Dans le langage courant, on qualifie parfois de « matérialiste » un individu exclusivement intéressé par l’argent et les divers plaisirs de la chair. On l’oppose alors à l’« idéaliste », qui est surtout animé par de grands « idéaux » politiques ou moraux.
Ces acceptions des termes « matérialiste » et « idéaliste » n’ont rien à voir avec leurs sens philosophiques.
Dans l’histoire de la philosophie, et ce dès la Grèce antique, le courant matérialiste affirme la primauté de la matière (la nature) sur l’esprit (les idées). Comme l’écrivait Friedrich Engels : « la matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit le plus élevé de la matière ». [1] Il ne peut y avoir d’idées sans matière, alors qu’il y a de la matière sans idées : l’univers existait avant que l’humanité apparaisse et commence à penser. Les idées reflètent le monde objectif – d’une façon plus ou moins déformée.
A l’inverse, les idéalistes affirment la primauté de l’esprit, des idées, sur la matière. Platon, au IVe siècle avant J.-C., était un éminent représentant de cette école. Selon lui, le « monde sensible », c’est-à-dire le monde objectif, matériel, n’est qu’une mauvaise copie du « monde intelligible », du « monde des idées ». Quant à George Berkeley (1685-1753), il affirmait carrément que si un objet n’est pas perçu par l’homme, il n’existe pas. Pour les matérialistes, au contraire, les objets et leurs qualités existent indépendamment de toute perception et pensée. Si je me contente de détourner mon regard et ma pensée d’un camion de 32 tonnes qui fonce dans ma direction, je ne réglerai pas le problème…
La dialectique
Non seulement la philosophie marxiste se rattache au courant matérialiste, mais elle en est le produit le plus élaboré et le plus cohérent.
Marx s’est appuyé sur tout l’héritage philosophique du matérialisme, depuis Démocrite (IIIe siècle avant J.C) jusqu’à Ludwig Feuerbach (1804-1872), en passant par les matérialistes français du XVIIIe siècle (Helvétius, La Mettrie, etc.). Mais Marx a révolutionné le matérialisme en rompant avec le formalisme et le mécanisme de ses prédécesseurs. « L’étroitesse spécifique » des matérialistes du XVIIIe siècle, expliquait Engels, « consistait dans [leur] incapacité à concevoir le monde comme un processus, comme une matière en voie de développement historique ». [2] Marx a élaboré un matérialisme dialectique, qui tient compte du caractère dynamique et historique de toute réalité – naturelle ou sociale.
Paradoxalement (mais l’histoire est pleine de tels paradoxes), c’est dans la philosophie d’un idéaliste, Georg Hegel (1770-1831), que Marx a puisé les principaux éléments conceptuels de sa propre méthode dialectique. Comme il l’expliquait lui-même : « bien que (…) Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. » [3]
Marx a remis « sur les pieds » – c’est-à-dire sur des bases matérialistes – les lois de la dialectique hégélienne : la transformation de la quantité en qualité, l’interpénétration des contraires, la négation de la négation, etc. Avant d’être des lois de la pensée, ce sont les lois du mouvement de la matière.
Grâce à cette fusion du matérialisme et de la dialectique, le marxisme a placé l’étude de l’histoire de l’humanité sur des bases scientifiques. Il a exposé les lois générales de l’évolution et de la succession des différents systèmes économiques et sociaux : communisme primitif, esclavagisme, mode de production asiatique, féodalisme, capitalisme. Cette science de l’histoire, le « matérialisme historique », est toujours une cible privilégiée des historiens bourgeois, car elle souligne l’irréversible pourrissement du système capitaliste et la possibilité de le remplacer par un système plus élevé : le communisme.
Grâce à sa méthode matérialiste et dialectique, Marx a aussi exposé, dans leurs détails, les lois du développement de l’économie capitaliste (Le Capital). Au total, il a posé les bases – et quelles « bases » ! – de l’arsenal théorique dont les travailleurs ont besoin dans leur lutte pour en finir avec le capitalisme et toutes les souffrances qu’il nous inflige.
[1] Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1888)
[2] Ibid.
[3] Postface au livre 1 du Capital.