Je travaille depuis plus de 30 ans comme guichetier dans un grand bureau de Poste parisien. J’ai donc vécu bien des évolutions de ce métier. Au fond, elles peuvent se résumer dans le titre officiel de mon poste de travail : depuis quelques années, je ne suis plus « guichetier », mais « chargé de clientèle ».
Ce changement de nom souligne deux choses : 1) ma position n’est plus liée au guichet physique derrière lequel, par le passé, je restais assis une bonne partie de ma journée de travail, pour recevoir les usagers. Désormais, je dois être « mobile », me déplacer en permanence dans le bureau. Cette mobilité des guichetiers, c’est une véritable obsession de notre direction. 2) Les usagers de La Poste sont devenus des « clients ». Et moi, donc, je suis censé leur vendre un maximum de choses : téléphones portables, forfaits mobiles et internet, chronopost, colissimos affranchis, pièces de monnaie, nouvelles cartes bancaires, services de visites à domicile d’un parent âgé – et ainsi de suite. La direction crée sans cesse de nouveaux « services »... payants.
Les deux choses sont liées, d’ailleurs : pour vendre, il faut être mobile. Pourquoi ? D’abord parce que toutes les opérations soi-disant « annexes » – le dépôt ou le retrait de liquide, par exemple, ou l’envoi d’un recommandé – doivent nous prendre le moins de temps possible, de façon à ce que l’on puisse se concentrer sur la vente. On nous demande d’orienter vers les machines (les automates) tous les gens qui viennent pour les opérations « annexes ». On est censé leur apprendre à se servir des machines, pour qu’ils soient « autonomes » dès que possible. Et on ajoute sans cesse de nouvelles machines. Les anciennes missions de service public sont de plus en plus « automatisées ». Mais pour celui qui veut acheter un téléphone portable, alors là, on a tout le temps.
Ensuite, on nous demande d’être mobiles pour accueillir (ou cueillir ?) le « client », ou plutôt le client potentiel. L’accueil, c’est sacré ! La direction organise même des formations internes sur l’accueil. On frise le ridicule. Mais la logique est claire : il s’agit d’apprendre à orienter rapidement les gens vers une vente ou, à défaut, vers... une machine (si possible).
Baisse des effectifs
Enfin, ce que je viens de décrire prend tout son sens dans un contexte de réduction constante des effectifs. Dans mon bureau, quand j’ai commencé, on était une trentaine de guichetiers. Aujourd’hui, on n’est plus qu’une douzaine. La direction justifie la réduction des effectifs par la « baisse des flux ». Mais elle organise elle-même cette baisse via le recours systématique aux machines – et en externalisant un maximum de services, voire en les supprimant. Exemple : depuis janvier 2018, La Poste ne fait plus les mandats Cash. Or cela concerne les populations les plus pauvres. Et qu’est-ce qu’on leur propose, à la place ? Les transferts d’argent de Western Union, une multinationale qui prend des commissions plus importantes. La soi-disant « baisse des flux » cache donc une course aux profits – et un renoncement aux missions de service public.
Dans les faits, on est souvent en sous effectifs, au point que certains bureaux doivent parfois fermer les services financiers toute une matinée, voire davantage. La direction de La Poste n’embauche plus de fonctionnaires. Elle recourt systématiquement aux intérimaires, qui vont, viennent, sont précaires et mal payés. Malgré cette situation qui s’aggrave au fil des nombreuses restructurations, la direction ose nous tenir le discours suivant : « plus vous enverrez de gens vers les automates, plus vous gagnerez de points, et plus on embauchera de personnel ». Comprenne qui pourra. Dans les faits, on ne voit que des suppressions de postes.
Résistance et « petits chefs »
Un certain nombre de postiers font de la « résistance » : ils ne jouent pas à fond le jeu de la direction ; ils s’efforcent d’assurer au mieux les missions de service public ; ils prennent le temps d’aider les plus fragiles, les plus pauvres, les personnes âgées. Car c’est dans cette couche de la population que l’on rencontre le plus de difficulté à se servir des machines.
Dans certains bureaux de Poste, c’est l’enfer, en particulier lorsque le « petit chef » est lui-même infernal. « Il faut vendre un maximum ! » Et tous les soirs, le petit chef convoque chaque guichetier pour discuter de son bilan de vente de la journée, lui mettre la pression, demander des explications. Conséquence : l’ambiance dans le bureau est déplorable, les arrêts maladie se succèdent, ce qui aggrave la situation de sous-effectifs. Dans certains bureaux, l’ambiance est aussi dégradée du fait d’une concurrence interne organisée à coups de primes à la vente et de « challenges ».
L’exigence de mobilité est une source de souffrance pour un certain nombre de guichetiers, en particulier parmi les plus âgés. Et donc, là aussi, cela entraîne des arrêts maladie.
Le sous-effectif engendre des situations ubuesques. Exemple : certaines petites localités françaises n’étant pas enregistrées dans le logiciel des machines, celui ou celle qui veut y envoyer un courrier recommandé ne le pourra pas. En théorie, un guichetier est obligé, dans ce cas, d’assurer lui-même l’opération à la place de la machine. Mais dans certains bureaux, c’est refusé : pas le temps ! Alors, l’usager est forcé de se rendre dans un autre bureau du quartier, en espérant y avoir un peu plus de chance. Autre exemple (parmi tant d’autres) : dans des petits bureaux, on vend des téléphones, mais il n’y a pas assez d’effectifs pour assurer le service après-vente. Débrouillez-vous, chers « clients » !
Défendre le service public !
Dans l’absolu, je n’ai rien contre le fait de vendre des téléphones ou des forfaits internet. Après tout, il y a une demande. Mais alors, qu’on donne aux guichetiers les moyens d’assurer aussi, et correctement, les services soi-disant « annexes », c’est-à-dire toutes les opérations qui relèvent du service public. Cela suppose des embauches massives de postiers : le contraire de ce que fait la direction.
Pour obtenir gain de cause, il faudra des luttes. La direction de La Poste s’efforce de diviser les différentes catégories de postiers (guichetiers, facteurs, etc…). C’est pour cela, notamment, qu’elle sépare toujours plus les différents services. Seule une lutte commune de tous les postiers nous permettra de remporter des victoires. Il y va de nos conditions de travail et de la qualité de ce service public.