Depuis mars 2020, la jeunesse et les travailleurs subissent de plein fouet la crise économique et sanitaire. Selon l’Insee, 320 000 emplois ont été détruits dans le secteur privé en 2020. Mais l’Insee précise que, du fait de la violence de la crise, plus de 400 000 personnes sont sorties de ses statistiques.
Les plans sociaux se multiplient. L’assurance chômage est attaquée. Toutes les formes de pauvreté augmentent. De nombreux travailleurs précaires – auto-entrepreneurs, intérimaires, salariés non déclarés, etc. – ont perdu tout ou partie de leurs revenus. Et le pire est à venir. D’une part, la crise économique est loin d’être terminée. D’autre part, la classe dirigeante va exiger des coupes drastiques dans les dépenses publiques, pour « éponger la dette ».
Cette situation place l’ensemble du mouvement syndical devant d’énormes responsabilités. Les syndicats constituent la première ligne de défense des travailleurs face au patronat et à son gouvernement. Ils sont appelés à jouer un rôle central dans les mois et les années qui viennent. C’est particulièrement le cas de la CGT, qui est la confédération la plus militante et la plus combative. Ses initiatives auront un impact sur l’ensemble du mouvement syndical. Aussi faut-il faire un bilan sérieux de l’activité de la CGT, ces deux dernières décennies, pour comprendre ce qui doit changer.
L’impasse des « journées d’action »
L’irruption du mouvement des Gilets jaunes, en 2018, fut une conséquence de l’incapacité du mouvement syndical à enrayer la régression sociale. Depuis la grande grève de décembre 1995, nous avons enregistré une seule victoire au niveau interprofessionnel : celle de 2006 contre le Contrat Première Embauche (CPE). Pour le reste, nous sommes allés de défaite en défaite : casse des retraites (2003, 2010 et 2013), lois Travail (2016 et 2017), privatisation de la SNCF (2018) – entre autres. En mars 2020, le gouvernement était sur le point de l’emporter, une fois de plus, sur la question des retraites. C’est la pandémie mondiale qui l’a obligé à suspendre sa contre-réforme.
Pour expliquer cette série de défaites, il ne suffit pas de déclarer que la « CFDT a trahi » ou que « les travailleurs ne veulent pas se battre », comme on l’entend trop souvent. Bien sûr, les trahisons des dirigeants de la CFDT sont un élément du rapport de forces. Et oui, bien sûr, la masse des travailleurs n’est pas toujours – en toutes circonstances – disposée à se battre. Mais de telles « explications » sont très superficielles. Trop souvent, elles visent à dédouaner de toute responsabilité les dirigeants confédéraux de la CGT. Cette responsabilité, pourtant, est bien réelle.
Aucune victoire n’est jamais acquise d’avance. La combativité des travailleurs ne peut se vérifier que dans la lutte elle-même. Mais une fois la lutte engagée, le rôle de sa direction est un facteur décisif. Or, sur la base de la stratégie adoptée par les dirigeants de la CGT depuis 1995, il était pratiquement impossible de sortir victorieux des grandes batailles interprofessionnelles. En effet, cette stratégie se réduisait à l’organisation d’une série de « journées d’action » espacées d’une ou plusieurs semaines. Même lorsqu’elles étaient massives, ces journées d’action ne faisaient pas reculer le gouvernement – et ne pouvaient pas le faire reculer.
En 2003 et 2010, par exemple, certaines journées d’action ont mobilisé plusieurs millions de personnes au niveau national. C’était colossal. Cependant, le soir même, le gouvernement déclarait : « on comprend l’inquiétude des manifestants, mais cette réforme est juste, indispensable, etc. » Alors, la direction de la CGT convoquait une nouvelle « journée d’action », à laquelle le gouvernement répondait exactement de la même manière – et ainsi de suite jusqu’à ce que, fatalement, le mouvement reflue, faute de perspectives.
Même la victoire de 2006 confirme cette analyse. Si Chirac a dû renoncer au CPE, c’est parce que les journées d’action se doublaient de mobilisations massives et quotidiennes de la jeunesse, qui contribuaient à provoquer des débrayages spontanés dans un certain nombre d’entreprises. Chirac ne redoutait pas les journées d’action ; il redoutait l’embrasement général qui s’amorçait et débordait les journées d’action.
Grèves reconductibles
Du fait de la profondeur de la crise du capitalisme, la classe dirigeante n’est pas disposée à céder facilement. Elle ne renoncera à une contre-réforme « importante » – de son point de vue – que face à un vaste mouvement de grèves reconductibles dans plusieurs secteurs clés de l’économie.
En 2010 et 2016, certains secteurs, dont les raffineries et les ports, se sont engagés dans un solide mouvement de grèves reconductibles. Ces travailleurs montraient la voie. Mais la direction confédérale de la CGT n’a rien fait – et n’avait rien préparé – pour étendre le mouvement à d’autres secteurs. Les grévistes des raffineries et des ports sont restés isolés. De même, en décembre 2019 et janvier 2020, la direction de la CGT n’a rien entrepris de sérieux pour tenter de briser l’isolement des cheminots et des salariés de la RATP.
On entend souvent dire : « une grève générale, ça ne se décrète pas. » C’est évident. Par contre, ça se prépare. Il faut, en amont de la grève, convoquer des AG dans les entreprises, sonder l’humeur des salariés, élaborer un plan d’action s’appuyant sur les secteurs les plus combatifs, mobiliser la jeunesse et les chômeurs, etc. Or non seulement la direction confédérale de la CGT n’organise jamais rien de tel, mais elle n’explique même pas la nécessité d’un vaste mouvement de grèves reconductibles. Elle n’explique pas quelles sont les conditions de la victoire, quel rapport de forces est nécessaire pour vaincre. Elle cantonne le mouvement à des journées d’action dont l’expérience, pourtant, a démontré qu’elles n’aboutissent à rien. Par ailleurs, au lieu d’organiser une lutte sérieuse, susceptible de vaincre, la direction confédérale de la CGT multiplie les réunions de « concertation » avec le gouvernement, réunions dont l’unique fonction est d’afficher un simulacre de « démocratie sociale », afin de démobiliser notre camp.
Le programme revendicatif
Les travailleurs ne se lancent pas à la légère dans une grève reconductible, car celle-ci implique des sacrifices et des risques importants : pertes de salaires et sanctions diverses. Il faut que l’objectif de la grève en vaille la peine.
Par exemple, lors des grèves de décembre 2019 et janvier 2020, la direction de la CGT limitait l’objectif du mouvement à l’abandon du projet de réforme des retraites. Mais dans son projet de réforme, le gouvernement avait pris soin d’épargner les travailleurs les plus âgés. Quant aux travailleurs les plus jeunes, ils hésitaient à se mobiliser contre une attaque dont les effets ne les menaçaient pas immédiatement, alors qu’ils avaient tant d’autres problèmes brûlants. L’abandon du projet de réforme était une revendication nécessaire et centrale, bien sûr. Mais à elle seule, cette revendication ne favorisait pas l’implication de nouvelles couches de salariés dans la grève reconductible. Il fallait avancer d’autres revendications portant sur les conditions de vie et de travail de l’ensemble de la classe ouvrière – et lier le tout à la nécessité de renverser le gouvernement Macron.
Dans un contexte de régression sociale généralisée, beaucoup de salariés comprennent que la lutte contre telle ou telle réforme ne suffira pas à régler leurs problèmes. Il faut une transformation radicale de la société. Dans un récent numéro de Révolution, le secrétaire général de la FNIC CGT [1], Emmanuel Lépine, défendait à juste titre « la nécessité d’une stratégie s’appuyant sur les secteurs en lutte pour les mobiliser sur un même objectif : un changement de société. Sans cet objectif commun, il sera très difficile de vaincre. Par exemple, je ne sais pas convaincre les raffineurs qu’ils doivent se mettre en grève pour sauver la SNCF. J’aimerais bien le faire, mais ça ne fonctionne pas. De même, je n’arriverai pas à convaincre les salariés de la SNCF d’arrêter les trains pour sauver l’hôpital public. Ça ne fonctionne pas comme ça ! Par contre, si on parle de projet de société, ça concerne tout le monde : renationalisation de l’énergie, développement des services publics, augmentation des salaires, défense de l’emploi, etc. C’est un projet global sur lequel on peut tous se retrouver. »
Nous sommes d’accord : la CGT doit défendre un « projet de société ». Plus précisément, elle doit défendre un programme de rupture avec le capitalisme. La CGT doit lier la lutte quotidienne pour des réformes progressistes – et contre les mauvais coups du patronat – à l’objectif de porter les travailleurs au pouvoir, d’exproprier les grands capitalistes et de réorganiser la société sur des bases socialistes.
« Indépendance » syndicale ?
Ici, des dirigeants confédéraux de la CGT nous répondraient : « Halte-là ! Lutter pour le socialisme, c’est un objectif politique. Et ça, ce n’est pas notre affaire. Nous, nous faisons du syndicalisme, et rien d’autre. C’est le principe de l’indépendance syndicale ».
En réalité, l’« indépendance » des syndicats à l’égard de la lutte politique est une fiction – et même une fiction réactionnaire. La société moderne voit s’opposer deux classes fondamentales aux intérêts irréconciliables : la bourgeoisie et le salariat. Tant que la bourgeoisie dirigera la société, contrôlera l’Etat et les grands moyens de production, le salariat restera exploité et opprimé. Pour que cessent cette exploitation et cette oppression, le salariat devra prendre le pouvoir. Aussi, lorsque la direction de la CGT proclame son « indépendance » à l’égard des luttes politiques, elle proclame, en réalité, son indépendance à l’égard de la lutte des travailleurs pour la conquête du pouvoir. Mais alors elle fait le jeu, objectivement, de la classe qui détient le pouvoir et veut le garder : la bourgeoisie. Ce n’est pas pour rien que la bourgeoisie soutient vivement, elle aussi, le mot d’ordre d’« indépendance syndicale ».
Il est vrai que la masse des travailleurs, à ce stade, n’est pas engagée dans la lutte pour le pouvoir. Mais ce n’est pas une raison pour que les dirigeants de la CGT ignorent cette lutte ou, pire, la rejettent au nom de « l’indépendance syndicale » ! La CGT doit renoncer à cette fiction et jouer pleinement son rôle dans la lutte pour en finir avec la domination du grand Capital, qui menace de plonger l’humanité dans la barbarie.
[1] FNIC : Fédération Nationale des Industries Chimiques.
Où va la CGT ?
Réunion en ligne jeudi 6 mai à 18h30
Pour discuter des idées exposées dans cet article, Révolution organise une réunion publique en ligne, le 6 mai à 18h30, sur le thème : « Où va la CGT ? ».
Hubert Prévaud, de la CGT 31, fera un exposé introductif qui sera suivi d’un débat. La réunion se tiendra sur Zoom.
Pour vous inscrire, remplissez ce formulaire.
Partagez notre événement Facebook