Ces derniers mois, la CGT est sous le feu des projecteurs, suite aux révélations concernant la « retraite casquette » de son secrétaire général, Thierry Lepaon, mais aussi les frais engagés dans la rénovation de son appartement et de son bureau. Tous les médias se sont bien sûr emparés de l’affaire, à commencer par les chroniqueurs réactionnaires, qui exigent en toute occasion que la CGT se « réforme » encore. Dans leur bouche, cela signifie qu’elle doit se plier encore un peu plus aux exigences du patronat et du capitalisme en crise.
Du point de vue des salariés, qui justement subissent cette crise de plein fouet, les sommes en question sont inadmissibles. Un nombre croissant de salariés s’enfonce dans la précarité. Le chômage et l’endettement des ménages augmentent sans cesse. Neuf millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Dans ce contexte, les dirigeants syndicaux doivent se montrer exemplaires. Un salarié moyen ne peut pas comprendre qu’une direction syndicale, à plus forte raison celle de la CGT, puisse dépenser des dizaines de milliers d’euros dans la rénovation d’un bureau et plus de 100 000 euros dans celle d’un appartement. Ces sommes peuvent paraitre dérisoires comparées aux « parachutes dorés » que s’accordent les grands patrons. Mais elles ne sont pas du tout dérisoires au regard du niveau de vie de la grande majorité des travailleurs.
Impasse stratégique
Cela dit, cette « crise » de la CGT en cache une autre plus profonde, politique cette fois-ci, qui s’est aggravée avec la crise économique qui a démarré en 2008.
Depuis les grandes mobilisations de 2006, qui ont contraint le gouvernement De Villepin à retirer son projet de CPE (Contrat Première Embauche), les syndicats n’ont pas réussi à mettre en échec les projets de contre-réformes des gouvernements qui se sont succédé.
En 2007, peu après l’élection de Sarkozy, alors que celui-ci ne faisait aucun mystère de la politique pro-patronale qu’il allait conduire, le dirigeant de la CGT Bernard Thibault déclarait qu’il faudrait « juger sur pièce » le gouvernement et rechercher la concertation.
La conséquence de cette stratégie fut de suivre le calendrier fixé par le pouvoir et d’y répondre par des journées d’actions à répétition, sans lendemain et sans effet. Pourtant, des millions de salariés ont participé à ces journées d’action. Cela démontrait le potentiel de mobilisation. Par exemple, début 2009, lors des journées d’actions contre l’austérité appelées par la CES (Confédération Européenne des Syndicats), 2,5 millions de personnes ont manifesté. Forts de ces succès, les dirigeants syndicaux – CGT comprise – appelaient de nouveau Sarkozy au « dialogue » et à la « concertation ». Sans résultat. La stratégie des journées d’actions ne pouvait pas changer la politique d’un gouvernement bien déterminé à défendre les intérêts des capitalistes.
La grande lutte de l’automne 2010
A l’automne 2010, le mouvement syndical a connu une nouvelle mobilisation contre la réforme du régime des retraites. Après plusieurs journées d’action unitaires, dans le courant de l’année, la lutte est passée à un niveau supérieur en septembre, lorsque les bases syndicales se sont engagées dans la reconduction des grèves. En octobre, le pays était au bord de la paralysie, notamment avec le blocage des raffineries. Les journées d’action des 16 et 19 octobre ont mobilisé plus de 3 millions de grévistes.
Les secteurs engagés dans un mouvement de grève reconductible ne pouvaient pas tenir seuls indéfiniment. Il fallait mettre tout en œuvre pour étendre la grève à d’autres catégories de travailleurs. Les conditions en semblaient réunies : les journées d’actions étaient massives et très militantes ; l’opinion publique soutenait très largement le mouvement. Au lieu de cela, les directions confédérales se sont contentées d’appeler à une énième grande manifestation (14 au total en 2010). Isolés, sans soutien des directions confédérales, les travailleurs en grève illimitée ont peu à peu repris le travail – et la contre-réforme des retraites a été adoptée.
A l’époque, déjà, la direction de la CGT justifiait cette « stratégie » par la nécessité de sauvegarder la plus large « unité syndicale » (le fameux « syndicalisme rassemblé »). Mais cela revenait, dans les faits, à s’aligner sur le plus petit dénominateur commun revendicatif, au sommet, au risque de se couper des secteurs les plus engagés et les plus radicalisés à la base. Le « syndicalisme rassemblé », c’est l’« unité » avec des dirigeants de syndicats minoritaires ou, comme à la CFDT, qui acceptent la nécessité des contre-réformes – au détriment de l’organisation de la lutte sur le terrain.
Le 50e Congrès
Le 50e Congrès de la CGT, en mars 2013, n’a pas tiré les leçons de l’échec de cette stratégie. Il a au contraire persisté dans la même voie. Et depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, en 2012, les « journées d’action » ont en général très peu mobilisé. Voilà le fond de la crise que traverse la direction de la CGT.
Cela n’empêchera pas les travailleurs des bases syndicales de se mobiliser. En témoignent les luttes des intermittents et des cheminots de juin 2014. Lors de la grève des cheminots, la base de la CGT a débordé sa direction. La grève à la SNCF se prolongeant, Thierry Lepaon disait : « il faut arrêter », tandis que le secrétaire de la fédération des cheminots, Gilbert Garrel, sous la pression de la base militante CGT et SUD, disait : « il faut continuer ».
Syndicalisme et politique
En février 2014, Lepaon déclarait dans une interview à L’Usine nouvelle : « Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés [...] et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté ». On a là, sous une forme chimiquement pure, un bel exemple des idées qui règnent au sommet de la CGT. C’est ce qu’on appelle une politique de « collaboration de classe ». Et c’est la conséquence logique d’une stratégie syndicale qui refuse de remettre en cause le système capitaliste – et qui donc s’adapte à ce système.
La crise organique du capitalisme remet à l’ordre du jour une politisation du mouvement syndical. L’idée – chère à Lepaon et tant d’autres – d’une stricte séparation entre « la politique » et « le syndicalisme » est absurde et réactionnaire. A ce propos, Lénine écrivait en 1901, en période de crise industrielle en Russie : « Mais la crise succédant à l’essor industriel n’apprendra pas seulement aux ouvriers que la lutte en commun est devenue pour eux une nécessité constante. Elle détruira également les illusions néfastes qui ont commencé à se former dans la période de prospérité industrielle. Çà et là, les ouvriers ont assez facilement réussi, au moyen de grèves, à arracher aux patrons des concessions et l’on a commencé à surestimer le rôle de cette lutte “économique”, à oublier que les unions professionnelles (corporatives) et les grèves ne peuvent, tout au plus, qu’obtenir pour la marchandise force de travail des conditions de vente un peu plus avantageuses. Les unions corporatives et les grèves sont impuissantes lorsque cette “marchandise”, en raison de la crise, reste invendable ; elles sont impuissantes à changer les conditions qui font de la force de travail une marchandise et qui condamnent des masses de travailleurs au chômage et à la misère la plus noire. Pour changer ces conditions, il faut une lutte révolutionnaire contre tout le régime social et politique actuel, et la crise industrielle obligera d’innombrables ouvriers à se convaincre de la justesse de cette vérité. » (Lénine, juin 1901, Un nouveau massacre, Œuvres, tome 5, page 23)
Plutôt que de s’accrocher au passé, à l’époque révolue où le capitalisme pouvait redistribuer au salariat quelques miettes de ses profits, sous diverses formes, le mouvement syndical doit revenir à la réalité de notre époque : celle d’un capitalisme en crise où la classe dirigeante recherche à tout prix la moindre source de profit au détriment de l’écrasante majorité de la population. Pour cela, le mouvement syndical doit renouer avec un programme et une perspective révolutionnaires, plutôt que de se réfugier derrière une prétendue neutralité politique.