Entre les deux tours des élections législatives, un « front républicain contre le RN » s’est constitué, une fois de plus. Dans près de 130 circonscriptions, les candidats du Nouveau Front Populaire (NFP) se sont désistés au profit de candidats de droite (macronistes ou LR) pour « faire barrage » à l’extrême droite. De Faure à Poutou en passant par Mélenchon, tous les dirigeants réformistes ont appelé à voter pour des candidats de droite face à ceux du RN, ciottistes compris.
Révolution s’est toujours catégoriquement opposé à cette stratégie. Elle a certes permis d’empêcher le RN d’accéder au pouvoir (pour le moment), mais elle entretient la confusion sur la véritable nature du RN, démobilise notre camp et, au final, renforce tous les partis bourgeois, y compris celui de Marine Le Pen.
Un vote « antifasciste » ?
Pour justifier ce « front républicain », l’argument le plus fréquent, à gauche, est le suivant : il y aurait une « différence de nature » entre le RN, qui serait « fasciste », et les autres partis bourgeois, qui seraient « républicains ». Voter pour des candidats macronistes ou LR permettrait donc d’empêcher les fascistes d’accéder au pouvoir. Cette idée est erronée à plusieurs titres.
Le RN est un parti raciste et archi-réactionnaire ; c’est un ennemi implacable de la classe ouvrière. Mais cela n’en fait pas un parti fasciste. Pour le comprendre, il faut rappeler quelle est la dynamique de classe du fascisme.
Le fascisme utilise une démagogie réactionnaire, anti-ouvrière – mais aussi, dans une certaine mesure, « anti-capitaliste » – pour organiser la petite bourgeoisie, les petits artisans, commerçants et paysans, en un mouvement paramilitaire de masse. Les milices de Mussolini ou d’Hitler groupaient des centaines de milliers de membres armés et organisés pour le combat. Une fois au pouvoir, les fascistes ont utilisé cette force pour anéantir totalement le mouvement ouvrier : ses partis politiques, ses syndicats et même ses associations culturelles ou sportives.
Or, depuis les années 1930, le développement du capitalisme a fait massivement fondre la petite bourgeoisie, et en particulier la petite paysannerie, qui constituait la base de masse du fascisme. Aujourd’hui, en France, le salariat – c’est-à-dire la classe ouvrière – représente une fraction archi-majoritaire de la population. Ce fait constitue un obstacle objectif majeur à l’instauration d’un régime fasciste.
Ceci étant dit, même si un véritable parti fasciste était sur le point d’accéder au pouvoir, il ne suffirait pas de soutenir les autres partis bourgeois pour l’en empêcher. En Allemagne comme en Italie, ce sont précisément des politiciens bourgeois, parfois élus avec les voix des partis de gauche, qui ont cédé le pouvoir aux fascistes – pour que ceux-ci écrasent la classe ouvrière.
La force du fascisme réside non dans les urnes, mais dans son organisation paramilitaire. C’est cela qui convainc la bourgeoisie que les fascistes peuvent la défendre contre la classe ouvrière. Si le fascisme était vraiment aux portes du pouvoir, aujourd’hui, le « front républicain » ne ferait que détourner les organisations ouvrières de leur tâche centrale : la formation de milices ouvrières et leur lutte à mort contre les milices fascistes.
« Défendre la démocratie » ?
Il est vrai que la plupart des jeunes et des travailleurs n’ont pas en tête la conception marxiste du fascisme, que nous venons de résumer. Sous l’influence des dirigeants réformistes, notamment, ils confondent le fascisme avec la remise en cause de nos droits démocratiques. Lorsqu’ils affirment que le RN est « fasciste », ils l’accusent en réalité de vouloir instaurer un régime « dictatorial », militaro-policier – c’est-à-dire, en termes marxistes, un régime bonapartiste. Cette crainte est-elle justifiée ? Là encore, il faut poser cette question sur des bases théoriques sérieuses.
En temps « normal », l’appareil répressif de l’Etat bourgeois – la police, l’armée, etc. – est sous le contrôle politique direct de la classe dirigeante. Mais dans certaines conditions, et notamment après une période d’intense lutte des classes, l’appareil d’Etat peut acquérir une autonomie relative vis-à-vis de la bourgeoisie. S’appuyant sur l’équilibre temporaire entre des classes sociales qui, dans leur lutte, se neutralisent réciproquement, les généraux et les chefs de la police assument directement le pouvoir – en piétinant la démocratie bourgeoise. Ceci dit, dans un tel régime, l’Etat reste tout de même au service de la classe dirigeante, dont il défend les intérêts à sa façon – « bonapartiste ».
Il est clair qu’il y a des aspirations bonapartistes au sein du RN et d’une fraction (minoritaire) de son électorat. Ce n’est pas un hasard si ce parti arrive en tête chez les militaires et les policiers. Mais il ne suffit pas de vouloir une dictature militaro-policière pour l’instaurer. Loin d’avoir dépensé leurs forces dans une série de luttes massives, de larges fractions de la classe ouvrière ne sont même pas encore entrées dans l’action. Dès lors, si le RN, arrivé au pouvoir, s’orientait vers un régime de type dictatorial, il risquerait de provoquer un puissant soulèvement des masses. La bourgeoisie en est d’ailleurs bien consciente, tout comme les dirigeants du RN.
Bien sûr, il ne faut pas minimiser la menace que représenterait un gouvernement du RN. Sans aller jusqu’à instaurer une dictature ouverte, il s’attaquerait brutalement à nos droits démocratiques pour tenter de contenir les mobilisations de notre classe. Mais les partisans du « front républicain » oublient que c’était déjà la politique des macronistes au pouvoir. Ils ont violemment réprimé le mouvement des Gilets Jaunes et le soulèvement des Kanak. Ils ont intensifié la criminalisation de l’action syndicale. Ils ont interdit de nombreuses manifestations, notamment contre le génocide à Gaza. Et ainsi de suite.
Il en va de même sur la question du racisme. Depuis 2017, Macron et ses ministres n’ont pas cessé de stigmatiser les musulmans. En 2021, lors d’un débat télévisé entre Le Pen et Darmanin, ce dernier avait affirmé que la dirigeante d’extrême droite était « trop molle » face à l’immigration. En décembre 2023, la « loi immigration » – qui est extrêmement raciste – a été adoptée avec les voix du RN et des macronistes. A l’époque, les dirigeants de l’actuel NFP expliquaient que la « digue » entre l’extrême droite et la « droite républicaine » avait « cédé ». Or, en juillet dernier, les mêmes dirigeants réformistes ont appelé à voter pour Borne et Darmanin, les architectes de la « loi immigration ». La « digue » s’était donc reconstruite, entre-temps ?
Le fait est que l’approfondissement de la crise du capitalisme pousse tous les partis bourgeois à attaquer nos droits démocratiques et à intensifier la propagande raciste, cette arme de diversion massive. A cet égard, il n’y a pas de « différence de nature » entre les macronistes, LR et le RN.
Le RN et la classe dirigeante
La bourgeoisie a systématiquement utilisé le RN comme un épouvantail pour appeler au « front républicain » contre l’extrême droite et, ainsi, faire réélire la droite. Ce fut notamment le cas lors des élections présidentielles de 2002, 2017 et 2022. La classe dirigeante a longtemps été aidée, dans cette tâche, par Jean-Marie Le Pen et ses constantes provocations racistes, antisémites, etc.
Cependant, lorsqu’elle est arrivée à la tête du Front National, en 2011, Marine Le Pen a entamé une campagne de « dédiabolisation », dans le but de s’ouvrir les portes du pouvoir. Dans le même temps, la crise du capitalisme provoquait l’effondrement des partis du statu quo, dont le PS et LR. Après avoir dominé la vie politique française pendant des décennies, ils sont largement rejetés aujourd’hui, du fait des politiques d’austérité drastiques qu’ils ont imposées. La même trajectoire a frappé le camp macroniste depuis 2017. Lui aussi s’est effondré, tandis que le rejet du statu quo renforçait le RN, à droite – et la FI, à gauche.
Dans ce contexte de polarisation politique croissante, la bourgeoisie est contrainte de modifier son attitude à l’égard du RN, c’est-à-dire de préparer son arrivée au pouvoir. De son côté, Marine Le Pen a purgé son programme de tous les éléments contraires aux intérêts de la classe dirigeante française, dont la sortie de l’UE et l’abandon de l’euro. A la veille des élections législatives, Jordan Bardella a même déclaré qu’il ne défendait plus la retraite à 60 ans, mais à 66 ans !
Si l’ensemble de la grande bourgeoisie se prépare à un gouvernement dominé par le RN, de nombreux capitalistes comprennent et redoutent les dangers inhérents à cette perspective. Les explosions de joie populaire, le soir du 7 juillet, ont rappelé la profonde détestation dont le RN est l’objet dans de larges couches de la jeunesse et du salariat. L’arrivée au pouvoir de ce parti provoquerait des mobilisations explosives, tôt ou tard. C’est ce qui explique la division et les oscillations des stratèges de la bourgeoisie à l’égard du RN.
Comment lutter contre le RN ?
Au pouvoir, le RN intensifierait les attaques contre les travailleurs et les politiques d’austérité, mais aussi les persécutions racistes, sexistes et homophobes. Les véritables groupes fascistes y verraient un encouragement à multiplier les agressions.
Cependant, loin d’affaiblir le RN, le « front républicain » le renforce. Après des décennies de soi-disant « barrage contre l’extrême droite », le RN est plus haut que jamais. Aux dernières législatives, il a recueilli six millions de voix de plus qu’en 2022. Le « front républicain » a certes permis de battre de nombreux candidats RN, mais ce parti a beaucoup progressé en nombre de voix.
Contrairement à une idée reçue, la motivation principale de la majorité des électeurs du RN n’est pas le racisme. Le RN prospère surtout, depuis des décennies, grâce aux trahisons de la gauche – dont les dirigeants réformistes, au pouvoir, ont défendu les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie. C’est la douloureuse expérience des gouvernements Mitterrand, Jospin et Hollande qui a permis au RN d’élargir sans cesse son électorat dans la classe ouvrière. Sur la base de cette expérience, beaucoup de travailleurs se sont convaincus que « la gauche » ne « vaut pas mieux » que les Chirac, Sarkozy, Macron et consorts.
Le « front républicain » ne peut que renforcer ce processus. Lorsque Mélenchon appelle à voter pour Darmanin, Borne et compagnie, cela conforte l’idée que le RN serait la « seule véritable opposition ». C’est ce que Le Pen et Bardella ont immédiatement déclaré, et cet argument ne peut manquer de faire mouche parmi de nombreux travailleurs qui ne comprennent pas pourquoi le NFP a sauvé le camp macroniste de la déroute.
Au lieu de s’allier à certains partis bourgeois contre d’autres, les dirigeants du mouvement ouvrier devraient souligner que tous ces partis défendent les mêmes intérêts de classe : ceux de la grande bourgeoisie. Et pour briser l’ascension du RN, il faut défendre une politique de rupture avec le capitalisme, la bourgeoisie et tous ses partis, du RN aux macronistes. Soit l’exact contraire du « front républicain ».