Les répercussions de l’affaire Weinstein se poursuivent. Depuis quelques mois, des milliers de victimes prennent la parole pour dénoncer leurs agresseurs. Certains feignent de découvrir que les violences envers les femmes existent toujours à une échelle massive. Mais cela a également ouvert un questionnement plus large, sur le sexisme et l’oppression des femmes dans les pays capitalistes avancés.
La contestation est souvent dirigée contre le « patriarcat », origine supposée du problème. Or le modèle patriarcal, aussi injuste soit-il, ne s’est pas imposé partout dans le monde par accident. Les phénomènes sociaux, politiques et culturels ont des fondements matériels, économiques. Cela s’applique au patriarcat, dont les origines remontent à la naissance des sociétés de classe, basées sur la propriété privée. La domination des hommes sur les femmes n’a pas toujours existé ; il est nécessaire de comprendre d’où elle vient pour saisir pourquoi cette oppression est si tenace.
Le communisme primitif : l’égalité dans la misère
Dans son chef d’œuvre marxiste, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884), Friedrich Engels s’est basé sur les travaux de l’anthropologue Lewis H. Morgan, que Marx jugeait aussi révolutionnaires dans son domaine que l’ont été ceux de Charles Darwin dans le sien. Morgan analysait les premières périodes du développement humain dans une perspective évolutionniste, divisant l’Histoire en trois phases caractérisées par certains types d’activités économiques : l’état sauvage, la barbarie et la civilisation. Il a surtout étudié les deux premières phases, qui représentent près de 98 % de l’histoire du développement de l’humanité. Dans L’origine de la famille, Engels reprend les analyses de Morgan et lie ces grandes étapes de développement aux évolutions des rapports sociaux et de propriété, sur des milliers d’années.
La vie humaine dans sa première phase était celle de groupes de chasseurs-cueilleurs, sans Etat, ni propriété privée, ni famille nucléaire. Engels désigne cette phase sous le terme de « communisme primitif ». Ces groupes étaient organisés par le biais de relations de sang, en gentes ou clans, appelés lignages par les anthropologues modernes. Cette organisation sociale ne connaissait aucun appareil de répression, ni forme d’oppression généralisée ; mais il ne faut pas pour autant se l’imaginer comme un Eden. Dans une société produisant à peine de quoi vivre, la mise en commun des forces et des ressources n’était rien d’autre qu’une stratégie de survie.
Au sein de ces gentes, la répartition du travail était relativement équitable. La première division du travail se fit entre les hommes et les femmes : celles-ci étaient en charge des tâches internes à la tribu (éducation, tissage, etc.), tandis que les hommes s’occupaient des tâches extérieures (chasse, guerre, etc.) Les fruits de leurs travaux, relativement équivalents en importance économique pour la survie du groupe, étaient mis en commun. Cette division du travail n’était en rien fondée sur la domination de l’un des sexes sur l’autre. Elle semble avoir été déterminée par les différences biologiques liées à l’enfantement et à l’allaitement, qui rendaient les tâches extérieures plus laborieuses pour les mères, donc pour les femmes.
Engels mettait en lumière l’égalité entre les hommes et les femmes dans ces sociétés primitives – et l’importance des femmes, notamment dans les questions des lignages, à une époque où l’absence de monogamie exclusive empêchait de déterminer l’ascendance paternelle d’un enfant. Sur la base des recherches de Morgan, Engels soulignait l’importance de la gens ou des lignées pour déterminer les relations sociales.
Dans les sociétés matrilinéaires (où la descendance était définie selon la lignée féminine), les liens les plus importants étaient ceux entre un individu et sa mère et, par extension, avec la fratrie de sa mère. De la même manière, la principale responsabilité d’un homme était envers les enfants de sa sœur. Le foyer était « tenu » par les femmes sans que cela prenne alors un caractère d’oppression. Chaque ménage représentait une lignée différente (ou gens) avec ses obligations et responsabilités distinctes. Engels considérait ce type de développement, dans lequel une progéniture ne reconnaissait que son ascendance maternelle, comme la première forme d’organisation sociale.
Naissance du patriarcat
Il y a entre 10 000 et 12 000 ans, ces sociétés parvinrent à domestiquer leur environnement et dépassèrent ainsi le stade des chasseurs-cueilleurs. Avec le développement de l’élevage et de l’agriculture, il devint possible de produire plus que le strict nécessaire. Ce surplus permit de stocker, d’échanger et d’investir, ce qui transforma progressivement les rapports d’entraide des chasseurs-cueilleurs du communisme primitif. Les inégalités dans la production agricole, selon la qualité des sols cultivés, poussèrent certains à accaparer les terres jusqu’alors communes. Ce changement de mode de production fit naître la propriété privée des moyens de production et entraîna graduellement la division de la société en classes, la naissance de l’Etat et le début de l’oppression des femmes.
L’élevage et l’agriculture marquaient une évolution dans les activités masculines, et si les femmes de la tribu pouvaient profiter des bénéfices engendrés par le développement des forces productives, elles étaient de fait exclues de ces nouvelles formes de production et d’échange de richesses, alors que les tâches domestiques ne leur permettaient plus de contribuer équitablement à la survie de la communauté.
Pendant un temps, les hommes furent les possesseurs de la richesse tandis que la lignée restait toujours basée sur un principe matrilinéaire. Pour résoudre cette contradiction, la tribu se désagrégea graduellement pour laisser place à la famille nucléaire. Les femmes furent progressivement contraintes à la monogamie, afin que les hommes puissent être certains de la paternité de leurs enfants – et ainsi ne léguer leurs biens qu’à eux seuls. Avec le modèle patrilinéaire naquit le premier devoir de la femme : en tant qu’épouse, elle devait enfanter pour perpétuer la lignée et permettre la transmission de l’héritage de l’homme. Les tâches domestiques devinrent alors une affaire « privée » et la femme se retrouva confinée au foyer familial. Engels considérait la naissance de la famille nucléaire comme « la défaite historique du sexe féminin ». Il écrivait : « L’homme a pris aussi le commandement dans le foyer ; la femme a été dégradée et réduite à la servitude ; elle a été transformée en esclave de sa luxure et en un simple instrument pour la production d’enfants. »
Société de classe et inégalité des sexes
Depuis, la condition des femmes s’est largement améliorée dans les pays capitalistes avancés. Ceci est principalement dû au développement des forces productives sous le capitalisme, qui a permis une amélioration globale des conditions de vie et provoqué le retour des femmes dans la production, notamment lorsque le besoin de main-d’œuvre était important. Mais de la même manière que les progrès du capitalisme n’ont jamais éradiqué la misère, la technologie dans les mains du Capital n’a pas permis de se libérer du travail salarié et du travail privé.
En France, hommes et femmes sont égaux devant la loi. Mais il est évident qu’une mère célibataire peut rencontrer d’importantes difficultés financières, mais également pratiques : il faut jongler entre le travail, l’éducation des enfants et une foule d’autres tâches. Alors que la subordination légale a été abolie, mille chaînes lient encore la femme à l’homme et au foyer, perpétuant leur oppression. Les femmes françaises continuent de gagner en moyenne 15,1 % de moins que les hommes pour un travail égal, ce qui explique en partie que le travail à temps partiel soit assuré à 82 % par des femmes et que celles-ci passent près de 1 h 30 de plus que les hommes, chaque jour, aux tâches domestiques (tâches ménagères, garde des enfants, etc.) (Source : Insee 2015). Pour le capitalisme, le rôle joué par les femmes dans le travail domestique, véritable deuxième journée de travail non payée, représente un gain immense – et ce d’autant plus en période de crise, qui s’accompagne d’une destruction des services publics.
Engels expliquait que l’émancipation des femmes dépend de leur participation à la production sur une large échelle sociale. Or la gestion privée du travail domestique constitue une entrave à cette participation. Pour y remédier, il faut « faire du travail domestique privé une industrie publique ». C’est impossible sous le capitalisme, car c’est contraire aux intérêts de la classe dirigeante. Seule une société socialiste permettra la mise en place d’un nombre suffisant de crèches, écoles, cantines et laveries publiques accessibles à tous, gratuitement. Parallèlement, la baisse graduelle du temps de travail des hommes et des femmes créera les conditions d’une vie « familiale » plus libre et épanouissante. Développement massif des services publics, baisse du temps de travail : telles sont les mesures qui créeront les conditions matérielles d’une authentique libération des femmes.
L’émancipation des femmes dépasse bien sûr les différences de salaires et la répartition des tâches domestiques. Le sexisme, héritage de milliers d’années d’oppression, pèse d’un poids énorme sur des milliards de femmes. Il est perpétué par l’existence même de la famille bourgeoise. C’est pour défendre cette dernière que l’idéologie dominante exerce une pression sur les femmes qui ne cherchent pas de partenaires masculins stables, qui tardent à avoir des enfants ou qui privilégient leur carrière à leur vie familiale. Elle induit l’aliénation dans le travail précaire, les maltraitances et les violences sexuelles.
Cependant, la famille bourgeoise n’est pas une simple norme ou une construction culturelle dont on pourrait décréter l’abolition. Elle est liée à la société capitaliste basée sur les inégalités ; en dernière analyse, elle est utile à la reproduction de ce système. Ce n’est qu’avec le renversement du capitalisme que la famille bourgeoise commencera à se désagréger, pour laisser place à de nouvelles formes d’organisation familiale, produits d’une société sans classe et exempte de toute relation de domination.