Nous avons formulé à plusieurs reprises la position générale de Révolution sur les élections législatives anticipées. Nous appelons à battre la droite et l’extrême droite dans les urnes, mais nous appelons aussi à préparer de grandes luttes sociales quelle que soit la composition du prochain gouvernement, c’est-à-dire même si le Nouveau Front Populaire l’emporte le 7 juillet.
Dans les lignes qui suivent, nous analysons plus en détail la tempête qui balaye la vie politique française, ainsi que les différents scénarios et les tâches qui en découlent pour le mouvement ouvrier.
Polarisation croissante et désespoir centriste
Ce qui saute aux yeux, c’est l’accélération brutale des événements. Chaque jour apporte son lot de tournants, de ruptures et de reniements. A droite, le bilan provisoire est impressionnant : scission des Républicains ; scission de Reconquête ; renoncements quotidiens du RN à son programme « social » ; dislocation de la « majorité présidentielle ». A gauche, les mouvements sont moins spectaculaires, mais pas moins significatifs. [1]
Sous le coup de fouet de la dissolution, le paysage politique se recompose à un rythme effréné. L’entre-deux-tours des législatives marquera une nouvelle étape de ce processus ; il sera l’occasion d’alliances et de tractations inédites. Puis il y aura le deuxième tour, ce grand point d’interrogation qui donne des migraines aux stratèges de la bourgeoisie. Quels qu’en soient les résultats, ils ne feront sans doute pas retomber l’accès de fièvre politique, du moins pas à court terme. Ils pourraient même l’aggraver.
En théorie, différents scénarios sont possibles à l’issue du deuxième tour : une majorité dominée par le RN ; une majorité du Nouveau Front Populaire (NFP) ; une nouvelle majorité « centriste » ; une Assemblée nationale complètement paralysée. Ce dernier cas de figure, qui n’est pas le moins probable, ouvrirait une situation inédite dans l’histoire de la Ve République. Cerise sur le gâteau : la Constitution ne permet pas d’organiser de nouvelles élections législatives avant l’été 2025. Dieu sait quelle « solution » serait trouvée, le cas échéant, mais une chose est sûre : le régime politique français n’en sortirait pas grandi.
Aucun des trois autres scénarios ne garantit une stabilisation durable de la situation. C’est la conséquence de la polarisation politique croissante qui est à l’œuvre depuis de nombreuses années. Gabriel Attal (entre autres) fustige « les extrêmes », dans lesquels il range à la fois le RN et le NFP. Mais lorsque « les extrêmes » totalisent plus de 65 % des intentions de vote, contre 20 % pour la coalition macroniste (ou post-macroniste), les appels désespérés du Premier ministre tombent dans le vide. Par exemple, ils ne convaincront pas divers candidats LR qui, s’ils n’ont pas encore rallié la stratégie d’Eric Ciotti, se préparent à le faire au lendemain du premier ou du deuxième tour. En quoi ils suivront leurs électeurs, qui eux-mêmes accordent peu d’attention aux mélopées centristes de Gabriel Attal et consorts.
Ceci dit, la propagande bourgeoise contre « les extrêmes » vise surtout le NFP. Il s’agit d’une tentative d’en décrocher les électeurs les plus « modérés » – et en particulier ceux qui ont voté Glucksmann le 9 juin – en les appelant à méditer gravement sur la menace que représente la FI pour les fondements de la civilisation humaine. Des centaines de fois par jour, dans les grands médias, les dirigeants de la FI sont accusés d’antisémitisme. Nombre de ceux qui se livrent à cette calomnie déclarent sur le ton de la plus noble indignation : « Comment les dirigeants du PS peuvent-ils cautionner une telle abomination ? », etc.
Les effets de cette stratégie grossière seront très limités. Guidée par ses préjugés petits-bourgeois, la fraction la plus droitière de l’électorat de Glucksmann est retournée au bercail macroniste dans la minute qui a suivi la formation du NFP : elle n’a eu pas besoin, pour cela, d’être convaincue par les avertissements d’Attal et la dernière fournée de calomnies contre la FI. Cela représente peut-être un tiers des 3,4 millions de voix qui se sont portées sur Glucksmann aux européennes. De ce côté-là de l’électorat, la macronie a déjà fait le plein des intentions de vote, à ce jour ; elle ne pourra pas en gagner beaucoup plus. Parmi les électeurs qui s’apprêtent à voter pour le NFP, l’anti-macronisme domine largement l’anti-mélenchonisme. Et pour cause : c’est Macron, et non Mélenchon, qui dirige le pays depuis sept ans – au détriment de l’écrasante majorité de la population.
Pour la même raison, les candidats macronistes ne pourront pas gagner beaucoup de voix de l’autre côté de l’échiquier politique, c’est-à-dire sur leur droite. La « majorité » sortante marche donc vers une défaite cuisante et garantie. Mais dès lors, la formation d’une coalition « centriste » majoritaire, à l’issue du deuxième tour, supposerait d’agréger autour des rescapés du macronisme un nombre suffisant de députés LR et, surtout, de députés issus de l’aile droite du NFP. Ce scénario nous semble être le moins probable de tous, notamment parce qu’il implique de trouver beaucoup de candidats au suicide politique parmi les députés LR et NFP.
Les macronistes sont dans une impasse dont rien ne semble pouvoir les tirer. Quant au Jupiter de l’Elysée, il est plus isolé, détesté et impuissant que jamais. Telle est, de façon générale, la destinée du soi-disant « centrisme » en ces temps de profonde crise du capitalisme et de polarisation politique croissante.
Le Nouveau Front Populaire
Le NFP peut-il remporter les élections législatives et former le prochain gouvernement ? C’est possible, mais ce n’est pas le plus probable. Pour le comprendre, il faut lier l’arithmétique électorale aux dynamiques de classe qui en forment la base.
La bourgeoisie et la petite bourgeoisie voteront massivement soit pour le RN, soit pour le « centre », soit pour les Républicains « indépendants ». Cependant, cela ne représente qu’une petite minorité de l’électorat, qui pour le reste est constitué de jeunes et de travailleurs (actifs ou non). Pour qui voteront-ils ? Une large fraction de cet électorat – en particulier dans ses couches les plus exploitées et les plus opprimées – votera pour le RN ou s’abstiendra. C’est ce qu’indiquent toutes les enquêtes d’opinion, et c’est conforme à une dynamique à l’œuvre de longue date.
On en connaît les raisons fondamentales : depuis 1981, divers gouvernements de gauche ont trahi les aspirations de ces couches sociales. Cela a joué un rôle central dans la montée en puissance du RN, qui a constamment élargi son électorat non seulement dans la petite bourgeoisie, mais aussi dans la classe ouvrière. Pendant des décennies, des millions de travailleurs ont constaté que l’alternance entre la droite et « la gauche » ne changeait strictement rien à leur situation. Sous la droite comme sous « la gauche », ils étaient accablés par le chômage, les fermetures d’entreprises, la destruction des services publics, la précarité de l’emploi et bien d’autres maux, pendant qu’une infime minorité de la population accumulait des fortunes toujours plus indécentes.
La dynamique électorale du RN vient donc de très loin – et elle ne peut être brisée que de deux manières. La plus douloureuse, c’est l’expérience d’un gouvernement du RN, dont la politique réactionnaire, pro-capitaliste, finirait par décevoir son électorat ouvrier. La plus combative, c’est le développement d’une alternative de gauche massive et suffisamment radicale pour susciter l’adhésion de millions de jeunes et de travailleurs qui, en l’absence d’une telle alternative, s’abstiennent ou se tournent vers la « radicalité » démagogique du RN – lequel, en outre, bénéficie d’un avantage décisif : il n’a jamais été au pouvoir.
Or, précisément, le NFP n’est pas une alternative de gauche suffisamment radicale. Il ne l’est ni dans son programme, ni dans sa composition politique. L’investiture de François Hollande en est le symbole ; c’est aussi un cadeau de premier choix au RN. Mais au-delà de ce cas grotesque, c’est la composition du NFP dans son ensemble, avec ses vieux appareils discrédités (PS, PCF et Verts), qui aura du mal à convaincre la masse des jeunes et des travailleurs les plus pauvres, les plus exploités, les plus écrasés par la crise du capitalisme.
La responsabilité de cette situation retombe, en premier lieu, sur les dirigeants du PS, du PCF et des Verts, qui n’ont pas cessé de virer à droite au cours des dernières décennies. Mais les dirigeants de la FI sont aussi responsables de l’actuelle dynamique électorale. Ils se sont avérés incapables de rompre avec l’aile droite du réformisme. Le programme du NFP en témoigne : il est encore plus modéré que ne l’était celui de la Nupes, qui lui-même marquait un recul par rapport à celui de la FI en 2022.
Nous ne disons pas qu’une victoire du NFP est impossible. Cette élection sera très polarisée. Dans la masse des jeunes et des travailleurs qui s’abstiennent, habituellement, il y aura un sursaut de mobilisation au profit du NFP – non sur la base d’un enthousiasme pour cette coalition « de gauche », mais sur la base d’un rejet du RN, qui est désormais aux portes du pouvoir. L’ampleur de ce sursaut sera l’un des éléments décisifs de l’équation électorale. Cependant, nous avons indiqué le facteur central – relatif, mais puissant – qui mine les chances de victoire du NFP.
Le programme économique du NFP
L’effondrement du « centre » entraîne celui du soi-disant « Front républicain contre le RN ». Il a même été remplacé par un nouveau « Front républicain » – contre le NFP. De manière générale, il est évident que la bourgeoisie préfère un gouvernement du RN à un gouvernement du NFP. Dans une récente interview au Figaro, le président du Medef, Patrick Martin, déclarait : « le programme du RN est dangereux pour l’économie française, la croissance et l’emploi ; celui du Nouveau Front Populaire l’est tout autant, voire plus. » Ce « voire plus » dit le fond de la pensée de Patrick Martin. Il sait bien qu’une fois le RN au pouvoir, son véritable programme serait, pour l’essentiel, une feuille vierge posée sur le bureau du Medef.
Plus explicites que Patrick Martin, des journalistes et « experts » de droite proclament chaque jour : « mieux vaut le RN au pouvoir que le NFP ! ». Ils prophétisent notamment un cataclysme économique si le programme du NFP est mis en œuvre. Comme nous l’expliquions récemment, « ces cris d’orfraie sont une préfiguration des énormes pressions que la bourgeoisie exercerait sur un gouvernement du Nouveau Front Populaire, dès le premier jour, pour qu’il renonce aux mesures progressistes de son programme officiel et mène une politique d’austérité. » Or l’aile droite du NFP, en particulier, serait très sensible à ces pressions et prompte à y céder. C’est pourquoi nous appelons la jeunesse et le mouvement ouvrier à se préparer à de grandes mobilisations pour exiger la mise en œuvre immédiate et l’approfondissement des mesures progressistes du programme du NFP, si ce dernier l’emporte.
Face aux attaques sur la viabilité de leur programme économique, les dirigeants du NPF répondent que l’augmentation du Smic et les autres mesures favorables au pouvoir d’achat des masses relanceront la consommation des ménages, laquelle stimulera l’investissement des entreprises et la production en général. Ils avancent même la perspective de 3 % de croissance à court terme, soit une performance que l’économie française n’a pas atteinte depuis l’année 2000 [2]. Par ailleurs, ils affirment que la croissance augmentera les rentrées fiscales, ce qui donnera une solide assise aux investissements publics – pour le plus grand bonheur de tous : travailleurs, patrons et classes moyennes.
Révolution rejette la propagande des économistes bourgeois qui prophétisent un effondrement complet de l’économie si le programme du NFP est appliqué, car ce que ces gens veulent dire, au fond, c’est que seule une politique de contre-réformes et d’appauvrissement continu des masses est économiquement viable. Ceci étant dit, le conte de fées keynésien des dirigeants du NFP a beau s’appuyer sur l’autorité d’économistes archi-diplômés, cela reste un conte de fées.
Encore une fois, si le NFP arrive au pouvoir, la bourgeoisie française exercera d’énormes pressions sur le gouvernement pour qu’il renonce à ses mesures progressistes, et en particulier à toutes celles qui prévoient le transfert de plusieurs dizaines de milliards d’euros, chaque année, du Capital vers le Travail, c’est-à-dire une ponction opérée dans les profits des capitalistes. [3] Ces pressions prendront différentes formes – y compris, si nécessaire, une campagne de chantage à l’emploi et de grèves d’investissement. Mais cette offensive concertée de la bourgeoisie française se doublera d’une réaction négative et « spontanée », pour ainsi dire, des marchés financiers mondiaux. Dans le contexte actuel, celui d’un marasme de l’économie hexagonale, d’un dérapage de ses comptes publics et d’un déficit chronique de sa compétitivité, les gros investisseurs privés – et notamment ceux qui financent la dette publique française – ne seront pas du tout rassurés par les perspectives féériques avancées par les dirigeants du NFP. Face à la ponction sur les profits que prévoit le programme officiel du NFP, le grand Capital réagira par le sabotage, la paralysie, la fuite – et, last but not least, par une augmentation des taux d’intérêt de la dette française.
On ne peut anticiper ni la forme, ni le rythme précis de cette réaction. Du point de vue de la bourgeoisie, l’idéal serait d’obtenir une capitulation rapide et totale du gouvernement sans avoir besoin de recourir à des pressions économiques de grande envergure. Ce serait d’ailleurs le scénario le plus probable, compte tenu de la composition du NFP. En leur for intérieur, nombre de candidats de son aile droite ont déjà capitulé : ils ne prennent pas au sérieux leur programme officiel. D’autres se disent vaguement qu’ils feront « ce qui sera possible, selon les circonstances ». Mais « les circonstances », justement, nous les avons décrites : la bourgeoisie fera en sorte que rien ne soit « possible » – à part de nouvelles contre-réformes et de nouvelles coupes budgétaires drastiques.
Comment priver la bourgeoisie de ses moyens de pression contre un gouvernement du NFP ? En lui arrachant des mains ces moyens eux-mêmes, c’est-à-dire son contrôle de l’appareil productif. La nationalisation des banques, de la grande industrie et de la grande distribution – entre autres – permettrait de faire d’une pierre deux coups : d’une part, cela priverait immédiatement la bourgeoisie de ses leviers de pression économiques ; d’autre part, cela poserait les bases d’une planification de la production sous le contrôle démocratique des travailleurs, qui seule permettra d’en finir avec la misère, le chômage et tous les autres fléaux engendrés par le capitalisme en crise. Bref, pour neutraliser la bourgeoisie, il faudra l’exproprier, c’est-à-dire mettre la révolution socialiste à l’ordre du jour.
Nous sommes bien conscients du fait que ce n’est pas du tout le projet des dirigeants du NFP, toutes tendances confondues. Leur programme officiel ne prévoit pas une seule nationalisation ; il s’incline religieusement devant la grande propriété capitaliste. La bourgeoisie française en est bien consciente, d’ailleurs. Elle n’a pas peur de Faure, de Roussel ou même de Mélenchon, mais des forces sociales qui se tiennent derrière le NFP. Après des années d’austérité et de contre-réformes, la bourgeoisie redoute qu’une victoire du NFP suscite de vives attentes de la jeunesse et du salariat, qui pourraient alors se mobiliser massivement pour « aider » – ou plutôt, contraindre – un gouvernement du NFP à mettre en œuvre son programme, et même à le radicaliser.
Il y a un précédent historique célèbre, en France : la victoire électorale du « Front Populaire », en mai 1936, a provoqué une puissante vague de grèves illimitées qui, en l’espace de quelques semaines, a plongé le pays dans une crise révolutionnaire. Craignant de tout perdre, le grand patronat français a dû faire aux travailleurs des concessions beaucoup plus importantes que les mesures prévues dans le programme électoral – très modéré, lui aussi – du Front Populaire. Nous n’entrerons pas ici dans l’analyse des différences entre le Front Populaire de 1936 et l’actuel Nouveau Front Populaire. [4] Si nous évoquons ce chapitre de l’histoire de la lutte des classes en France, c’est pour indiquer ce que redoute vraiment la bourgeoisie française, et pourquoi elle fait aussi violemment campagne contre le NFP.
Comment lutter contre l’extrême droite ?
La possibilité d’une victoire du RN, le 7 juillet, suscite l’inquiétude et la colère de millions de jeunes et de travailleurs. Le Pen, Bardella et leur clique de démagogues sont d’implacables ennemis de la classe ouvrière. S’ils arrivent au pouvoir, on doit notamment s’attendre à une flambée des agressions racistes en tous genres. Les groupuscules fascistes, en particulier, pourraient vouloir fêter l’événement à leur manière. L’ensemble de la gauche et du mouvement syndical devraient l’anticiper et préparer de grandes mobilisations de « défense populaire » dans les quartiers susceptibles d’être ciblés par les groupuscules fascistes, le soir du 7 juillet et les jours suivants.
Il serait criminel de minimiser le danger que constitue le RN. Cependant, pour lutter efficacement contre cette menace, il faut d’abord en comprendre la véritable nature. Loin d’y contribuer, les déclarations solennelles sur l’imminence d’un régime « fasciste » jettent la confusion dans les esprits.
Prenons l’exemple d’un récent message adressé par Sophie Binet (CGT) aux militants de son organisation syndicale. « Il est minuit moins une », explique-t-elle, car « les fascistes » – auxquels elle identifie « l’extrême droite » – « sont aux portes du pouvoir ». Or, précise-t-elle, « la CGT a toujours été très claire sur les questions d’extrême droite : nous ne mettons jamais dos à dos l’extrême droite avec une quelconque autre force politique. Il y a une différence de nature. Cette différence de nature, c’est que si souvent l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle refuse de rendre le pouvoir. C’est ce qui s’est passé au Brésil et aux Etats-Unis, où l’extrême droite a refusé le résultat des urnes et a tenté d’organiser un putsch. C’est ce qui se passe en Italie, où Giorgia Meloni est en train de faire une réforme de la Constitution pour remettre en cause l’indépendance de la Justice et l’indépendance des organisations syndicales, de façon à pouvoir verrouiller la démocratie et être sûre de pouvoir conserver le pouvoir. C’est la raison pour laquelle il faut que nous mettions toutes nos forces pour empêcher l’extrême droite d’arriver au pouvoir le 7 juillet prochain ».
Tout ceci est extrêmement confus, comme l’est d’ailleurs l’ensemble du message de Sophie Binet aux adhérents de la CGT. Prétendre qu’il existe une « différence de nature » entre le RN et « une quelconque autre force politique » – y compris, donc, Renaissance et LR –, c’est faire d’emblée fausse route. Le RN, LR et Renaissance ont le même caractère de classe fondamental : ce sont des organisations bourgeoises, dont l’objectif est de défendre les intérêts de la classe dirigeante. Sur cette base commune, qui les oppose toutes et irréductiblement à la CGT, elles ont certes des différences et des divergences, mais celles-ci sont très relatives et mouvantes, comme Eric Ciotti vient d’en faire la démonstration en ralliant le RN avec armes et bagages. Si l’on suit le raisonnement de Sophie Binet, il faudrait en conclure qu’Eric Ciotti a soudainement changé de « nature » politique ! Ce serait ridicule.
Les organisations fascistes aussi défendent le grand Capital. Du point de vue de ce critère fondamental, elles ont la même « nature », le même caractère de classe fondamental que le RN, LR et Renaissance. La différence – qui est certes très importante – entre les organisations fascistes et les autres forces politiques bourgeoises réside dans les moyens qu’elles mettent en œuvre pour défendre les intérêts de la classe dirigeante. Le fascisme est le programme de la destruction totale, par la force, de l’ensemble des organisations des travailleurs : partis, syndicats et associations. Sa victoire aboutit à l’atomisation politique de la classe ouvrière.
Est-ce réellement ce qui nous menace si le RN remporte les élections législatives ? Evidemment pas. Si c’était le cas, l’appel à voter pour le NFP serait d’ailleurs un moyen bien dérisoire de s’y opposer. Il faudrait surtout constituer d’urgence des milices ouvrières, dans toutes les villes et tous les quartiers populaires, afin de lutter contre les milices fascistes et leurs relais dans la police. Si personne ne propose de prendre cette voie, c’est précisément parce que la véritable menace, aujourd’hui, n’est pas la victoire du fascisme, qui suppose un tout autre rapport de forces entre les classes. [5] La véritable menace, aujourd’hui, c’est la victoire d’un parti bourgeois archi-réactionnaire dont l’objectif est de poursuivre et d’amplifier la politique de casse sociale à l’œuvre depuis de nombreuses années, et qui à cette fin doublera la dose – déjà très forte – de propagande nationaliste et raciste, tout en prolongeant les offensives des précédents gouvernements contre nos droits démocratiques.
Le danger central, ici, n’est pas que le RN « refuse[ra] de rendre le pouvoir », comme l’affirme Sophie Binet, mais plutôt qu’il s’efforcera d’appliquer son programme, c’est-à-dire le programme de la bourgeoisie française, laquelle a besoin, pour défendre ses profits, d’attaquer brutalement nos conditions de vie, de travail et d’étude. Au lieu de spéculer sur la fin d’un éventuel gouvernement Bardella, dans quelques années, Sophie Binet devrait nous dire clairement ce que nous devrons faire, le 7 juillet au soir et les jours suivants, pour préparer une puissante mobilisation de la jeunesse et des travailleurs contre la politique réactionnaire d’un gouvernement dirigé par le RN.
Dans son message aux militants de la CGT, Sophie Binet les appelle à « des actions de mobilisation et de déploiement », à « maintenir et amplifier la pression sociale », à « faire monter les revendications sociales dans toutes les entreprises » et à syndiquer un maximum de travailleurs. C’est bien, mais c’est trop général, trop abstrait, trop vague. La direction confédérale de la CGT devait préparer dès aujourd’hui un plan d’action concret et précis pour combattre un éventuel gouvernement Bardella. Au lieu de disserter sur la façon dont l’extrême droite « refuse de quitter le pouvoir » [6], la CGT doit élaborer un plan de bataille pour, dès que possible, renverser le gouvernement d’extrême droite qui pourrait sortir des urnes, le 7 juillet, et le remplacer par un gouvernement des travailleurs.
Dans le contexte actuel, un gouvernement du RN serait d’emblée faible et fragile. Dès le premier jour, il serait détesté par des fractions décisives de la jeunesse et du salariat. Du fait de sa politique pro-capitaliste, il serait condamné à perdre du terrain dans son électorat ouvrier, mais aussi dans les couches les plus pauvres de la petite bourgeoisie. Il n’est pas possible d’anticiper le rythme de ce processus, mais du fait de la profondeur de la crise et des attentes sociales, il pourrait être assez rapide. Un élément central de l’équation sera précisément le programme et la stratégie des grandes organisations du mouvement ouvrier, à commencer par la plus puissante d’entre elles : la CGT. Plus la CGT disposera d’un plan de bataille clair et combatif, plus elle sera capable de mobiliser de larges couches de jeunes et de travailleurs, plus vite s’effectuera la décomposition de la base sociale du RN.
Précisons que par « plan de bataille clair et combatif », nous entendons tout autre chose qu’une succession de « journées d’action » sans lendemain, sur la base de mots d’ordre strictement défensifs. Cette « stratégie » syndicale, qui a échoué face à Sarkozy, Hollande et Macron, ne sera pas plus efficace face à Bardella. Pour vaincre ce dernier, il faudra paralyser le pays, et donc préparer systématiquement un vaste mouvement de grèves reconductibles, sur la base d’un programme social offensif et radical. Malheureusement, jusqu’à nouvel ordre, Sophie Binet ne jure que par la stratégie perdante des « journées d’action » syndicales.
Nous en arrivons au cœur du problème. La « force » relative de Macron, pendant sept ans, résidait moins dans sa popularité que dans la passivité des dirigeants officiels du mouvement ouvrier. Et désormais que le RN est aux portes du pouvoir, Sophie Binet spécule sur son refus de le quitter, nous parle d’une menace « fasciste », voit une « différence de nature » décisive entre Darmanin et Bardella, s’embrouille et embrouille les militants qui l’écoutent – mais ne présente pas l’ombre de l'ébauche d’un plan d’action digne de ce nom.
Le problème central auquel est confronté le mouvement ouvrier, de nos jours, ce n’est pas l’imminence du « fascisme » ; c’est la passivité et la modération des dirigeants officiels de la gauche et du mouvement syndical. Ce problème, qui a joué un grand rôle dans la montée en puissance du RN, n’est pas nouveau et ne sera pas résolu du jour au lendemain. Mais dans ce domaine aussi on doit s’attendre à des accélérations brutales. La polarisation interne à la CGT, qui a trouvé une expression très nette lors de son dernier Congrès, en avril 2023, ne manquera pas de s’accentuer dans les mois et les années à venir.
De même, le marasme qui règne au sommet de la gauche réformiste, FI comprise, n’empêche pas le processus de radicalisation politique de se développer, en particulier dans la jeunesse. L’orientation d’un nombre croissant de jeunes vers les idées du communisme en est la manifestation la plus spectaculaire – et, de notre point de vue, la plus importante. Nous y avons répondu en prenant la décision de fonder le Parti Communiste Révolutionnaire (PCR). Il n’y a pas de tâche plus urgente que l’organisation, dans un véritable parti communiste, des éléments les plus révolutionnaires de la jeunesse et du salariat. A travers les flux et les reflux des grandes luttes à venir, le PCR accumulera de l’expérience, sélectionnera et forgera des centaines, puis des milliers de cadres révolutionnaires, qui finiront par jouer un rôle décisif sur le cours des événements. L’histoire n’a pas ménagé d’autres voies à la victoire finale de notre classe, c’est-à-dire au renversement du capitalisme et à la transformation socialiste de la société.
[1] Nous reviendrons ailleurs sur cette question – et notamment sur la signification de la petite scission interne à la France insoumise, autour d’Alexis Corbière, Raquel Garrido, Clémentine Autain, François Ruffin et quelques autres. Remarquons simplement que ces derniers ne s’orientent pas vers la gauche, mais vers la droite. A ce propos, lire notre Critique marxiste des idées de François Ruffin. Ceci dit, Mélenchon aussi s’oriente vers la droite, comme en témoigne le programme du NFP, qui est bien moins radical que celui de la FI. Cela confirme ce que nous avons souligné à plusieurs reprises, ces derniers temps : les dirigeants de la gauche réformiste nagent tous à contre-courant du processus de polarisation politique.
[2] Abstraction faite de 2021, qui fut une année de rebond mécanique après la récession provoquée par la pandémie en 2020.
[3] Laquelle, soit dit en passant, n’est pas de nature à stimuler les investissements des capitalistes.
[4] Sur la révolution de juin 1936 et sa trahison par les dirigeants socialistes et staliniens, lire cet article.
[5] A ce propos, lire notre court article : Qu’est-ce que le fascisme ?
[6] Rappelons qu’aux Etats-Unis comme au Brésil, Trump et Bolsonaro ne sont pas parvenus à conserver le pouvoir. Du fait du rapport de forces réel entre les classes, leurs tentatives de « putsch » respectives ont lamentablement échoué. Sophie Binet se garde bien de le rappeler, car cela nuirait à sa théorie sur la « différence de nature » entre le RN et les autres partis bourgeois.