d’une vingtaine de jours. Les travailleurs de la SNCM auraient certainement eu droit au même black-out médiatique si les répercussions économiques et sociales de leur mouvement n’étaient pas aussi importantes. Alors que d’érudits journalistes et sociologues traitent la classe ouvrière comme une espèce en voie d’extinction, destinée à prendre place dans les musées d’histoire naturelle aux côtés des dinosaures, des grèves de ce genre viennent brutalement rappeler à tout ce beau monde que non seulement la classe ouvrière existe, mais qu’elle assure toutes les fonctions essentielles de l’économie et de la société, et que rien ne peut se faire sans son consentement.
Nous avons déjà salué, dans un article précédent - Les requins tournent autour de la SNCM - le courage, la détermination et l’audace des travailleurs de cette entreprise publique. Cependant - et les grévistes le savent bien - ces qualités remarquables ne suffiront peut-être pas, à elles seules, pour remporter la victoire face à la rapacité implacable du gouvernement, qui, une fois de plus, cherche à détruire un service public en le jetant entre les griffes d’une poignée de capitalistes avides de profits.
Dès le début, la lutte s’est heurtée à une série de difficultés particulières qui, fort heureusement, ne figurent pas d’ordinaire parmi les obstacles que des grévistes doivent affronter, comme la question nationale et le terrorisme. Il y a aussi d’autres problèmes, plus habituels mais non moins difficiles à surmonter, et qui se posent d’une manière tout à fait directe et brutale, comme celui de la concurrence d’un service public par des entreprises privées - et notamment Corsica Ferries -, ou encore celui de la stratégie syndicale et politique qu’il convient d’opposer à l’agression gouvernementale.
Le gouvernement et les médias ont sciemment cherché à discréditer les motivations à l’origine de la grève en lui donnant une coloration nationaliste corse. A cette fin, ils ont attribué au Syndicat des Travailleurs Corses, dans la conduite du mouvement, un poids et un rôle qui ne correspondent pas du tout à la réalité.
En tant que mouvement marxiste, La Riposte est résolument internationaliste et, à ce titre, s’oppose catégoriquement à toutes les formes d’oppression nationale, comme celles qu’ont subi les Corses au cours de leur histoire. Mais une telle position n’a rien à voir avec le nationalisme, qui est toujours et partout un phénomène réactionnaire, que ce soit le nationalisme « bleu-blanc-rouge » français ou le nationalisme corse. La position marxiste sur cette question est, pour reprendre la formulation de Lénine, une position négative, en ce sens qu’elle s’oppose aux discriminations - en matière de droits, de langue, de culture, etc. - mais n’accepte en aucun cas de promouvoir les intérêts d’une nationalité donnée par rapport à une autre. Par exemple, dans la mesure où le Syndicat des Travailleurs Corses se limite à résister à d’éventuelles discriminations contre des salariés d’origine corse en matière d’embauche, de rémunérations, de conditions de travail ou d’évolution de carrière, il doit être soutenu par tous les travailleurs, indépendamment de leurs origines et de leurs affiliations syndicales. Cependant, nous ne devons en aucun cas soutenir la revendication d’une quelconque priorité à l’embauche pour les travailleurs d’origine corse, pas plus que pour les Bretons, les Savoyards ou les Parisiens. On ne peut pas non plus soutenir la revendication, avancée par les dirigeants de la STC, d’un statut de « compagnie régionale corse » pour la SNCM.
La réalité de l’oppression nationale des Corses, au cours de leur histoire, est absolument incontestable. Nous n’entrerons pas ici dans une discussion sur ce qui subsiste, aujourd’hui, de cette oppression, car l’essentiel du problème est ailleurs. Le fait est que le sentiment national des travailleurs corses est une réalité qui doit être prise en compte, et aucune stratégie de lutte sérieuse ne peut feindre de l’ignorer. Ce qui importe ici, c’est la nécessité d’éviter tout comportement susceptible de heurter ce sentiment et, par conséquent, de jouer le jeu du gouvernement, qui cherche à dresser les travailleurs corses contre les autres. Les malins qui se présentent sur les manifestations en brandissant le drapeau tricolore devant les caméras de télévision devraient être gentiment mais fermement priés de s’abstenir. Le drapeau tricolore n’est pas et n’a jamais été celui du mouvement ouvrier français. De manière générale, il n’a pas sa place sur une manifestation ouvrière, et encore moins en tête de cortège !
De Villepin et Sarkozy tentent de justifier leurs méthodes violentes à l’égard des grévistes - y compris l’utilisation des forces de l’ordre pour briser le mouvement - en associant l’action des grévistes au « terrorisme ». Le tir d’une roquette contre un bâtiment public, comme les autres incidents récents - explosions, alertes à la bombe, menaces de nouveaux attentats et d’assassinats - n’ont rien à voir avec la grève. Ils sont sans doute le fait d’organisations terroristes corses, mais pourraient aussi bien avoir été commandités par l’Etat. Ces deux possibilités ne sont bien évidemment pas exclusives. L’Etat français et les organisations armées de la mouvance nationaliste corse ont une longue histoire de « services rendus » réciproques. Les attentats, en Corse, sont souvent liés à l’octroi de contrats, de permis de construire, de versements en liquide, ou encore à des libérations, des évasions facilitées et toutes sortes de trafics d’influence et de complicités mafieuses. Qui que soient les commanditaires des incidents terroristes et des menaces proférées, il est clair qu’ils ont grandement servi la cause du gouvernement.
Les grévistes ne peuvent pas contrôler les actions de ce genre. Et pour surmonter les difficultés et dangers qu’elles représentent, ils ne peuvent compter que sur leur propre force, leurs propres organisations, ainsi que sur la mobilisation et la solidarité des travailleurs. Malheureusement, le comportement de la direction confédérale de la CGT n’a pas été à la hauteur des enjeux de ce conflit. Bernard Thibault et Jean-Christophe Le Duigou semblent croire que leur rôle, en pareille circonstance, se réduit à demander courtoisement au gouvernement de bien vouloir « négocier »... pendant que ce dernier envoie les CRS contre les grévistes ! Certes, une véritable « négociation » pourrait bien avoir lieu à un moment donné. Mais pour le moment, le gouvernement essaie de mettre les grévistes à genoux, et la responsabilité des dirigeants de la CGT est de faire de même à l’égard du gouvernement, notamment par un appel hardi et un vaste effort organisationnel destiné à étendre le mouvement de grève à d’autres secteurs, en solidarité avec les travailleurs de la SNCM, et à mobiliser la population de Marseille, de Bastia et d’Ajaccio pour entraver les mouvements des CRS et des forces de l’ordre en général. Cette approche vigoureuse devrait aller de pair avec un appel public et parfaitement audible en direction des gendarmes et des policiers. Il faut les inciter à refuser de faire le sale boulot du gouvernement. Eux aussi ont des familles à nourrir. Ne comprennent-ils pas la colère des grévistes ? N’ont-ils pas honte de servir d’instrument à la mise en oeuvre des projets honteux de Sarkozy et de Villepin ?
Le gouvernement fait du chantage. Il dit que la SNCM doit être privatisée et 400 emplois supprimés, faute de quoi il déposera le bilan et jettera à la rue les 2400 travailleurs de l’entreprise. Jean-Paul Israël, porte-parole de la CGT-marins, a répondu à ces propos scandaleux en disant que, dans le climat actuel, déposer le bilan de la SNCM est « plus facile à dire qu’à faire ». En effet, l’annonce de la fermeture complète de l’entreprise publique risquerait de provoquer une véritable explosion sociale. Cependant, il y a une faiblesse dans la position adoptée par la direction nationale de la CGT sur le statut de l’entreprise. Pourquoi laisser entendre qu’une participation de l’Etat à hauteur de 51% - voire moins - serait acceptable ? Ceci ne règlerait pas le problème des emplois menacés, ni celui de la concurrence privée - mais subventionnée par l’Etat - qui a miné et continuera de miner la viabilité de l’entreprise. La menace d’une fermeture planera toujours sur la SNCM. Même une participation minoritaire d’entreprises privées comme Butler ou la Connex leur donnerait un levier extrêmement puissant pour exiger des mesures contre l’emploi, contre les salaires et les conditions de travail, faute de quoi ils se retireraient et plongeraient l’entreprise dans une situation de crise financière encore plus grave que celle qui existe actuellement.
Il faut insister auprès de la CGT et des toutes les organisations syndicales pour que se développe une mobilisation solidaire massive. Il faut prendre les mesures nécessaires contre l’utilisation de la police, dont le but est d’affaiblir l’impact économique de la grève. Mais il faut aussi relever la barre des revendications et exclure catégoriquement l’éventualité d’une privatisation partielle. L’axe véritable du conflit, c’est la différence entre un service public de transport maritime et la jungle « concurrentielle », dans laquelle plusieurs compagnies se font la guerre au détriment des travailleurs de toutes les entreprises et des usagers.
Nous devons revendiquer la mise en place d’un véritable service public de transport maritime, dans lequel les salariés et leurs représentants élus devraient démocratiquement assurer le contrôle et la gestion de tous les aspects de son activité, en concertation avec l’Etat. La compagnie Corsica Ferries, sans avoir les contraintes imposées à la SNCM, a largement bénéficié de subventions publiques. Elle devrait être nationalisée et intégrée dans le service public. Au lieu d’avoir plusieurs compagnies s’efforçant d’acculer les concurrents à la faillite pour répondre à l’avarice de leurs actionnaires, ce qui s’impose, c’est une planification rationnelle des rotations en fonction des besoins, dotée d’un financement public permettant d’assurer une bonne qualité de service aux usagers, ainsi que des conditions de travail correctes pour tous les salariés.