Avec l’élection de Philippe Martinez comme nouveau Secrétaire Général le 3 février, le Comité Confédéral National (CCN) a officiellement mis fin à la crise au sein de la CGT. Mais en réalité, cette crise avait des racines bien plus profondes que la question des émoluments de Thierry Lepaon. Ce qui est en jeu, c’est une opposition aussi vieille que le mouvement syndical lui-même – entre ceux qui pensent qu’il faut combattre le système capitaliste et ceux qui pensent qu’il faut simplement l’améliorer.
Où en est la CGT ?
Avec une audience de plus de 30 % aux élections professionnelles dans le secteur privé et de 23 % dans le secteur public, la CGT demeure le premier syndicat français en termes électoraux, talonnée par la CFDT. Comptant quelque 700 000 adhérents, elle maintient une capacité importante d’intervention sur le terrain. Toutefois, cela représente un net repli par rapport aux décennies précédentes. Par exemple, la confédération revendiquait plus de 2 millions d’adhérents au début des années 1980.
Sur le plan idéologique, la chute des bureaucraties staliniennes au début des années 1990 et la vague de réaction qui a suivi ont exercé une énorme pression sur la confédération. Jusqu’au 45e congrès, en 1995, les statuts confédéraux proclamaient : « la CGT s’assigne pour but la suppression de l’exploitation capitaliste, notamment par la socialisation des moyens de production ». Depuis, ils affirment simplement que la CGT « combat l’exploitation capitaliste et toutes les formes d’exploitation du salariat. »
Evidemment, nous ne sommes pas passés d’une CGT révolutionnaire à une CGT réformiste en un jour, au 45e congrès. Même si un vocabulaire et des références marxistes étaient présents dans les textes internes de la CGT, la communication et l’action sur le terrain s’étaient depuis longtemps orientées vers un syndicalisme d’accompagnement du capitalisme, perdant de vue l’objectif plus vaste de son renversement. Toutefois, ce mouvement vers la droite atteint aujourd’hui ses limites. C’est ce que la crise de direction a mis en évidence, d’une façon détournée.
La crise de direction
Depuis la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au 50e congrès, en mars 2013, les successions à la tête de la CGT s’étaient toujours faites sans heurts. Les débats et les affrontements entre tendances étaient résolus en amont du congrès, les textes adoptés à une large majorité et, s’il y avait de la contestation, l’autorité du Secrétaire Général suffisait à en limiter l’ampleur.
Cette stabilité de la direction confédérale reposait en grande partie sur celle de l’ordre économique et politique existant. La croissance soutenue d’après-guerre, qui permettait de financer les avancées sociales, constituait un socle relativement solide sur lequel la lutte des classes trouvait un certain équilibre. La crise du capitalisme a détruit ce socle, en particulier depuis 2008. Il n’y a plus de bases matérielles au réformisme de la direction confédérale.
C’est dans ce contexte instable que s’est tenu le congrès de 2013. Bernard Thibault devait abandonner la fonction de Secrétaire Général pour la transmettre à Nadine Prigent. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Pour la première fois depuis longtemps, la personne désignée par le Secrétaire Général sortant fut refusée par le CCN, ouvrant la voie à l’élection d’un candidat « de compromis » ou de « second choix », Thierry Lepaon, qui n’appartenait pas au bureau confédéral sortant.
Bien qu’elle soit en partie due aux calculs opportunistes de tel ou tel dirigeant au sein de la confédération, cette fronde correspondait également à une contestation de la « ligne Thibault », que beaucoup au sein du syndicat trouvaient trop modérée, trop dans l’accompagnement du système, bref, trop réformiste. N’ayant pas d’unité idéologique ou organisationnelle, cette opposition à la « ligne Thibault » ne pouvait se rassembler autour d’un texte ou d’une direction alternatifs à ceux proposés, mais elle pouvait se rassembler contre une candidature.
C’est un mécanisme similaire qui a permis de rassembler une majorité du CCN pour évincer Thierry Lepaon de son poste. Ses déclarations favorables au patronat – envers lequel il disait n’avoir « aucune opposition de principe » – soulignaient un abandon décomplexé de la lutte contre le capitalisme. Elles lui avaient aliéné une partie importante des syndiqués et des fédérations, bien avant les polémiques sur son « train de vie ».
Le fait est que, malgré cet affaiblissement de l’autorité de la direction, « l’opposition » au sein de la confédération ne propose pas de véritable alternative. C’est Philippe Martinez, secrétaire de la Fédération de la Métallurgie, candidat défendu par Thierry Lepaon, qui a été élu Secrétaire Général, même si ce fut avec un bureau confédéral remanié par rapport à son premier projet.
Pour les « 32 heures » ! Contre le capitalisme !
Le bureau confédéral élu le 3 février marque une rupture avec l’ancien, par sa composition, puisque chacun de ses dix membres est nouveau au sein de cette instance. En ce qui concerne sa ligne politique, la différence est plus difficile à déterminer, puisque des membres jugés plus « contestataires » côtoient des tenants de la « ligne Thibault-Lepaon », telle l’ancienne secrétaire générale de la fédération des PTT, Colette Duynslaeger.
Ce qui est certain, c’est que Philippe Martinez a donné au discours public de la CGT une orientation plus offensive que son prédécesseur. Sa proposition, au lendemain de son élection, de lancer un débat sur la semaine de 32 heures a fait hurler la presse bourgeoise, qui a condamné un retour à « l’archaïsme » et à la « ligne dure » de la CGT.
Martinez a déclaré que l’idée de la semaine de 32 heures était « loin d’être absurde ». De fait, face au chômage de masse, c’est même une excellente idée. Malgré les prévisions apocalyptiques du patronat, on constate que les 35 heures sont loin d’avoir eu un effet négatif sur la structure de l’économie française. Au contraire, que ce soit en nombre d’emplois créés ou en productivité du travail, les conséquences des lois Aubry I et II sont plutôt positives.
Si l’on en croit les chiffres de la commission européenne, la France est un des pays européens qui ont créé le plus d’emplois entre 1999 et 2010, deux fois plus que l’Allemagne sur la même période, tandis que le PIB par personne employé y était de 55 033 dollars en parité de pouvoir d’achat en 2010, contre 43 050 en Allemagne et 51 604 au Royaume-Uni.
Le vrai problème, c’est qu’à force de « compensations » données aux entreprises et de « flexibilisation » du temps de travail, la semaine de 35 heures est devenue une fiction pour beaucoup de salariés. Ainsi, l’annualisation du temps de travail permet de faire travailler les salariés 40 heures certaines semaines, sans leur payer d’heures supplémentaires – et d’abaisser le temps de travail lors des périodes de faible activité. Or, une heure supplémentaire est censée être soit payée avec une majoration salariale de 25 %, soit donnée en repos majoré - une heure et quart contre une heure. Mais avec l’annualisation, une heure travaillée au-delà du temps normal est compensée par une seule heure de repos. La mise en place des 35 heures puis leurs aménagements successifs ont donc permis une véritable spoliation légale des droits de millions de salariés.
Cela fait des années que l’on demande aux salariés de consentir à des « efforts », au nom de la reprise économique. Mais le chômage, la pauvreté, la précarité augmentent – alors que les capitalistes n’ont jamais été aussi riches. Les salariés ne sont pas responsables de la crise ; ils n’ont pas à en payer les conséquences. Si la quantité de travail diminue en France du fait d’une baisse des commandes ou d’une amélioration des techniques de production, alors il faut répartir le travail restant entre tous les travailleurs disponibles, sans baisses des salaires. Seule cette échelle mobile du temps de travail offre une juste solution aux chômeurs, qui sont les victimes et non les coupables des manquements du système. Et, si le système capitaliste ne peut pas « supporter » une telle réforme, c’est qu’il faut changer de système !
La revendication des 32 heures est un premier pas dans cette direction. La lutte contre l’austérité et le système qui l’a créé, le capitalisme, sont une nécessité pour permettre sa réalisation. La journée de mobilisation d'aujourd'hui 9 avril, appelée par la CGT, FO et Solidaires, doit être le début d’un mouvement général contre la politique du Capital qui étouffe tous les travailleurs, à Athènes, Madrid ou Paris.