Les « marxistes » académiques – ou « marxiens », comme ils se nomment coquettement – ont beaucoup écrit sur le concept d’« aliénation » chez Marx, avec pour seul résultat d’embrouiller totalement la question. Il y a ceux qui affirment que Marx a très vite répudié ce concept (ce qui est faux) ; il y a aussi ceux qui confondent l’usage qu’en fait Marx et celui qu’en fait Hegel. De manière générale, les « marxiens » ont pour mot d’ordre : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? »
La chose est assez simple, en effet. L’expérience concrète de l’aliénation est bien connue des travailleurs, même quand ils en ignorent le concept. Marx la décrivait ainsi : « En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord, dans le fait que, (…) dans son travail, [l’ouvrier] ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. » [1]
On nous répondra que tous les travailleurs ne vivent pas les choses ainsi : il y a des salariés qui s’épanouissent dans leur travail. C’est exact. Mais d’une part, Marx décrit une situation générale – et non la situation particulière des travailleurs de chaque branche de l’économie. D’autre part, du fait de la crise du capitalisme et des politiques d’austérité, un nombre croissant de salariés se plaignent de ne plus aimer leur travail. Les « vocations » s’abîment dans le bourbier des coupes budgétaires et des conditions de travail toujours plus dures. Interrogez les enseignants ou les salariés du système hospitalier, par exemple : nombre d’entre eux vous le confirmeront. L’aliénation frappe toutes les couches du salariat, cadres compris.
Marx a fait mieux que décrire l’aliénation des travailleurs : il en a dévoilé la source fondamentale – et, dès lors, le moyen d’y mettre un terme. Si le travailleur est « aliéné », sous le capitalisme, c’est parce que sa force de travail est une marchandise que le capitaliste, propriétaire des moyens de production, achète en vue de la consommer et, ainsi, d’accroître son capital. D’une part, ceci pousse le capitaliste à exploiter au maximum la force de travail. D’autre part, plus le travailleur est exploité, plus le capital grossit, et plus s’étend le pouvoir économique du capital. C’est la forme la plus fondamentale de l’aliénation : les travailleurs produisent eux-mêmes les éléments de leur propre esclavage (le Capital).
Mais Marx ajoutait que le Capital produit, au passage, une masse de travailleurs toujours plus nombreux, organisés et disciplinés. Collectivement, ils finiront par prendre le pouvoir et éliminer la base de leur propre aliénation : la propriété privée des grands moyens de production.