Dans le précédent Comment ça Marx ?, nous avons abordé la question de l’Etat ouvrier dont les travailleurs auront besoin au lendemain d’une révolution socialiste. Rappelons deux grandes particularités de l’Etat ouvrier : 1) il est l’instrument du pouvoir de la majorité sur la minorité (à l’inverse de l’Etat bourgeois) ; 2) il doit s’éteindre avec la dissolution des classes sociales et l’élévation constante du niveau de vie des masses.

Telle était la perspective avancée par Lénine dans L’Etat et la révolution, à la veille de la révolution d’Octobre 1917. Cependant, loin de s’éteindre, l’Etat soviétique s’est transformé en une monstrueuse machine bureaucratique et totalitaire, en particulier dans les années 1930 – et ce jusqu’à son effondrement au début des années 1990. L’écrasante majorité des travailleurs soviétiques ne contrôlaient pas « leur » Etat. Comment expliquer ce phénomène ?

Révolution trahie

C’est à Léon Trotsky que l’on doit la plus profonde analyse de cette question. Il caractérisait l’Etat soviétique – tel qu’il s’est développé sous la domination de la bureaucratie stalinienne – comme un « Etat ouvrier déformé » (ou « dégénéré »). L’URSS était bien un Etat ouvrier dans la mesure où il reposait sur la collectivisation des grands moyens de production. Mais cet Etat ouvrier était déformé dans la mesure où l’isolement de la Russie soviétique, dans les conditions d’une extrême arriération économique et culturelle, a déterminé l’émergence d’une bureaucratie confisquant le pouvoir et luttant pour ses propres intérêts de caste privilégiée.

Contrairement à un poncif anti-communiste, la déformation bureaucratique d’un Etat ouvrier n’est pas une fatalité. Dans La révolution trahie (1936), Trotsky insiste sur les bases matérielles, économiques, du bureaucratisme stalinien. Il souligne sans cesse que le problème résidait, en dernière analyse, dans le retard considérable de l’URSS en termes de « productivité du travail », malgré des taux de croissance très élevés atteints grâce à la planification. Résumant le processus en une image, il écrit : « L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommations et la lutte de tous contre tous qui en résulte. Lorsqu’il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent y venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. » Au passage, l’agent ne manque pas de se servir – et de servir ses chefs – en premier.

Isolement et pauvreté

Ravagée par la Première Guerre mondiale et la guerre civile de 1918-1921, dans laquelle 21 armées étrangères sont intervenues, la Russie soviétique – qui héritait de la barbarie tsariste – était beaucoup trop pauvre pour que s’y développe un Etat ouvrier démocratique sans l’aide d’autres Etats ouvriers. Telle fut la cause fondamentale de la dégénérescence de la révolution russe et du pouvoir illimité de Staline, le chef incontesté de la bureaucratie.

Lénine et Trotsky expliquaient que le développement international de la révolution socialiste était une condition incontournable du développement « normal », sain, d’un régime socialiste en Russie. Entre octobre 1917 et sa mort, en janvier 1924, Lénine a répété des dizaines de fois que le sort de la Révolution russe se déciderait sur l’arène internationale. C’est l’échec des révolutions ouvrières en Europe et en Chine, dans les années 1920, qui a condamné la Russie soviétique à la déformation bureaucratique de son Etat. L’une des expressions idéologiques les plus flagrantes de cette déformation fut la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays », proclamée à l’automne 1924, en contradiction totale avec les idées fondamentales du marxisme révolutionnaire.

D’autres Etats ouvriers ont été déformés dès le premier jour de leur existence. Ce fut le cas, par exemple, de l’Etat ouvrier chinois après la révolution de 1949. Nous expliquons ailleurs pourquoi il en fut ainsi. [1] Ici, pour conclure, soulignons qu’une révolution socialiste, en France, bénéficierait d’une base économique beaucoup plus élevée que celle de la Russie de 1917, de sorte que l’Etat ouvrier y serait beaucoup moins exposé aux risques d’une déformation bureaucratique. Et pourtant, même en France, la consolidation d’une révolution socialiste nécessiterait son prolongement international. La théorie du « socialisme dans un seul pays » est une aberration universelle.


[1] Notamment dans Le programme de l’Internationale, de Ted Grant.

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