Je travaille comme conseillère dans un accueil public de la CAF, en région PACA. J’arrive souvent à 8 heures au travail, déjà préoccupée : notre CAF ouvre ses portes à 8h30, mais il y a une centaine de personnes qui attendent, devant les grilles, en espérant que l’on trouvera une solution à leurs problèmes.
À 8h20, petit briefing : nous sommes une équipe unie, soudée. Nos cadres de proximité assument la lourde tâche de nous épauler et de nous indiquer les directives nationales, même si elles sont difficiles à réaliser : être rapides, être efficaces et augmenter l’autonomie des allocataires.
Aujourd’hui, nous serons neuf à recevoir environ 600 allocataires. On stresse déjà : comment allons-nous gérer toutes ces demandes ? Longue journée en perspective.
Notre CAF est située dans un quartier défavorisé : beaucoup d’allocataires sont précaires et n’ont pas – ou n’ont que très peu – d’accès à internet. Certains sont illettrés et attendent pendant des heures parce qu’ils n’ont pas la possibilité de faire seuls leurs démarches.
Ne pas craquer…
8h30. Devant chaque poste, nous sommes prêts, le mental armé. Ma carapace prend forme : pas question de craquer face à la situation dramatique d’un ou d’une allocataire. Notre rôle est de les renseigner, de les guider, de les aider à réaliser leurs démarches – mais aussi, souvent, de les rassurer.
Il est 9h et j’ai déjà renseigné plusieurs personnes. D’autres patientent, de plus en plus nombreuses. Je ne peux pas prendre tout le temps nécessaire pour chacune, étant donnés nos effectifs et la quantité de personnes à recevoir.
Arrive une femme isolée, abandonnée par son conjoint, avec trois enfants. Elle craque littéralement, me demande pourquoi ses demandes sont restées sans réponses... Que puis-je lui dire, à part ces phrases que nous savons par cœur ? « Les délais sont les délais, Madame. Il y a énormément de personnes dans votre situation. Il y a huit semaines de traitement si tout va bien et que votre dossier est bien complet. Sinon, rajoutez huit semaines de plus. En attendant, voyez une assistante sociale pour des colis alimentaires ». Pas vraiment la réponse qu’elle attendait.
Que faire d’autre ? Souvent, dans ces cas, on s’appuie sur nos cadres, qui essayent de résoudre le plus de demandes possible, même si ce n’est pas conforme aux règles internes de la CAF.
Victimes de la crise
Nous courons toute la journée pour essayer de rassurer, d’aider et de consoler des personnes fatiguées, frappées de plein fouet par la crise : licenciements économiques, délocalisations, divorces, accidents de travail non payés du fait de la longueur des procédures, familles SDF avec enfants sans hébergement pour la nuit... Nous sommes conseillers, mais aussi, dans les faits, psychologues, conseillers conjugaux, médiateurs et tuteurs.
Nous travaillons avec comme seul outil le site caf.fr. Notre hiérarchie nous interdit d’aller plus loin. Le traitement et l’étude des dossiers sont réalisés dans un autre service. Par ailleurs, nous ne pouvons pas faire les démarches à la place des allocataires : nous naviguons d’allocataire en allocataire, en leur indiquant expressément de tenir la souris et de cliquer aux endroits indiqués. Mais lorsque nous sommes débordés, nous allons au plus vite, prenons la souris et faisons les démarches pour eux.
Nous nous sentons frustrés de ne pas pouvoir aller plus loin. Sur le site de la CAF, plusieurs éléments nous manquent pour comprendre un dossier, par exemple le motif d’une suspension ou les documents manquant à tel dossier. Seule solution : envoyer un mail ou demander à l’allocataire d’appeler un numéro surtaxé, avec un temps d’attente assez long…
« Vous ne servez à rien ! Vous vous foutez de savoir que nous n’avons plus rien à manger ! » Nous sommes en première ligne face à la colère des allocataires. Nous ne les blâmons pas : nous savons qu’ils en veulent au système, pas aux conseillers qui les accueillent ou traitent leur dossier.
Précarité du personnel
Nous, conseillers, sommes en colère contre le gouvernement qui donne de plus en plus de travail aux différentes CAF, mais sans leur donner les moyens pour faire face à l’augmentation de la précarité. Celle-ci touche tout le monde : étudiants, chômeurs, retraités, travailleurs... Nous sommes aussi en colère face aux « solutions » temporaires : la CAF embauche des agents précaires, qui naviguent de CDD en CDD (et des périodes de chômage), et qui eux-mêmes rêvent de stabilité. Certains agents sont là, en première ligne, alors qu’eux-mêmes peinent à joindre les deux bouts. Certains agents comptent, eux aussi, sur les prestations de la CAF pour s’en sortir !
Nous avons droit à une heure pour manger, de 12h à 13h, et à deux pauses dans la journée, que nous « oublions » de prendre, souvent, car nous sommes débordés.
À 17h15, c’est fini : le silence règne, je m’assois et me demande combien de temps je vais pouvoir tenir ce rythme. La boule au ventre, je repense à cette mère isolée qui ne mangera peut-être pas ce soir. Je repense à cette famille SDF que je n’ai pas pu aider, malgré mes appels répétés au 115 (le Samu social), débordé lui aussi. Elle dormira probablement devant nos marches, ce soir, et sera là demain matin dans l’espoir qu’on lui trouve une solution.
La seule perspective, pour nous en sortir, est de lutter : pour la titularisation de nos collègues précaires (CDD, etc.), pour l’embauche de conseillers en externe, pour accueillir les allocataires dans de meilleures conditions, pour assurer un service public de qualité – et non de quantité.
Dans les transports qui me ramènent chez moi, j’essaye de me persuader que demain ça ira mieux, que demain nous trouverons les solutions.