Le discours d’Edouard Philippe, hier, venait conclure plus de 18 mois de « discussions » et de « concertations » avec les directions syndicales. Des centaines d’heures de réunions ont abouti à ce résultat édifiant : le gouvernement a annoncé exactement le même projet de réforme que si les « concertations » et les « discussions » n’avaient pas eu lieu.
Pendant 18 mois, les directions syndicales ont joué le rôle que leur assignait le gouvernement dans la comédie de la « démocratie sociale ». Il s’agissait de tromper le peuple, de le convaincre que le gouvernement écoute les syndicats, tient compte de leurs avis, afin de parvenir à un « bon compromis ». Au lieu de boycotter ces réunions et se tourner vers les travailleurs pour les préparer à une lutte massive, les directions syndicales se sont prêtées au jeu. A présent, Philippe Martinez (CGT) déclare : « le gouvernement s’est moqué du monde ». Il se moque particulièrement de Philippe Martinez qui, après avoir participé à 23 réunions de « concertation », est accusé par le gouvernement de « ne pas vouloir discuter » ! Mais à qui la faute ? Au gouvernement, qui a organisé cette farce pour défendre les intérêts de la classe dirigeante ? Ou au chef de la CGT, qui a accepté d’y participer ?
Hier, Edouard Philippe a fait passer un message très clair : le gouvernement est déterminé à ne rien céder. Derrière la rondeur des formules, il a cherché à démoraliser l’adversaire, c’est-à-dire à convaincre les grévistes que leurs efforts et sacrifices sont vains, qu’ils feraient mieux de rendre les armes rapidement. Bien sûr, il y a dans cette attitude un élément de bluff. En décembre 1995, Juppé affichait la même fermeté bravache quelques jours avant de capituler.
Cependant, la détermination du gouvernement est bien réelle. Sa crédibilité politique est en jeu, notamment auprès de l’électorat le plus réactionnaire, que Macron souhaite solliciter en 2022. Surtout, cette réforme est un enjeu majeur pour le grand patronat français. Outre les économies budgétaires qu’elle permettrait de réaliser sur le dos des travailleurs, elle vise à développer le marché privé – potentiellement colossal – des retraites par capitalisation. La détermination de la classe dirigeante et de son gouvernement est à la mesure de ces objectifs.
En conséquence, Macron ne reculera que si le mouvement de grèves reconductibles gagne sans cesse de nouveaux secteurs du salariat, c’est-à-dire si le gouvernement redoute que la lutte de masse devienne incontrôlable et s’oriente vers une grève générale illimitée – autrement dit, vers une crise révolutionnaire. Voilà ce que les directions syndicales et les partis de gauche devraient expliquer à la jeunesse et aux travailleurs. Voilà, pourtant, ce qu’ils n’expliquent pas. C’est extrêmement dommageable, car les grévistes – comme les non-grévistes – ont besoin de savoir où va le mouvement et à quelles conditions il peut l’emporter.
Notre camp a besoin de perspectives et d’un plan de mobilisation clairs. Au lieu de cela, on a de vagues appels à « poursuivre et renforcer la grève y compris reconductible là où les salarié-es le décident. » (communiqué du 11 décembre). Au lieu d’expliquer le niveau de mobilisation requis et d’élaborer un plan concret pour y parvenir, les directions syndicales s’en remettent platement à la « décision » des travailleurs – lesquels constatent surtout l’indécision et la passivité des directions syndicales.
L’autre faiblesse majeure de la direction du mouvement, c’est son programme – ou plutôt, son absence de programme. Les directions syndicales mobilisées depuis le 5 décembre, comme les directions des partis de gauche, limitent l’objectif du mouvement à l’abandon du projet de réforme des retraites. C’est une grave erreur et un obstacle majeur à l’extension du mouvement de grèves reconductibles. Les travailleurs ne se lancent pas à la légère dans des grèves reconductibles, car elles impliquent des sacrifices et des risques importants (pertes de salaires et sanctions diverses). Il faut que le jeu en vaille la chandelle. Or le gouvernement a pris soin d’épargner – provisoirement – les travailleurs les plus âgés, ceux qui s’approchent de leur retraite. Quant aux travailleurs les plus jeunes, ils hésitent à se mobiliser contre une attaque dont les effets ne les menacent pas immédiatement, alors qu’ils ont tant d’autres problèmes brûlants et immédiats. Par ailleurs, beaucoup se disent que même si, demain, la lutte parvenait à balayer cette réforme scélérate, un autre gouvernement réactionnaire la remettrait à l’ordre du jour après-demain.
Dans un contexte de profonde crise du capitalisme et de régression sociale généralisée, les travailleurs comprennent que la lutte contre telle ou telle réforme ne suffira pas à régler leurs problèmes. Aussi, pour que de nouvelles couches de travailleurs entrent dans l’action, le mouvement doit se doter d’un programme offensif (et non seulement défensif), qui vise une amélioration rapide et sérieuse des conditions de vie de toute la classe ouvrière : hausses des salaires, développement des services publics, embauche massive de fonctionnaires, construction massive de logement sociaux, abrogation des lois Travail – et oui, bien sûr, rejet de la réforme des retraites, augmentation des pensions et baisse de l’âge du départ à la retraite.
Enfin, dans la mesure où il est clair que Macron n’appliquera pas ce programme, celui-ci doit être couronné par l’objectif de renverser le gouvernement actuel et de le remplacer par un gouvernement des travailleurs, c’est-à-dire par un gouvernement déterminé à briser la domination de l’économie par une poignée de grands capitalistes.
Nous ne disons pas que cette stratégie et ce programme seraient à coup sûr victorieux. On ne peut vérifier la combativité des masses que dans la lutte elle-même. Mais ce qui est clair, c’est que la stratégie et le « programme » des directions syndicales (et des partis de gauche) constituent un obstacle sérieux à la mobilisation des masses dans la grève. Or le temps presse. Les cheminots, les agents de la RATP, les enseignants et les travailleurs des raffineries ne pourront pas tenir indéfiniment. Soit ils seront rapidement et massivement rejoints par d’autres secteurs, soit le gouvernement remportera cette bataille.