Je travaille comme ascensoriste (ou « monteur ») en Suisse romande. Autrement dit, j’installe des ascenseurs dans des immeubles. L’entreprise qui m’emploie fait partie des leaders mondiaux du marché des ascenseurs, escalators et monte-charges, avec un chiffre d’affaires annuel de plus d’un milliard de dollars. L’an passé, elle a fait plusieurs centaines de millions de dollars de bénéfices. Mais à quel prix, pour les salariés ?
Le piège des primes à la productivité
Le métier de monteur est pénible et dangereux. Dans les années 1990, pourtant, « c’était un métier de rêve », nous disent souvent les plus anciens de l’entreprise. « Mais on s’est fait piéger », expliquent-ils. En effet, pour accroître la productivité des salariés, la direction a adopté une stratégie machiavélique. Elle a attribué à chaque ascenseur – selon la complexité du modèle, le nombre d’étages, etc. – un nombre d’heures précis pour être installé. Si les monteurs terminaient l’ascenseur plus tôt, chaque heure non utilisée donnait lieu à une prime de 35 francs suisses. Du coup, pour toucher de « grosses » primes, beaucoup des salariés faisaient des heures supplémentaires non déclarées, travaillaient le samedi en secret ou travaillaient à un rythme très intense. Or petit à petit, la direction s’est appuyée sur les performances des salariés pour justifier la réduction du nombre d’heures attribuées à l’installation des ascenseurs. C’était un cercle vicieux. Au final, le nombre d’heures a été divisé par deux.
Ce système de primes existe toujours, mais désormais très peu de monteurs les touchent, à part certains anciens qui connaissent les ascenseurs par cœur. Ce métier est devenu une véritable course contre la montre. Nos responsables nous mettent une énorme pression pour qu’on finisse dans les temps. Parfois, ils menacent : « si tu pars, j’ai dix monteurs qui attendent derrière la porte ». Ou encore : « on a embauché beaucoup de nouveaux monteurs ; s’il y a une période de creux, on licenciera du monde, et pas forcément les derniers arrivés… »
Beaucoup de monteurs font des heures supplémentaires non déclarées, pendant lesquelles ils ne sont pas couverts en cas d’accident de travail. Or, c’est un métier très dangereux. Souvent, les salariés sont seuls sur un chantier, sans personne pour les aider en cas d’accident grave… Certains travaillent même pendant les jours fériés ou les week-ends. Lorsqu’on dit à nos chefs que les objectifs sont trop durs, ils nous répondent qu’on manque d’organisation ou de motivation. Ils disent : « il y a des monteurs qui arrivent à faire le travail dans les temps, donc c’est possible ». Oui, mais à quel prix ?
Des charges de 50 à 70 kg
Les conditions de travail sont très dures. En Suisse, la charge maximale autorisée est de 25 kg. Mais l’entreprise ne respecte pas la loi – et tout le monde le sait. Le métier d’ascensoriste est solitaire : on est seul pendant tout le montage, et notamment pour porter le treuil de 50 kg tout en haut de l’immeuble. Pareil pour porter les guides, qui font autour de 70 kg. La plupart de mes collègues ont des problèmes de dos. Certains se sont déjà coincés le dos plusieurs fois, alors qu’ils sont encore très jeunes. Les plus âgés désertent le métier ou finissent dans un état déplorable.
Tous les grands groupes de ce secteur mettent à fond l’accent sur « la sécurité » – officiellement. Mais c’est uniquement pour être couverts le jour où il y a un accident. C’est très hypocrite : la direction nous demande des temps de montage ultra-difficiles, nous met énormément de pression ; mais elle nous dit aussi : « prenez bien le temps de travailler en sécurité » ! Or, avec les temps de montage très serrés que nous demandent nos chefs, la première chose que mes collègues et moi sacrifions, c’est la sécurité, pour gagner du temps. Mes responsables le savent très bien. C’est pour cela que quand il y a des visites de sécurité, on est toujours prévenus à l’avance pour que tout se passe bien et que la direction soit contente de « constater » que les monteurs respectent tous la sécurité...
Il y a même la politique de faire une minute de silence chaque fois qu’un ascensoriste meurt dans le monde, en général soit dans un pays du tiers-monde, soit en Chine où l’activité est très florissante, mais la sécurité beaucoup moins.
Beaucoup d’économistes vantent le fait qu’en Suisse les syndicats sont moins radicaux que dans d’autres pays, que le Code du travail y est plus souple. « C’est très bon pour l’économie », expliquent-ils. Mais j’aimerais bien voir tous ces experts travailler dans les mêmes conditions que mes collègues et moi, pour voir s’ils vanteraient toujours autant ce système.